Les trois semaines depuis le dernier point de situation sont plutôt sombres pour l’Ukraine : médiocres sur le plan militaire, très mauvaises sur le plan politique, au point que l’on peut parler d’un tournant stratégique.
Déroulé des opérations
Sur le front de Kherson, les Ukrainiens continuent d’envoyer quelques commandos occuper des zones réduites, sur les plages sableuses de la rive gauche du Dniepr. Ils ne sont pas montés sur le rivage dur, toujours fermement occupé par les Russes.
Sur tout le front sud : Statu quo à Robotyne. Sur le secteur centre, les Russes grignotent les positions hautes à l’ouest de Staromaiorske. Statu quo à Vouhledar.
Sur le front de Donetsk : au sud, les Russes ont légèrement progressé vers Novomykhailivka (au nord de Vouhledar). Légère pression à Marinka.
Sur le secteur d’Avdivka : au sud, légère progression russe entre Vodiane et Sieverne (toujours ukrainienne). Ligne incertaine au nord d’Opytne. A l’est, poussée russe sur les limites de la ville, toujours tenue par les Ukrainiens. Au nord, les choses ont le plus bougé : les Russes pont pris le terril (cote 230) et la ligne de front suit, à l’ouest, la voie ferrée. Premières pressions sur l’usine sidérurgique d’Avdivka. Simultanément, poussée au nord de Kranoshorivka.
Sur le secteur de Bakhmout : au sud, les Ukrainiens auraient légèrement franchi la voie ferrée à hauteur d’Andrivka. Dans la ville, les Russes auraient repris quelques positions du côté de l’étang de Khromove et de celui de Berkhivka.
Front Nord : pas de changement sur le secteur de Siversk et celui de Kreminna. Vers Svatove, légère progression russe vers Makivka où les Ukrainiens tiennent toujours la Zerebets.
Secteur de Koupiansk : malgré ls annonces des uns et des autres, relative stabilité du front.
Reprise des campagnes de drones et missiles sur l’arrière ukrainien, alors qu’elles avaient cessé. Les tentatives ukrainiennes contre la Crimée semblent moins pressantes.
Enfin, la vraie saison des pluies a commencé et l’on observe un ralentissement des opérations. Plein de vidéos boueuses l’illustrent.
Analyse militaire
La poussée russe contre Avdivka force les Ukrainiens à y envoyer des unités prélevées sur d’autres secteurs. On a vu ainsi apparaître des Leopard 2 au nord de la zone. Les pertes semblent nombreuses des deux côtés sans que cela affaiblisse la combativité. Les Russes ont réussi à avancer quelques pions dans le nord, de façon plus incertaine dans le sud.
Ils ont atteint un premier objectif (voir billet précédent), celui d’attirer les réserves ukrainiennes et donc de desserrer la pression sur les autres secteurs. Ainsi, on recommence à parler de Vouhledar, tandis qu’à Robotyne la situation semble précaire. Enfin, à Staromaiorske, la position risque de devenir compliquée.
Dès lors, la question qui se pose est la suivante : Avdivka va-t-il tomber, à la manière de Bakhmout au début de l’hiver ? Simultanément les positions acquises par l’Ukraine lors de la contre-offensive pourront-elles être tenues dans la durée ?
Enfin, la campagne russe de bombardement sur l’arrière reprend une stratégie qui avait échoué l’an dernier, celle de mettre à genoux les infrastructures notamment électriques du pays. Ces frappes avaient été interrompues au cours des dernières semaines, comme si les Russes avaient accumulé des stocks. Ces bombardements toucheront-ils un dispositif affaibli ou a-t-il été réparé et densifié au cours de l’été ? De même, les défenses sol-air sont-elles à niveau ? Une campagne d’usure n’opère pas seulement sur le front mais aussi sur l’arrière. Ce point est à surveiller.
Analyse politique
La semaine qui vient de s’écouler a été mauvaise pour Kiev.
L’opinion publique occidentale se désintéresse désormais de la question, comme l’explique bien Hughes Maillot dans le Figaro (ici). Alors qu’elle a été surprise par la première résistance au printemps 2022 puis les reprises de terrain vers Izioum et Kherson à l’automne, alors qu’on lui a expliqué les objectifs victorieux de la contre-offensive de l’été 2023, voici que sur le terrain les choses piétinent. Kiev était maître dans l’art de raconter la guerre et de trouver des événements mobilisateurs, une forme de lassitude se fait jour.
La guerre de Soukkot attire par ailleurs l’attention sur un autre théâtre avec des dissensions au sein des sociétés européennes et américaines assez vives.
Enfin, les politiques intérieures reprennent le pas. La chose est particulièrement visible aux Etats-Unis où l’Etat a échappé à une coupure de crédit (shutdown) à la faveur d’un compromis qui annulait notamment une aide à l’Ukraine. Depuis, les Démocrates tentent de proposer un paquet complet (aide à Israël, à l’Ukraine et à Taiwan) mais les Républicains bloquent ce projet. La ligne trumpiste (qui prône l’arrêt de l’aide à l’Ukraine) a déjà des effets concrets. Dans les sondages, seulement 41 % des Américains soutiennent désormais le principe de cette aide. La cause ukrainienne a donc clairement rétrogradé dans l’opinion.
Ajoutons que les Occidentaux n’ont plus de stocks d’armes à fournir à l’Ukraine et que la relance de la production industrielle n’est pas au rendez-vous, sans même parler de l’envolée des prix. L’aide n’est pas que morale, elle est aussi financière et en armes et munitions. Or, de ce côté-là aussi les choses s’étiolent.
C’est dans ce contexte qu’il faut lire les trois articles qui se sont succédé cette semaine et qui constituent, à n’en pas douter, un tournant.
Un premier article de Simon Shuster paraît dans le Time du 1er novembre (ici). Il dépeint un président Zelensky isolé, tranchant, obstiné et surtout des conseillers qui s’épanchent : “He deludes himself,” one of his closest aides tells me in frustration. “We’re out of options. We’re not winning. But try telling him that”. L’article évoque le manque de ressources humaines (In some branches of the military, the shortage of personnel has become even more dire than the deficit in arms and ammunition). L’âge moyen des soldats ukrainiens serait désormais de 43 ans. L’article développe un long passage sur la corruption. L’ensemble dépeint un Zelensky têtu, face à l’alternative de geler la guerre ou de la perdre (faced with the alternative of freezing the war or losing it). L’auteur ajoute un point qui surprend le lecteur : “one issue has remained taboo: the possibility of negotiating a peace deal with the Russians”. Je ne l’ai pas remarqué au départ mais la suite des articles parus dans la semaine suggère que le mot n’a pas été écrit par hasard.
Le lendemain, The Economist publie une interview du CEMA ukrainien, le général Zaloujny (ici). Il constate l’échec de la contre-offensive de juin (il n’y aura pas de percée profonde et belle) et revient sur les causes de l’échec : d’abord, avoir cru que les pertes infligées à la Russie suffiraient à l’arrêter. Il sous-entend un phénomène d’auto-intoxication, selon lequel la différence de moral était à l’avantage ukrainien et suffirait au moment de l’attaque. Ensuite, les lignes défensives russes extrêmement organisées et couvertes par l’artillerie, les drones, les champs de mines, la guerre électronique, l’appui air-sol. Pour surmonter ce défi, il ne voit la solution que dans la technologie qui doit arriver rapidement car lui aussi constate la question des effectifs « tôt ou tard, nous nous rendrons compte que nous n’avons tout simplement pas assez de monde pour nous battre ». Le 5 novembre, Zelensky est obligé de démentir les propos du général Zaloujny. Celui-ci a donc parlé sans l’aval du président… Premier signe visible d’une dissension entre le pouvoir politique et la direction militaire. Beaucoup de rumeurs circulaient, voici une marque officielle de la divergence.
Les deux articles suscitent un torrent de réactions en Ukraine, parmi la population comme dans le monde politique. Le 3 novembre, Oleksey Arestoytch annonce sa candidature à la prochaine élection présidentielle (ici) qui doit avoir lieu en mars 2024. Il s’agit de l’ancien conseiller en communication de Zelensky qui a démissionné en janvier 2023 mais reste influent. On devine d’ailleurs que la longue interview de Zaloujny a aussi des motifs de politique intérieure. L’observateur sent que le pouvoir en place est essoré et que chacun pense à le remplacer. En revanche, l’élection présidentielle de 2024 paraît compromise car beaucoup n’en veulent pas. D’ailleurs le président Zelensky déclare le 6 novembre qu’il faut repousser les élections.
Mais ce qui apparaît comme une manœuvre médiatique s’accentue avec la parution, le 4 novembre, d’un article dans NBC news (ici) qui explique que les officiels européens et américains conseillent à Zelensky de négocier. Les raisons invoquées sont les suivantes : la situation bloquée sur le terrain et la difficulté pour les alliés de l’Ukraine de continuer à fournir des armements (concerns among U.S. and European officials that the war has reached a stalemate and about the ability to continue providing aid to Ukraine). Les difficultés de recrutement sont aussi mentionnées tout comme l’érosion du soutien de l’opinion publique à la cause ukrainienne. Et les délais envisagés sont très courts puisqu’il faudrait conclure avant la fin de l’année (Officials also have privately said Ukraine likely only has until the end of the year or shortly thereafter before more urgent discussions about peace negotiations should begin). Tout ceci ne pourrait constituer que des confidences mais je note que Mme Adrienne Watson, porte-parole du Conseil de sécurité national, a déclaré que « Any decisions about negotiations are up to Ukraine ». La question des négociations est désormais officiellement posée.
Plusieurs conclusions peuvent être tirées de cette séquence.
Tout d’abord, il y a bien une campagne de presse lancée contre l’actuelle direction ukrainienne. Le Figaro du jour (7 novembre) publie ainsi un long dossier avec un article sur « L’Ukraine dans l’impasse après l’échec de la contre-offensive » (ici) et un éditorial intitulé « Le prix de la défaite » (ici). Impasse, défaite : les mots sonnent fortement et sont loin des discours de la victoire que l’on entendait au printemps. Désormais, les alliés de l’Ukraine vont peser sur elle pour qu’elle tire les conséquences de l’échec de l’offensive de cet été. Voici le tournant stratégique rendu visible cette semaine.
Car c’est un point sur lequel tous s’accordent : cette offensive a raté, ce que nous pouvions constater dès la mi-août. L’enlisement actuel installe une guerre d’usure dans laquelle l’Ukraine a peu d’atouts. La question des ressources humaines est ouvertement posée : si personne ne sait réellement les chiffres exacts de pertes de part et d’autre, il appert que désormais l’Ukraine admet officiellement qu’elle a des difficultés de recrutement. L’âge moyen de 43 ans impressionne défavorablement. Personne n’aperçoit d’issue militaire positive, d’autant que la Russie ne semble pas avoir de problèmes d’effectif (les dispositifs actuels lui suffisent : conscription plus campagnes de recrutement de professionnels), de munitions (la fourniture d’obus nord-coréens a permis de relever le RAPFEU à six pour un, tandis que la production est repartie, y compris pour les munitions évoluées de type missiles) ni de matériels (les usines ont été réorganisées, les cadences augmentées et la Russie semble en mesure de produire chaque mois un millier de chars par an, n’étant limitée pour l’instant que par les tubes des canons). Si l’on s’engage dans une guerre d’usure, d’attrition, de longue durée, l’avantage paraît maintenant à la Russie. L’arrivée d’une soixantaine de F16 l’an prochain ne devrait pas modifier structurellement le rapport de forces.
Enfin, la campagne vise directement la direction ukrainienne. La personne de Zelensky est mise en cause tandis que l’on insiste lourdement sur la corruption systémique à Kiev. Les ambitions se révèlent, certaines au grand jour, d’autres plus cachées. Cette campagne de presse donne l’impression que l’on est en train de débrancher le soldat Zelensky. Plus exactement, de le forcer à une négociation pour qu’ensuite il passe le pouvoir. Or, Volodomir Zelensky a bâti sa stature sur le refus de la négociation et de l’abandon. Souvenons-nous de ceux qui le comparaient à Churchill : ce propos comporte une solide vérité car la décision personnelle du président de rester à Kiev aux premiers jours de la guerre et d’organiser la résistance a constitué indéniablement un atout clef dans le combat ukrainien. Il a été ainsi un chef de guerre essentiel. Mais cette fermeté d’âme risque de tourner à l’obstination. De plus en plus de voix murmurent qu’il a forcé des décisions opérationnelles que les chefs militaires n’auraient pas prises. Sa situation personnelle semble donc fragilisée.
Se pose alors la question des négociations : de quoi parle-t-on ? Trêve, cessez-le-feu, armistice, traité de paix ? « Prendre ses pertes » ? Jusqu’où ? Et la Russie, est-elle prête à négocier ? Car ce n’est pas tout que de parler de « négociations », il faut également savoir ce que l’on veut y mettre et obtenir.
Voici donc une brusque accélération politique qui constitue à l’évidence un tournant. D’énormes questions se posent désormais qu’il va falloir suivre, sachant que comme souvent, beaucoup de choses se déroulent en coulisses et que l’observateur n’y a accès qu’après-coup.
OK
Bonjour Général. Merci pour votre article. Mais en Crimée c’est les ukrainiens qui mènent la danse. Avec les missiles longues portées. La preuve une corvette a apparement été détruit ….sachant que selon les images satellites prouvent rien
@goridien_aurelie Votre naïveté et votre niveau de désinformation sont confondants. L’attaque du 4 novembre que vous mentionnez fut une attaque massive contre le pont de Crimée et la quasi totalité des Scalps ou Storm Shadows impliqués (une quinzaine) ont été abattus sans causer de dommages à part une exception négligeable.
Au sujet de Zelensky, Churchill ou Hitler ? On pourrait gloser. En tout cas, ses allers-retours autour de l’organisation d’élections (aux dernières nouvelles c’est non) montrent plutôt qu’il est sous influence et plutôt celle de nationalistes (ou de corrompus) sourcilleux qui veulent absolument continuer à profiter du déversement d’armes et d’argent en provenance d’occident. D’où la recherche fanatique et désespérée de succès militaires au prix de pertes insensées et inutiles, et cela en désaccord avec le CEMA partisan de l’arrêt des offensives et de l’établissement de lignes défensives (enfin).
Sinon, la considération qu’il s’agit d’une guerre d’attrition menée par la patiente Russie contre un petit pays corrompu saigné à blanc par une guerre insensée exclusivement menée du fait de la vaine et folle assistance d’un Occident global irrationnel émerge enfin.
La question de la volonté de la Russie à négocier est une bonne question. On imagine à partir de quand (après la conquête des rivages de la mer noire), et sur quelles bases (la neutralisation demandée depuis le début et qu’il aurait été si facile d’accorder d’emblée).
La défaite sera douloureuse pour l’Occident global et devrait en bonne logique s’accompagner d’un renouvellement complet des « stratèges » qui l’ont organisée.
Poutine veut garder ses territoires conquis. Zelensky veut que les russes partent… d’ailleurs quand les avions arriveront là les russes dégageront .