La Vigie est heureuse de publier cette mise à jour d’un texte déjà publié le 10 juin dernier (ici) à la suite de la destruction du barrage de Nova Khakovka. Pierre Ranveir a poursuivi ses travaux et affiné son hypothèse, à la lumière des derniers éléments rendus publics. Cette hypothèse approfondit la cause accidentelle de la destruction du barrage. Merci à lui. Pour des raisons de taille de fichier : le lecteur ne trouvera ci-dessous que le texte brut, sans les photos. En fin de billet, il trouvera les liens vers les pdf qui eux comportent les photos d’illustration, appuyant le texte de P. Ranvier. Nous sommes désolés de ce dispositif, contraints par les spécificités du site qui n’autorise pas mieux. LV
Rupture du barrage de Nova-Khakovka : L’hypothèse de l’érosion régressive
Par Pierre Ranvier (pseudonyme), ingénieur de l’École Centrale Paris avec plus de 15 ans d’expérience dans les infrastructures hydrauliques.
© La Vigie 5 juillet 2023
INTRODUCTION
Éléments ayant amené à proposer cette hypothèse
Plusieurs éléments visibles sur des photographies des semaines précédant la rupture du barrage laissent supposer qu’un mécanisme de rupture se serait développé progressivement au cours des semaines précédentes :
- Le pont situé à l’aval du barrage, y compris ses piles (et donc probablement la fondation de ces piles), s’est effondré, en plusieurs fois, dans les jours qui ont précédé la rupture du barrage,
- La partie aval du mur bajoyer faisant la séparation entre l’évacuateur de crues et l’usine, s’est dissociée puis éloignée du reste du mur bajoyer, sur le mois de Mai (peut-être dès le mois d’Avril), indiquant une instabilité de la fondation au niveau de cette partie du mur bajoyer.
Ces deux éléments indiquent probablement un problème évolutif de stabilité de la fondation, localisé à l’endroit où s’est produite la rupture, et qui s’est accéléré dans les premiers jours de Juin 2023.
Par ailleurs, les photographies de la partie restée intacte du barrage, le long de la brèche, ne montrent pas de trace de rupture du béton de l’ouvrage, mais présentent un très fort tassement, d’autant plus important que l’on se rapproche de la brèche. Cette observation corrobore l’hypothèse d’une rupture du barrage par affouillement de la fondation.
Résumé
Le scénario décrit dans cette note se propose d’expliquer la rupture sans faire l’hypothèse d’une destruction intentionnelle :
- Sur la période Août 2022 – Novembre 2022, alors que l’aménagement est totalement aux mains des russes, l’ouvrage continue à être exploité normalement, malgré des frappes ayant endommagé certaines parties de l’ouvrage, notamment le pont-route,
- A partir de Novembre 2022, la rive droite est aux mains des ukrainiens. Le pont-route au-dessus des 3 passes en rive droite a été démoli (selon toute vraisemblance par les russes, pour empêcher un franchissement des ukrainiens). A partir de cette date, ou au plus tard Décembre 2022 / Janvier 2023, plus aucune manœuvre de vanne n’est effectuée sur le barrage, et les portiques de manutention des vannes restent strictement immobiles ; les mêmes vannes débitent de manière continue. C’est donc le signe d’une exploitation anormale (voire inexistante) du barrage,
- En raison de cette anomalie dans l’exploitation, le niveau du réservoir, au lieu de rester stable, a suivi les débits entrants : le réservoir est descendu à des niveaux exceptionnellement bas pendant l’étiage hivernal, puis, suite à la période de crue (Avril), est remonté à des niveaux exceptionnellement hauts (cote record), au point que se produisent des surverses au-dessus des vannes de l’évacuateur de crues,
- La combinaison de l’augmentation du niveau d’eau (qui augmente la quantité d’énergie à dissiper à l’aval de l’évacuateur de crues) et d’une durée de déversement exceptionnelle, conduit à un endommagement de la fondation, puis à une érosion celle-ci, dont témoigne l’affaissement du plot aval du mur bajoyer entre usine et évacuateur de crues,
- Cette érosion de la fondation, à l’aval des passes de l’évacuateur de crues, entraine un phénomène d’érosion régressive : une fosse d’érosion se crée puis s’agrandit, et remonte vers l’amont,
- Le radier du bassin de dissipation, qui supporte les piles du pont route dans cette zone, finit par tomber dans la fosse d’érosion, pour partie vers le 1er ou le 2 Juin, et pour partie vers le 4 ou 5 Juin,
- La fosse continue à s’agrandir, et, dans la nuit du 5 au 6 Juin, c’est finalement un plot entier (bloc de 3 vannes) de l’évacuateur de crue qui bascule dans la fosse. Cela crée une brèche, qui vient creuser sous les radiers des ouvrages situés de part et d’autre de la brèche initiale,
- Du côté rive droite, la brèche s’étend très rapidement, avec des plots qui partent les uns après les autres,
- Du côté rive gauche, l’usine reste en place, mais un mécanisme plus complexe se met en place, qui finit également par amener à sa destruction
PARTIE 1 : LE BARRAGE DE NOVA KHAKOVNA
Présentation générale
L’aménagement de Nova Kakhovka se compose, de la rive droite vers la rive gauche : d’un barrage en remblais, d’un évacuateur de crues, plus ou moins assimilable à un barrage poids (en béton), d’une usine hydroélectrique, d’un petit remblai entre l’usine et l’écluse, puis d’une écluse.
Il s’agit d’un aménagement à buts multiples : irrigation et alimentation en eau des plaines du Sud de l’Ukraine et de la Crimée ; production hydroélectrique ; barrage de navigation, permettant à des navires de 3000 tonnes de remonter le Dniepr depuis la côte ; et, sans-doute, atténuation des crues.
Contexte géologique
On se trouve dans la partie aval du Dniepr, relativement proche de l’embouchure (à l’échelle du Dniepr). Le cours d’eau est très large car il y a très peu de dénivelée. Il s’agit de conditions favorables pour le dépôt de sédiments fins (les sédiments grossiers s’étant déposés plus en amont ; sauf discontinuité géologique, ce type de répartition des sédiments est la norme). On s’attend donc à retrouver une forte épaisseur d’alluvions fines et meubles.
Cette hypothèse est validée par une photo d’archive du chantier :
On y voit des terrains meubles, creusés par des engins mécanisés (donc pas de la roche). Les talus tiennent verticalement sur plusieurs mètres de hauteur, ce qui indique que le matériau présente une une cohésion (les grains sont collés), et confirme donc qu’il s’agit de sols fins (si vous en doutez, tentez l’expérience de faire tenir plusieurs jours un talus vertical avec du sable). Le sol est néanmoins carrossable, alors même qu’il était sous eau, ce qui tend à exclure de l’argile ou des sols avec une proportion importante de « fines ». Comme on voit couler des voiles en béton, il s’agit probablement d’une photographie prise au niveau de l’usine, ou plus vraisemblablement de l’évacuateur de crues (on cherche à éviter ce type de fondation pour des usines).
On pourra donc supposer que la fondation du barrage, dans la zone de l’évacuateur de crues, est constituée, selon toute vraisemblance, de sables fins, plus ou moins limoneux. Ce barrage n’est pas fondé au rocher.
Une légende d’une coupe de l’usine précise, après traduction « sable fin » au niveau de la fondation, ce qui est parfaitement cohérent (il est également cohérent que l’usine soit fondée sur un sol moins limoneux, puisqu’il peut y avoir une certaine hétérogénéité sur la largeur du fleuve).
Évacuateur de crues
L’évacuateur de crues, en partie centrale, est composé de 28 passes (numérotées de 1 à 28 de la rive gauche à la rive droite). La passe n°1 est isolée des autres, structurellement, et possiblement solidaire de l’usine hydroélectrique ; les 27 autres passes sont regroupées par plots (ou blocs) de 3 passes, structurellement indépendants, et séparés par des joints de dilatation.
L’illustration ci-dessous présente une coupe de l’évacuateur de crues, avec des légendes, telles qu’elles peuvent être comprises.
La conception de l’ouvrage dans la zone évacuateur de crues dénote de la part des concepteurs de l’ouvrage une attention particulière apportée aux risques d’érosion de la fondation, et de montée des pressions d’eau dans la fondation. Si la partie visible du barrage dans la zone « évacuateur de crues » mesure moins de 50m de large, l’ouvrage entier mesure environ 300 m de large, les 250 m restants étant consacrés à des dispositions en fondation pour maitriser ces risques.
Les vannes sont des vannes métalliques verticales, qui doivent être levées par un pont-roulant (ou portique) ; deux ponts-roulants peuvent circuler pour lever ou refermer les vannes (plus un 3ème qui semble réservé à l’installation des batardeaux de l’usine). A l’amont de ces vannes se trouvent des rainures verticales (assez similaires à celles des vannes), destinées à accueillir des batardeaux, également métalliques, permettant d’effectuer des opérations de maintenance ou de réparation.
Une route se trouve à l’aval de l’évacuateur de crues. En rive gauche (passes n°1 à 4/5), la route s’écarte de l’évacuateur de crues, pour se positionner dans l’alignement de l’usine.
On voit bien (cf. ci-dessous) la position des joints structurels entre les blocs de l’évacuateur de crues, dans les zones où les piles reposent sur le même bloc que l’évacuateur de crues :
Au niveau des 4 premières passes, comme on le voit sur la photographie ci-dessous, il n’y a pas de « double pile » entre les passes 1 et 2 au niveau de la pile de pont aval, alors que le joint est bien présent dans l’épaisseur de la pile sur l’évacuateur.
On peut voir (entouré en rouge sur la photo) un joint structurel entre la pile dans la zone aval et la pile dans la zone du coursier. On devine que ce joint se trouve à la verticale du joint, visible sur le plan, entre le coursier de l’évacuateur et le radier du bassin de dissipation (entouré en rouge sur le plan)
On peut donc sans trop de risques présumer que les piles de pont dans cette zone sont supportées par le radier du bassin de dissipation, qui est séparé structurellement de l’évacuateur de crues (comme dans le reste du barrage). Voici un schéma de principe, avec en orange les zones dans lesquelles une pile a été construite au niveau des passes 2/3/4 (qui n’existe pas ailleurs), en jaune le radier du bassin de dissipation, structurellement indépendant, qui supporte la pile, et en bleu le joint structurel séparant le bloc évacuateur de crues et le bloc radier aval, dont on voit la trace sur la photographie déjà présentée.
L’absence de joints dans les seuls éléments qui « remontent » du radier de bassin de dissipation (les piles aval) ne permet aucune déduction quant au nombre et à la position de joints éventuels dans le radier du bassin de dissipation.
Usine hydroélectrique
L’usine est composée de 6 groupes hydroélectriques, de type Kaplan (hélices verticales, avec, à priori, possibilité d’orienter les pales).
Voici une coupe amont/aval de l’usine :
Une particularité de cette usine serait (à confirmer) qu’elle dispose d’une capacité à évacuer les crues, en contournant la turbine. Peut-être la raison d’une telle disposition était, pour les concepteurs, de permettre de compenser les débits rapidement en cas d’arrêt de l’usine (compte tenu de l’impossibilité d’ouvrir et de fermer rapidement les vannes, nécessitant des opérations longues et complexes de manœuvres avec les portiques) :
D’un point de vue structurel, l’usine est divisée en 4 blocs structurels. Le bloc en rive gauche (le plus petit, du côté de l’écluse) se compose de la plate-forme de montage (aucun plan disponible ; le niveau de fondation est probablement 15 à 20m plus haut que pour les autres blocs), les 3 autres comportent chacun 2 groupes hydroélectriques ; les deux blocs centraux sont à priori identiques, et le dernier comprend étalement le mur de fermeture, qui est au contact de la passe n°1 de l’évacuateur de crues.
Les blocs de l’usine sont séparés par des joint de dilatation, qui sont visibles aussi bien depuis des photographies de l’intérieur de l’usine (hall principal) que depuis le mur extérieur côté route (photo Google Street View, cf. ci-dessous).
On distingue ci-dessous (cercle rouge) ce qui semble être un joint avec de la végétation qui pousse, entre le bloc usinier, et la demi-pile de la passe n°1 de l’évacuateur de crues, ce qui indique que l’usine est bien dissociée structurellement de cette passe.
PARTIE 2 : LES EVENEMENTS SURVENUS EN 2022/2023
Mars – Novembre 2022
L’usine est occupée par la Russie en Février ou en Mars. Rien dans les données disponibles ne suggère que l’exploitation de l’ouvrage a été significativement modifiée sur la période (les vannes continuaient à être ouvertes et fermées ; les niveaux d’eau étaient similaires à ceux des années, précédentes ; à priori, l’usine produisait de l’électricité, etc.).
Sur la période Août – Novembre 2022, il semble qu’il y aurait eu des frappes de missiles ukrainiens visant le pont-route situé immédiatement à l’aval du barrage. Ces frappes auraient particulièrement visé la zone la plus proche de l’usine, dans laquelle le pont-route se trouve le plus à distance du barrage à proprement parler (possiblement une précaution de la part des ukrainiens, pour couper la logistique russe, en minimisant les risques de toucher le barrage ; pour mémoire, l’objectif était de couper les effectifs russes présents sur la rive droite de leurs bases).
Les images disponibles (cf. ci-dessous) ne montrent de dommages que sur le tablier du pont. Il s’agit de dégâts locaux n’affectant que le tablier. Les seuls dégâts attestés par des photographies sont à priori au niveau des passe n°2, 3, et 4 de l’évacuateur de crues. Mais, comme on le voit sur la photographie ci-dessous, la pile du pont, en béton massif, semble intacte même dans la zone où se sont concentrés les impacts.
Vers le mois de Novembre 2022, les russes évacuent la rive droite du Dniepr. A cette période, 3 travées de pont en rive droite (passes n° 26, 27, et 28) sont entièrement détruites, selon toute vraisemblance par les russes afin de rendre impossible le franchissement du pont par les troupes ukrainiennes, lors de leur reprise de possession de la rive droite. Ci-dessous une photographie du 11 Novembre 2022.
Niveaux d’eau dans le réservoir
Des photos prises à intervalle régulier du barrage montrent que, depuis Décembre 2022 environ, les portiques de manutention des vannes n’ont pas été déplacés. Et, logiquement, aucune vanne n’a donc été ouverte ou fermée (les photographies indiquent bien que les zones déversantes sont restées les mêmes sur cette période)
Il en résulte que, à l’exception peut-être de la capacité d’évacuation de l’usine (l’usine était à priori arrêtée, mais disposerait -chose originale- d’une capacité d’évacuation sans passer par les turbines), les débits restitués à l’aval ne dépendent que du niveau amont (et varient donc relativement peu). L’exploitant n’a pas régulé le niveau du réservoir comme il le fait usuellement : les vannes ouvertes sont restées ouvertes en période d’étiage (au lieu d’être refermées), et aucune vanne supplémentaire n’a été ouverte en période de crue.
Il en résulte une courbe de niveau dans le réservoir tout à fait exceptionnelle (sans même parler des 3 derniers points, qui résultent de l’effondrement du niveau suite à la rupture du barrage).
Dans un premier temps, de Décembre à Février, pendant la période d’étiage (en raison des températures négatives sur une large partie du bassin versant, les précipitations restent sous forme de neige, et il n’y a presque plus de ruissellement), l’évacuateur de crues a continué à déverser, ce qui a amené à une baisse exceptionnelle du niveau du réservoir (niveaux anormalement bas, entourés en jaune).
Puis, surtout en Avril, en période de crue (qui correspond au cumul pluie + fonte des neiges), le réservoir s’est rempli, atteignant en Mai des niveaux tout à fait exceptionnels (entourés en rouge). On a confirmation de ces niveaux exceptionnels par des photos aériennes qui montrent que le réservoir déversait au-dessus des vannes.
Les informations disponibles sur les niveaux d’eau à l’aval du barrage sont présentés en annexe 2, mais permettent difficilement de conclure.
Mouvement de l’aval du mur bajoyer entre évacuateur de crues et coursier de l’usine
Comme vu au paragraphe précédent, pendant la fin du mois d’Avril et le mois de Mai, le barrage a déversé uniquement par quelques passes situées en rive gauche, avec un niveau amont largement supérieur à ce qu’il est habituellement (i.e. avec beaucoup plus d’énergie à dissiper). De plus, ces mêmes vannes ont été opérées en continu pendant environ 6 mois, voire plus.
Sur les 2 photographies ci-dessous, datées du 28 Mai et du 5 Juin on observe que la partie aval du bajoyer s’est détachée du reste du bajoyer. On semble même distinguer une évolution, avec un écartement plus important encore au 5 Juin.
Pour qu’un tel bloc massif de béton se déplace, cela suppose à priori que la fondation s’est elle aussi déplacée.
Une observation plus détaillée de ces photographies indique même que ce mouvement d’écartement de la partie aval du bajoyer s’est accompagné d’un enfoncement de la structure.
La photographie ci-dessous indique bien que le bajoyer, à l’origine, avait bien une hauteur constante :
En revanche, sur les photographies des 28 Mai et 5 Juin, la largeur de l’ombre du bajoyer sur l’eau est quasiment constante en amont de la zone de séparation, mais est beaucoup plus faible sur le bloc qui s’est détaché, et a une forme quasiment triangulaire, indiquant un enfoncement du bloc de plusieurs mètres à l’intérieur de la fondation, ainsi qu’un basculement vers l’aval.
Ces éléments indiquent assez clairement une instabilité de la fondation de cette partie aval du bajoyer. On peut donc raisonnablement supposer qu’une fosse d’érosion s’est créée dans la zone de déversement, probablement au cours du mois d’Avril ou du mois de Mai, en raison de la coïncidence d’une durée de déversement exceptionnellement longue, et d’une puissance exceptionnellement importante à dissiper (en raison du niveau amont très élevé à partir de début Mai).
Chute du pont-route à l’aval des passes 2 à 4 de l’évacuateur de crues
Entre les 2 photos, datant du 28 Mai (environ 10 jours avant la rupture du barrage), et du 5 Mai (la veille de la rupture du barrage), outre la partie aval du bajoyer, mentionnée ci-dessous, on constate que le pont a disparu. Sur la photo du 5 Juin, on observe que, non seulement, le tablier du pont, mais également les piles qui le supportent, ont totalement disparu.
Une autre source fournit des photographies moins nettes, datant du 2 Juin et du 4 Juin.
Il peut en être déduit qu’une rupture partielle est intervenue entre le 28 Mai et le 2 Juin, puis une 2nde rupture entre le 2 et le 4 Juin.
On ne voit sur les photographies du 4 ou du 5 Juin aucune trace de piles (et on peut avoir l’impression, malgré le flou de la photographie, que la pile s’est fortement déplacée vers l’aval sur la photographie du 4 Juin). Les piles ayant disparu, étant donné qu’elles sont encastrées sur un radier en béton massif, il est raisonnable de supposer que c’est non seulement les piles, mais aussi le radier, qui ont disparu. Ce serait donc le départ du radier, qui a provoqué celui des piles, et en conséquence celui du tablier, et non une rupture du tablier à proprement parler.
En ce sens, les dommages subis par le tablier dans cette zone en 2022 ne peuvent être considéré comme directement liés à la chute du pont. Il apparait qu’il s’agit d’une coïncidence que la zone du pont qui a fait l’objet de frappes, soit la même que celle qui ait cédé quelque mois plus tard.
En absence d’informations solides sur la position des joints du radier du bassin de dissipation. Il est possible d’imaginer que les différentes étapes de basculement correspondent à différents blocs structurels du radier du bassin de dissipation.
Comment expliquer la déstabilisation du radier ?
Le radier du bassin de dissipation n’est à priori soumis à aucun autre effort que le frottement avec l’eau. L’effort résultant est négligeable en comparaison avec le poids de la structure. De plus, le radier dispose à l’aval d’une butée d’environ 3m de hauteur.
A priori, la rupture mécanique du radier doit être exclue : en absence de déchaussement de la fondation, on imagine mal quels efforts pourraient entrainer la rupture d’une dalle de 4m d’épaisseur. La propagation de sous-pressions dynamiques dans des fissures, phénomène « connu » dans ce type de structures, semble ici improbable ici du fait de la faible charge d’eau à l’amont (la surpression dynamique qui peut s’exercer dans les fissures ne peut pas -physiquement- dépasser la pression hydrostatique amont, soit ici environ 15 t/m², ce qui semble très peu pour expliquer une rupture).
Le mécanisme le plus susceptible d’expliquer cette rupture est donc l’érosion de la fondation : le matériau meuble, situé sous le radier, partant progressivement, la dalle est déstabilisée, puis finit par glisser vers l’aval, dans une fosse d’érosion.
L’hypothèse d’une érosion de la fondation est parfaitement cohérente avec le mécanisme d’érosion identifié plus à l’aval comme cause de la déstabilisation de la partie aval du bajoyer.
Il s’agit du phénomène d’érosion régressive, par lequel les fosses/trous créés par l’érosion de l’eau ont tendance à se creuser et à « remonter » vers l’amont. Ici, la 1ère manifestation de l’érosion régressive se fait dans la zone la plus à l’aval (à l’aval du bajoyer), puis la seconde manifestation, plus à l’amont, au niveau du radier du bassin de dissipation, immédiatement à l’aval du coursier de l’évacuateur de crues.
Déplacement de la tête de pile sur la photographie du 5 Juin ?
L’observation de la photographie du 5 Juin, en vis-à-vis d’une photo de la situation d’origine laisse penser que la travée restante du tablier du pont n’est presque plus appuyée sur la pile (la photo étant floue, il est difficile d’être affirmatif). Cela signifierait que la tête de pile s’est déplacée en direction de la brèche, ce qui peut parfaitement s’expliquer par la présence d’une fosse d’érosion à proximité de la pile, le radier car celle-ci s’est déplacée (cf. explications en annexe 1).
Création d’une brèche dans l’évacuateur de crues (nuit du 5 au 6 Juin)
Une vidéo de 15 secondes prise par un drone pendant la nuit de la rupture montre très clairement que la brèche dans l’évacuateur de crues était déjà ouverte, alors que l’usine était encore intacte. On sait donc que c’est la rupture de l’évacuateur de crues qui a précédé celle de l’usine.
La rupture est intervenue en rive gauche de l’évacuateur de crues. On voit qu’elle s’est manifestement propagée de la rive gauche vers la rive droite, chaque bloc situé en limite de la brèche étant déstabilisé par les écoulements d’eau, suivant le mécanisme suivant :
- Le départ d’un bloc de l’évacuateur de crues entraine le creusement de la fondation en dessous de ce bloc,
- Ce creusement de la fondation sous le bloc disparu entraine un affouillement des fondations du bloc adjacent, qui s’affaisse, puis finit par être lui aussi emporté, provoquant un effet domino (on voit bien sur la photographie ci-dessous l’affaissement vers la brèche du dernier bloc).
Compte tenu des explications avancées précédemment, on peut supposer que la brèche s’est ouverte au niveau du bloc de l’évacuateur de crues comprenant les passes 2/3/4. Le mécanisme serait le suivant :
Une fois le radier du bassin de dissipation (qui portait les piles du pont) disparu, la fosse d’érosion a continué à se creuser pendant quelques jours, jusqu’à entrainer un bloc du barrage.
La raison pour laquelle la rupture de l’évacuateur de crues n’est pas intervenue plus rapidement est sans doute la présence d’une bèche (rideau de palplanches ?) à l’aval du bloc évacuateur de crues, qui a pu ici jouer un rôle anti affouillement, jusqu’à ce que la fosse soit suffisamment profonde pour que ce rideau soit déstabilisé.
Il est également possible (voire probable) que le bloc des passes 2 à 4 ait bougé (d’un ordre de grandeur centimétrique, non visible sur des photographies aériennes) avant la nuit du 5 au 6 Juin, mais que ce mouvement ait été contrarié par un contact mécanique avec les 2 blocs adjacents ; ce serait alors la déstabilisation des blocs adjacents qui aurait été le facteur déclenchant de la rupture.
Rupture de l’usine (proposition d’un mécanisme de rupture)
Une fois la brèche ouverte, il est normal qu’elle se propage par proximité, comme expliqué précédemment. Toutefois, dans un premier temps, elle ne s’est propagée que vers l’évacuateur de crues, mais pas vers l’usine.
On peut supposer plusieurs causes, notamment :
- Une action humaine ayant conduit à la démolition de l’usine,
- Le niveau de fondation de l’usine plus bas que le niveau de fondation de l’évacuateur de crues, nécessitant une durée plus importante pour permettre l’affouillement de l’usine. Toutefois, tant les plans disponibles, que la photographie de la construction ci-dessous) indiquent que la différence de niveau de fondation, est relativement faible, et donc potentiellement insuffisante pour expliquer les écarts observés,
- Le poids et les dimensions du bloc usinier, plus importants (ce qui n’empêche pas l’érosion, mais peut retarder le glissement),
- La présence à l’extrémité du dernier bloc « usine » d’une structure massive, qui peut être supposée d’après la photographie ci-dessous, qui aurait apporté un point de solidité à l’ouvrage, empêchant la rupture de proche en proche,
- La présence d’un rideau de palplanches suivant une direction amont/aval entre la partie « évacuateur de crues » et la partie « usine ». Aucune trace d’un tel rideau n’est visible sur les documents disponible, mais il ne serait pas illogique qu’un tel rideau ait été mis en place pour des raisons liées à la méthodologie de réalisation, voire pour éviter la communication entre les drainages des deux structures.
Le mécanisme proposé ci-dessous se base sur l’hypothèse de l’existence d’un rideau de palplanches, fondé suffisamment profondément pour ne pas avoir lui-même été affouillé.
Selon cette analyse, voici le mécanisme qui aurait œuvré :
Le creusement très rapide, suite à la rupture de l’évacuateur de crues, d’une fosse d’érosion, vient déséquilibrer le rideau de palplanches situé entre les deux structures, entrainant un léger déplacement du bloc d’extrémité de l’usine, et ouvrir les joints entre les blocs structures, au point de déchirer l’ensemble des étanchéités prévues sous l’usine (rideau de palplanches, dalle à l’amont de l’usine…).
Il résulte de cette destruction de l’étanchéité une inondation de l’usine, mais aussi une érosion de la fondation, commençant au niveau des joints. Le bloc structurel le plus affecté par le départ de la fondation est donc le bloc central de l’usine (hors plateforme de montage), puisqu’il subit de l’érosion sur ses deux joints, alors que les 2 blocs adjacents ne subissent de l’érosion que sur un seul joint.
Ce phénomène est synthétisé sur les schémas ci-dessous :
L’agrandissement de la zone d’érosion entraine un tassement du bloc central, et un basculement des deux blocs adjacents.
Le tassement du bloc central est rendu impossible par la compression de la partie supérieure de ce bloc entre les deux blocs adjacents. C’est ce qui explique le « scalp » du bloc central, que l’on peut observer sur de nombreuses photographies, ainsi que la rupture de la partie supérieure (dalle de toiture) du bloc côté évacuateur de crues
Par la suite, la poursuite de l’érosion au niveau de l’évacuateur de crues et/ou les efforts induits par le phénomène précédent induisent une instabilité du rideau de palplanches qui se déforme fortement, induisant une gite très marquée du bloc d’extrémité. Malgré cela, le rideau de palplanches continue à assurer une fonction de protection contre l’érosion, ce qui explique que ce bloc de l’usine et le bajoyer ne « partent » pas totalement et immédiatement dans la fosse de l’évacuateur de crues.
Cette forte gite (associé à un tassement de plusieurs mètres, en raison des matériaux emportés) est par exemple nettement observable ici :
Par la suite, comme de nombreux observateurs l’ont remarqué, l’usine continue à s’enfoncer, en raison de la poursuite du phénomène d’érosion sous la fondation.
On voit bien ci-dessous le bloc « plateforme de montage », à droite, qui semble quasiment intact, alors que le 1er bloc usinier (à gauche sur la photo) est manifestement structurellement intact, mais a pris de la gite et s’est enfoncé de plusieurs mètres :
Entre l’usine et l’écluse, l’ouvrage est constitué d’un barrage en remblais, nettement plus sensible à l’érosion. Il n‘est donc pas particulièrement étonnant qu’il se soit érodé suite aux mouvements de fondation, alors que les blocs de l’usine ont été nettement moins affectés.
La brèche entre l’usine et l’écluse est nettement moins profonde que la brèche principale (dans l’évacuateur de crues). Cette différence de profondeur s’explique par le fait que la première brèche dans ces remblais est survenue alors que le niveau amont et le niveau aval avaient déjà largement commencé à s’équilibrer, entrainant une capacité d’érosion largement diminuée.
PARTIE 3 : COMMENT CE DRAME A-T-IL ETE RENDU POSSIBLE
On ne peut naturellement pas séparer l’analyse de cette rupture du contexte de guerre qui l’entoure. Néanmoins, il apparait que cette catastrophe, si l’hypothèse proposée est correcte, était sans doute évitable, ce qui appelle quelques questions.
Pourquoi le barrage n’a-t-il pas été exploité pendant près de 6 mois ?
Il apparait que le barrage n’a, pour ainsi dire, plus été exploité, et laissé à l’abandon pendant près de 6 mois, alors que la rive gauche était tenue par la Russie, et la rive droite par l’Ukraine.
Cette absence d’exploitation est la cause de la remontée du niveau d’eau, d’une part, et du fait que les mêmes passes d’évacuation aient été utilisé en continu pendant 6 mois, sans aucune inspection, etc. Selon le mécanisme proposé, c’est donc bien cette absence d’exploitation qui est la cause de la rupture.
Parmi les pistes d’explications à cette absence d’exploitation, on peut imaginer (liste certainement non exhaustive) :
- Un départ des exploitants ukrainiens vers les zones tenues par l’armée ukrainienne, rendant l’ouvrage impossible à exploiter par les russes,
- Des restrictions imposées aux exploitants par l’armée russe, les rendant en pratique incapables d’exploiter l’ouvrage,
- La destruction d’infrastructures nécessaires pour exploiter l’ouvrage (alimentation en énergie, diesels de secours, poutres des ponts roulants, etc.) ; il est tout de même étonnant qu’il ait été impossible de rétablir une exploitation, même en mode dégradé, en plusieurs mois ; et il est également étonnant que ce type de problèmes n’ait pas été rencontré avant Novembre 2022, alors que l’ouvrage était vraisemblablement, à cette époque, la cible de bombardements,
- Toute autre raison à caractère militaire, résultant du fait que le barrage constituait -de facto- une ligne de front, et qui aurait pu rendre, en pratique, l’exploitation impossible.
Au-delà de ces questions, qui concernent l’exploitation normale, on peut se demander pourquoi, face à une impossibilité totale de manœuvrer les vannes du barrage, il ne semble pas avoir été envisagé de détruire certaines vannes pour abaisser le niveau d’eau et préserver l’ouvrage. Peut-être la cause en est-elle :
- Que personne ne s’est interrogé sur les conséquences potentielles d’une telle gestion de l’ouvrage, et que la question ne s’est simplement jamais posée,
- Qu’il y avait une crainte, en baissant trop le niveau du réservoir, sans pouvoir le réexploiter avant, potentiellement, plusieurs années, de menacer l’alimentation en eau du Sud de l’Ukraine et le la Crimée,
Pourquoi l’alerte n’a-t-elle pas été donnée plus tôt ?
Aucune information sur l’instrumentation / auscultation de l’ouvrage de semble publiquement accessible. En principe, pour ce type d’ouvrages il est important de disposer de piézomètres en fondation. Ceux-ci auraient pu fournir des alertes précieuses. Les piézomètres à cellule étaient une technologie émergente au moment de la construction du barrage, mais il est néanmoins vraisemblable que certains aient pu être installés (années 1950). Si c’est le cas, étaient-ils encore opérationnels ?
On s’attendrait également à ce que les blocs de l’évacuateur de crues, ou au moins certains d’entre eux, soient auscultés par des pendules ou des inclinomètres, afin de détecter d’éventuels mouvement anormaux. De tels instruments d’auscultation auraient dû permettre de donner l’alerte, puisqu’il est vraisemblable que de légers déplacements ont précédé la rupture franche. Encore faut-il que ces instruments existent, soient opérationnels… et aient été relevés !
Dans le même esprit, lors des rondes organisées périodiquement (on les imagine quotidiennes sur un ouvrage d’une telle importance), en principe, de légers déplacements d’un bloc par rapport à l’autre auraient vraisemblablement pu être détectés, et auraient permis une alerte précoce.
Tous ces mécanismes d’alerte supposent… que les rondes et les relevés d’auscultation soient effectivement réalisés ! Si l’ouvrage n’était réellement plus exploité, comme semble le montrer l’absence de manœuvre des vannes, il est possible que le suivi de l’auscultation ait également été abandonné.
Enfin, même si l’ouvrage avait été laissé à l’abandon, même sans aucun suivi d’auscultation, sans aucune ronde, plusieurs évènements, à priori visibles à distance, auraient du pouvoir donner l’alerte :
- Dans un premier temps, en Avril ou Mai, lorsque le plot aval du bajoyer s’est écarté du reste du bajoyer, l’hypothèse d’un problème d’érosion dans cette zone devait être présente à l’esprit de n’importe quel professionnel compétent, surtout si le rapprochement était fait avec le déversement absolument exceptionnel, par la puissance comme par la durée, qui avait lieu juste à côté. Il aurait été possible, à une date très avancée par rapport à la rupture (sans doute de l’ordre de plusieurs semaines) de détecter le phénomène en cours, et d’agir pour le mitiger (fermer les vannes dans cette zone, ouvrir toutes les autres…),
- Dans un second temps, dans les jours qui ont précédé la catastrophe, la rupture du pont-route, et la disparition de ces piles, auraient normalement dû alerter sur la présence potentielle d’une fosse d’érosion immédiatement à l’aval du coursier, et sur l’imminence du risque de rupture.
Il est donc particulièrement étonnant qu’aucune alerte n’ait été donnée, alors que l’ouvrage présentait des signes avant-coureur flagrants et nettement visibles. Des observateurs attentifs du conflit ont indiqué qu’aucun des deux camps ne semblait avoir anticipé la possible survenue d’un tel accident.
Certainement le contexte de guerre a-t-il empêché toute remontée d’informations. On peut imaginer que des informations comme celles relatives au bajoyer ou à la rupture du pont auraient été balayées d’un revers de main comme « sabotage », etc. sans que ses causes ne soient recherchées et analysées ?
Annexe
Voici des compléments et éléments de contexte, indépendants de l’analyse :
- Quelques explications complémentaires sur
- Quelques considérations sur les impacts de la rupture du barrage, qui m’amènent à penser qu’aucune des deux parties ne pouvait souhaiter sa destruction,
- Une analyse d’un élément souvent présenté comme la « preuve » d’une explosion : les secousses sismiques enregistrées,
- Analyse de différentes hypothèses sur les joints dans le radier du bassin de dissipation,
- Hypothèses d’une rupture par érosion suite aux conséquences d’un bombardement,
1. Hypothèses sur les joints dans le radier du bassin de dissipation
Comme indiqué en partie 1, rien n’indique où se trouvent les joints dans le radier du bassin de dissipation. On sait simplement que, dans la zone où les piles sont fondées sur ce radier, aucun joint ne remonte à travers les piles.
Plusieurs hypothèses sont à priori envisageables :
- Absence de joints,
- Joints avec un rythme d’une passe sur 3 (comme pour l’évacuateur de crues), mais avec une limite entre joints décalée par rapport aux piles de l’évacuateur de crues (au moins au niveau de la pile ½),
- Joints au rythme d’un par passe.
Techniquement, la solution d’une absence totale de joints serait appropriée, sous réserve de s’être assuré d’une absence de risque de tassements différentiels (il ne faudrait pas que la rigidité de la structure l’empêche de s’ajuster aux éventuels mouvements de la fondation). Mais dans ce cas, on peut se demander pourquoi la même solution n’aurait pas été adoptée pour le barrage principal, puisque l’enjeu est identique.
Au niveau du barrage principal, la principale raison qui a conduit au choix de positionner les joints à mi épaisseur des piles est le problème de l’interface entre ce joint et les pièces fixes destinées à accueillir la vanne. Cette disposition constructive (joint à mi épaisseur de pile) est très contraignante, et implique la nécessité de quasi-doubler l’épaisseur de la pile.
Le problème des pièces fixes n’existe plus au niveau du radier du bassin de dissipation, et il est donc logique que les concepteurs aient voulu simplifier la construction de la pile en positionnant le joint à un autre endroit.
L’absence de difficulté particulière pour la réalisation des joints dans le radier pourrait expliquer une fréquence plus importante que dans la structure de l’évacuateur de crues (par exemple un joint par passe au lieu d’un toutes les 3 passes). Le fait que la rupture du pont soit intervenue en plusieurs temps tend à indiquer la présence de joints à raison d’un par passe.
A priori, 2 choix sont possibles pour l’implantation des joints (en dehors de la pile) : soit en pied de pile, soit à mi-distance entre piles. Et, dans l’hypothèse où les joints sont positionnés en pied de pile, deux options sont possibles, selon le côté où les joint sont positionnés.
Cela fait donc un total de 3 solutions, qui sont schématisées ci-dessous. Elles sont classées dans l’ordre de celle qui semble le plus naturelle à celle qui semble le moins naturelle (en traits rouge pleins, dans l’hypothèse d’un joint toute les 3 passes, comme dans l’évacuateur de crues ; en rouge pointillés, dans l’hypothèse d’un joint par passe ; en noir pointillé la pile qui est fondée directement sur l’évacuateur, et pas sur le radier du bassin de dissipation).
L’avantage des solutions n°1 et 2 est qu’elles permettent assez naturellement de se raccorder sur la zone courante du barrage si, comme c’est probable, les joints y sont positionnés dans le prolongement des piles (soit dans le prolongement des joints du barrage).
L’avantage de la solution n°3 est que la pile se trouve au milieu du bloc structurel, ce qui permet d’éviter d’apporter des chargements dissymétriques sur le radier. En revanche, l’absence de continuité avec les joints de l’évacuateur est potentiellement problématique, si bien qu’il semble peu probable que cette solution ait été choisie.
Néanmoins, aucun de ces choix de conception n’est à priori aberrant.
Voici, pour chacune des 3 hypothèses, quelle serait la situation au moment de la photographie du 5 Juin, quand 2 des piles du pont ont disparu :
L’hypothèse 1 est parfaitement compatible avec un bloc de 3 passes (2/3/4), qui serait entièrement parti, avec uniquement la pile rattachée à la passe n°1 qui subsiste.
L’hypothèse 2 implique, soit que les joints soient présents derrière chaque passe, soit qu’il y ait eu une rupture du radier.
Dans les trois cas, le tassement différentiel du radier dû à la propagation de l’érosion sous celui-ci tend à induire une rotation du radier du bloc contenant la pile restante. Ce phénomène est attendu plus marqué dans le cas de l’hypothèse n°1.
Le seul signe visible d’une telle rotation serait un déplacement de la tête de la pile en direction de la fosse (petites flèches sur les schémas).
L’observation de la photographie du 5 Juin, en vis-à-vis d’une photo de la situation d’origine laisse effectivement penser que le tablier du pont n’est presque plus appuyé sur la pile, car celle-ci s’est déplacée (en rouge ci-dessous).
2. Niveaux d’eau à l’aval du barrage
En raison du maintien d’une seule vanne pour la restitution de l’eau, les débits restent faibles à l’aval du barrage. On s’attendrait donc à ce que les niveaux restent bas en Avril/Mai, alors qu’ils devraient remonter en année normale. Cette analyse n’est pas confirmée par les levés satellites disponibles.
Les deux premiers points de mesures à l’aval du barrage fournissent des informations discordantes :
- Le 1er, environ 6 à 7km à l’aval du barrage, qui fournit des données depuis 2018, montre une augmentation du niveau d’eau jusqu’à des niveaux records, depuis début 2023.
- Le 2ème, avec des données historiques depuis 2008, indique également une augmentation de la cote du réservoir, mais sans que les niveaux atteints n’aient un caractère proprement anormal, des cotes légèrement supérieures ayant été atteintes en 2022. Etonnamment les nveaux d’eau semblent être remontés depuis 2022.
Les cotes altimétriques étant en principe exprimées en altitude absolue, il est étrange que les cotes de la station aval puissent afficher un niveau supérieur à celles de la station située le plus à l’amont. Ces mesures sont donc très certainement entachées d’erreurs.
On retiendra donc que, malgré la réduction des débits restitués par rapport à une exploitation normale de l’aménagement, les niveaux d’eau sont probablement remontés à l’aval, sans qu’on ne puisse ni avoir de certitudes, ni préciser l’ampleur de cette remontée, ni encore moins en expliquer la cause éventuelle.
3. Secousse sismique enregistrée
Une, voire plusieurs secousses sismiques brèves auraient été enregistrées, qui se distinguent à peine du « bruit » de la Terre. Mais certains témoignages indiquent que les sismologues qui ont analysé ces courbes n’ont pas de doutes sur l’existence de secousses en provenance de la zone du barrage.
Il faut comprendre qu’une secousse indique qu’une certaine quantité d’énergie a été transmise au sol, mais celle-ci peut être créée par un explosif, par un glissement de terrain, par la chute d’un objet lourd, etc. sans qu’il soit possible d’identifier la cause de la secousse par la simple analyse des sismographes.
Lors des études de géophysique par méthode sismique, plusieurs types de procédés autres que les explosifs peuvent être utilisés, comme des masses de différente taille :
Un mécanisme de rupture de l’évacuateur de crues par instabilité globale érosion régressive n’implique pas nécessairement de secousse sismique importante, puisque la rupture se fait « en douceur ». Mais il n’est pas exclu qu’il puisse s’en produire : Lors de la rupture, on peut imaginer un mécanisme de décollement / recollement de la fondation en raison des écoulements d’eau, le recollement pouvant être brutal. Chacun des plots de la structure de l’évacuateur de crues pesant environ 50 000 à 60 000 tonnes (plus les masses d’eau entrainées), un choc avec une telle masse peut créer des ondes sismiques assimilables à des explosions.
Par ailleurs, la rupture de l’usine, telle qu’observée sur les photos, a été très violente. Le mécanisme qui a créé la rupture a donc occasionné un dégagement d’énergie, y compris s’il s’agit d’une simple relaxation de contraintes mécaniques de compression lors de la rupture de la structure. Il est vraisemblable que ce type d’évènement puisse également générer des ondes sismiques.
Il n’apparait donc pas évident que les données sismiques disponibles permettent d’invalider quelque scénario que ce soit.
4. Rupture du radier aval créée par une chute d’un missile visant le pont
Une des hypothèses qui a été évoquée pour expliquer la présence d’une éventuelle fosse d’érosion à l’aval du barrage, et qui aurait emporté les piles du pont, aurait pu être la conséquence d’un endommagement du radier par la suite d’une explosion due à un bombardement qui visait initialement le pont-route.
Suivant cette explication, le scénario serait le suivant :
- Août 2022 : bombardements (HIMARS) visant le pont-route dans la zone des passes 2/3/4 ; un ou plusieurs des missiles ratent leur cible et tombent dans l’eau, puis explosent en profondeur au contact du radier,
- Le radier se trouve endommagé dans cette zone, puis continue à se dégrader, jusqu’à partir en morceaux, emportant les piles du pont, puis, après creusement de la fosse d’érosion, le barrage.
Cette explication semble peu crédible ; pour que celle-ci « tienne », il faudrait que :
- Lors de la chute d’un missile de HIMARS dans l’eau, celui-ci n’explose pas immédiatement, mais coule, et n’explose qu’une fois au contact du béton (pour rappel, on se trouve en pleine zone de remous très violents) ; cette hypothèse est-elle réaliste ? (cette question devrait être tranchée par un spécialiste en armements)
- La charge d’un missile HIMARS est de quelques dizaines de kilogrammes d’explosifs. Cela peut-il être suffisant pour créer un endommagement significatif d’une dalle en béton de 4 m d’épaisseur, même en cas d’explosion sous l’eau ? Cela semble extrêmement douteux,
- Un autre mécanisme doit être trouvé pour expliquer pourquoi le bloc aval du mur bajoyer se déplace par rapport au reste du mur bajoyer.
Cette hypothèse semble donc très peu crédible
5. Eléments contextuels qui font douter d’une démolition volontaire
Pourquoi il est difficilement imaginable que les russes aient voulu démolir le barrage :
- Si, réellement les russes étaient pleinement maitres de l’ouvrage, et capables de l’exploiter selon leur volonté, vu que la capacité de l’évacuateur de crues toutes vannes ouvertes est de plus de 20 000 m³/s (environ 8 fois la crue de 1910 à Paris), il était largement possible de créer une crue noyant l’aval sans démolir l’ouvrage (ce qui aurait même permis, en le reremplissant de pouvoir recommencer une seconde « chasse » ultérieurement),
- Quand bien même ils n’auraient pas été en capacité d’exploiter l’ouvrage, il semblait plus simple de démolir uniquement les vannes, pour un résultat à l’aval presque identique,
- Si l’objectif est de bloquer un franchissement de vive force du Dniepr par l’armée ukrainienne, on peut s’interroger sur la temporalité de l’opération : Pourquoi ne pas avoir attendu que les ukrainiens établissent une tête de pont et un pont flottant, pour effectuer une grosse chasse, et renvoyer au large toutes les embarcations ukrainiennes, tout en coupant la tête de pont ukrainienne de ses bases, et en la noyant ou en l’embourbant ? Une rupture survenue quelques jours après un tel franchissement aurait clairement un sens tactique,
- Après quelques mois, une fois l’eau écoulée et les rives ressuyées, la situation redeviendra identique à la situation précédant l’accident, mais sans l’ « épée de Damoclès » du lâcher d’eau sur l’opération de franchissement ; de ce point de vue, on pourrait même être tenté de dire qu’une opération de franchissement du Dniepr était matériellement impossible en raison du risque que faisait courir ce barrage, et est maintenant rendue possible par la destruction du barrage,
- En outre, il n’est pas impossible que se trouvent, à l’amont du barrage, des zones qui pourraient être propices à un franchissement maintenant qu’il n’y a plus de réservoir (en particulier vers l’objectif stratégique de la centrale d’Energodar).
L’ensemble de ces raisonnements conduisent à mettre en doute que les russes aient pu trouver un quelconque intérêt tactique ou stratégique à détruire le barrage dans la nuit du 5 au 6 Juin.
En outre, l’interruption de l’alimentation en eau de la Crimée et des plaines du Sud, tenues par les Russes, renforce le caractère opposée à l’intérêt de la Russie de la destruction de ce barrage.
Pourquoi il est difficilement imaginable que les ukrainiens aient voulu démolir le barrage :
Comme vu précédemment, d’un point de vue tactique, la destruction du barrage n’amène pas réellement de perte d’opportunité pour l’armée ukrainienne à court terme (puisque le barrage faisait de toute manière courir le risque d’une « épée de Damoclès » sur toute opération de franchissement), mais est de nature, dans quelques mois, à potentiellement ouvrir quelques options tactiques à l’armée ukrainienne.
Pour autant, les impacts dramatiques de la destruction de ce barrage sur l’économie ukrainienne, après la fin de la guerre, seront tels (arrêt de la circulation des navires sur le Dniepr, arrêt de la centrale d’Energodar, arrêt de l’irrigation dans le Sud de l’Ukraine, etc.) qu’il semble inimaginable qu’ait pu germer l’idée de détruire ce barrage chez les dirigeants ukrainiens.