Dissenssions politiques à Kiev

Un de nos correspondants de Kiev nous adresse ce texte , sourcé notamment dans la presse ukrainienne, et qui tient la chronique des dissensions politiques qui se font jour à Kiev. Merci à Jonathan (pseudonyme) de cet éclairage fort utile. LV.

Source

Avant novembre 2023, des bruits circulaient déjà dans les médias[1] sur des prétendues divergences entre Zaloujny et l’armée d’un côté et Zelensky de l’autre.

Un article[2] de Bild de mars 2023 rapportait que l’armée souhaitait déjà se retirer de Bakhmout, alors que le pouvoir politique avait décidé de tenter de tenir la ville quoi qu’il en coûte, et ce malgré une position tactique défavorable (demi-encerclement, lignes d’approvisionnements sous un feu permanent de l’armée russe). Cette décision a été perçue avec scepticisme par de nombreux observateurs militaires. Grâce aux fuites américaines du début de l’année, on sait avec certitude que Washington considérait dès janvier que l’armée Ukrainienne risquait de subir un encerclement si elle ne se retirait pas dès le mois suivant[3]. Cela était déjà relevé dans les médias occidentaux à l’époque[4][5]. Cette décision est rétrospectivement considérée par de nombreux observateurs militaires (comme Dmitri Kouznets de Meduza, ou Michael Kofman) comme une des raisons de l’échec de la contre-offensive ukrainienne : l’Ukraine a perdu de nombreuses troupes de grande qualité lors de cette bataille, « échangées » contre des troupes russes Wagner sans grande valeur. La présence de ces unités pendant l’offensive d’été, selon eux, aurait amélioré les chances d’une réussite de l’offensive.

Zaloujny ne s’est jamais publiquement exprimé sur un quelconque désaccord avec les autorités civiles, et ce jusqu’à aujourd’hui. De la même manière, l’Office du Président continue de nier toute divergence de vision entre les deux personnes. Cependant, l’article de Zaloujny  dans The Economist du 1er novembre a déclenché une série d’évènements montrant les divergences entre les autorités civiles et l’état-major. Un adjoint de Ermak, Ihor Zhovkva, a déclaré peu après à la télévision que les déclarations de Zaloujny « facilitaient la tâche de l’Etat agresseur » par son article qui a « semé la panique » parmi les alliés de l’Ukraine« [6].

Le 3 novembre, le chef des forces spéciales Ukrainiennes, le général Viktor Khorenko, est limogé par ordre du ministre de la Défense, et ce, semble-t-il, sans l’aval du CEMA. Cette décision est reçue avec surprise par les officiers américains ayant travaillé avec lui selon le New York Times[7], et plusieurs observateurs ukrainiens voient cette « interférence du politique dans les affaires militaires » comme une faute grave qui sera lourde de conséquences. En effet, si le ministre de la Défense dispose de la prérogative de prendre des décisions RH dans l’armée, la prise unilatérale d’une telle décision a été sévèrement critiquée (y compris par Oleksii Arestovitch à plusieurs reprises[8]).

Le 6 novembre, l’aide de camp de Zaloujny, le major Tchastyakov, est tué à son domicile par l’explosion d’une grenade, tandis que son fils de 13 ans est grièvement blessé[9]. La police semble privilégier la piste accidentelle d’une mauvaise manipulation, alors que sa femme a déclaré que la grenade était dans un paquet cadeau, censée être une flasque en forme de grenade[10]. Sur Telegram, lorsque Zaloujny confirme la mort de son ami et aide de camp, il dit que « dans l’un des cadeaux, un engin explosif non-identifié s’est déclenché ». Un interlocuteur d’Ukrainska Pravda, travaillant à l’état-major, souligne qu’ayant étudié à l’académie militaire d’Odessa, Tchastyakov savait bien se servir d’une grenade. La piste d’un règlement de compte entre l’Office du Président et Zaloujny est ouvertement discutée dans certains articles de la presse ukrainienne, comme dans un article de Novoïe Vremia[11]. Quatre jours plus tard, un article[12] est publié sur le site « Centre d’Investigations Journalistiques », montrant que Tchastyakov était entre autres mêlé à un business ukraino-biélorusse, et avait été mêlé à des contrats publics corrompus avec le ministère de la défense. Depuis, aucune information n’est sortie dans la presse. Mon opinion sur le sujet est que la version accidentelle privilégiée par le chef du ministère de l’intérieur[13] est parfaitement fantaisiste, et un assassinat est de loin la piste la plus vraisemblable.

Le 7 novembre, un député du parti d’opposition Solidarité Européenne a déclaré que Zaloujny s’apprêtait à être limogé, avant de réfuter ses propres propos[14].

Le 13 novembre, Ukrainska Pravda publie un article selon lequel trois hauts-gradés de l’armée seraient prochainement évincés[15], dont l’un l’a effectivement été le 19 novembre[16].

Le 21 novembre, dans une interview pour le tabloïd britannique The Sun[17], Zelensky a ouvertement appelé Zaloujny et les militaires à ne pas s’occuper de politique, et à respecter le lien hiérarchique, avant de réfuter que l’on se trouve dans une situation d’impasse (stalemate). Dans la même interview, Zelensky déclare qu’après au moins cinq tentatives d’assassinat, le pouvoir russe préparerait une opération nommée « Maidan 3 » visant à l’évincer avant la fin de cette année[18].

Le 24 novembre, Mariana Bezouglaya, députée du parti Serviteur du Peuple et membre du comité défense de la Rada, a publié plusieurs messages[19] sur Facebook critiquant très sévèrement Zaloujny et appellant à son remplacement. Selon la députée, lors d’une réunion confidentielle du comité, Zaloujny n’a été capable de présenter aucun plan et s’est contenté de dire que la mobilisation devrait toucher au moins 20 000 citoyens ukrainiens par mois. Ces commentaires ont fait l’objet d’une vive critique par de nombreux observateurs, recensés dans un article[20] de Novoïe Vremia. Un des politologues cités estime que la députée pourrait avoir essayé de rendre service au président Zelensky, mais d’une manière contre-productive. Un autre estime que le SBU devrait lancer une enquête pour divulgation d’informations classifiées. Bezouglaya n’est cependant pas à son premier scandale, et avait déjà critiqué Zaloujny ce mois-ci[21]. Le porte-parole de la fraction Serviteur du Peuple de la Rada s’est désolidarisé de son propos, tout en refusant de le commenter[22].

Dans un article du 28 novembre, le journal The Economist[23] écrit que le conflit entre les militaires et les autorités civiles est grave, et qu’ils se rejettent la responsabilité de l’échec de la campagne d’été l’un sur l’autre. Selon certaines sources, Zaloujny est menacé d’être accusé dans une affaire criminelle liée aux trahisons qui auraient permis aux forces russes de prendre le contrôle du sud du pays après le 24 février, et que cette menace le force à rester dans le rang. Ce serait pour se protéger d’un tel risque qu’il prend des positions publiques. Enfin, un sondage confidentiel indiquerait que le taux de confiance du président Zelensky serait à seulement 32% (contrairement aux 75% indiqués dans un sondage public[24] d’octobre), tandis que Zaloujny serait à 70%.

Le lundi 4 décembre, Ukrainska Pravda écrit dans un long article[25] que dès le printemps 2022, Andriy Ermak, le chef de l’office du Président, s’inquiétait de la montée en popularité de Zaloujny et le soupçonnait d’avoir des ambitions politiques. Un sondage récent montre qu’en cas d’élection présidentielle, Zaloujny serait au second tour et perdrait à 40 points contre 42 pour le président sortant. Par ailleurs, le président Zelensky a établi des chaînes de communications parallèles avec un certain nombre de favoris dans l’armée, comme Oleksandr Syrsky, le commandant des forces terrestres, et Mykola Oleshchuk, commandant des forces aériennes. Cette violation de la hiérarchie militaire démotive Zaloujny et l’empêche d’avoir un commandement sur l’ensemble de l’armée. Lloyd Austin, le secrétaire américain à la défense, a eu vent de plaintes régulières de Zaloujny à ce sujet auprès de ses généraux. Toujours selon l’article, la purge des bureaux de recrutement lancée par Zelensky en réaction aux scandales de corruption a eu des effets négatifs sur leur capacité à mobiliser suffisamment de monde. Selon les sources du journal, les calculs de l’état-major montrent que pour atteindre l’objectif présidentiel d’une libération totale du territoire ukrainien, l’armée aurait besoin de 350 à 400 milliards de dollars d’équipement. Lors de la visite de Lloyd Austin à Kiev en novembre de cette année, Zaloujny lui a déclaré que 17 millions d’obus seraient nécessaires pour le retour aux frontières de 1991, ce qui est un objectif inatteignable. Enfin, une bonne partie de l’équipe présidentielle est opposée au limogeage potentiel de Zaloujny pour deux raisons. Tout d’abord, cela risquerait de transformer Zaloujny en star médiatique. Deuxièmement, son remplaçant logique serait Syrsky, qui malgré ses succès dans l’opération de Kharkiv, souffre d’une réputation de commandant qui n’économise pas trop la vie de ses hommes et n’a pas de popularité médiatique.

J’émettrais trois hypothèses sur des sources du conflit qui iraient au-delà du simple conflit d’ego et d’ambition personnelle :

Premièrement, tandis que Zaloujny base ses décisions sur une logique militaire, Zelensky se base souvent sur une logique médiatique et de communication (pour maintenir le moral en interne et pour convaincre les occidentaux d’aider), ce qui ne peut que créer des tensions importantes entre les deux décideurs. Deuxièmement, Zaloujny et Zelensky ont deux visions différentes de la situation actuelle du conflit[29], et donc certainement des difficultés à se mettre d’accord sur des objectifs réalistes. Cela pourrait expliquer le refus de Zaloujny de présenter un plan pour 2024, car s’il n’y a pas de consensus sur l’état des lieux, il est impossible de se mettre d’accord sur un objectif atteignable avec les moyens actuellement disponibles. Troisième hypothèse, souvent mentionnée par Arestovitch[30], que je n’ai pas vu passer dans d’autres médias: Dans les documents réglementaires ukrainiens, le chef d’Etat-Major est quasiment absent, ce qui crée un flou juridique sur ses prérogatives. Sa place dans la prise de décision et dans les médias serait donc plus liée à son charisme et à sa compétence personnelle, mais pas aux prérogatives légales de son poste. Cela ne peut qu’aggraver les tensions dues aux facteurs déjà exposés.

[1] https://belsat.eu/ru/news/24-11-2023-konflikt-ili-rabochij-moment-chto-proishodit-mezhdu-zelenskim-i-zaluzhnym

[2] Repris en anglais par le Kyiv independent : https://kyivindependent.com/bild-zaluzhnyi-and-zelensky-have-conflicting-views-on-bakhmut/

[3] https://www.washingtonpost.com/world/2023/04/20/bakhmut-ukraine-war-leaked-documents/

[4] https://www.france24.com/en/live-news/20230120-ukraine-should-focus-on-preparing-offensive-not-bakhmut-battle-us-official

[5] https://www.reuters.com/world/europe/us-officials-advise-ukraine-wait-offensive-official-says-2023-01-20/

[6] https://archive.is/uFTG0

[7] https://archive.is/uFTG0

[8] https://www.tiktok.com/@alexey.arestovich/video/7300155090931862790

[9] https://www.pravda.com.ua/rus/news/2023/11/8/7427801/

[10] https://www.pravda.com.ua/rus/news/2023/11/6/7427515

[11] https://nv.ua/ukraine/politics/bezuglaya-nabrosilas-na-zaluzhnogo-farion-na-armiyu-narod-zashchishchaet-politekspert-novosti-ukrainy-50366394.html

[12] https://investigator.org.ua/publication/260174/

[13] https://www.pravda.com.ua/rus/news/2023/11/6/7427524

[14] https://hromadske.ua/ru/posts/deputat-arev-oproverg-svoyu-informaciyu-o-predstavlenii-ob-otstavke-zaluzhnogo-top-chinovniki-otreagirovali-na-fejk

[15] https://www.pravda.com.ua/rus/news/2023/11/13/7428589/

[16] https://nv.ua/ukraine/politics/tatyana-ostashchenko-zelenskiy-smenil-komanduyushchego-medicinskih-sil-vsu-50369555.html

[17] https://www.thesun.co.uk/news/24799411/zelensky-ukraine-generals-politics-row

[18] https://www.youtube.com/watch?v=SnSWd-LgTkA

[19] https://nv.ua/ukraine/politics/valeriy-zaluzhnyy-dolzhen-uyti-maryana-bezuglaya-obvinila-voennoe-rukovodstvo-v-otsutstvii-plana-50371398.html

[20] https://nv.ua/ukraine/politics/bezuglaya-o-zaluzhnom-o-chem-skandal-i-kak-reagiruyut-na-ee-trebovanie-uvolit-glavnokomanduyushchego-50371461.html

[21] https://tsn.ua/ru/ukrayina/skandal-v-seti-nardepka-bezugla-raskritikovala-zaluzhnogo-i-poluchila-otvet-2454451.html

[22] https://www.pravda.com.ua/rus/news/2023/11/26/7430459/

[23] https://www.economist.com/europe/2023/11/28/russia-is-poised-to-take-advantage-of-political-splits-in-ukraine

[24] https://www.pravda.com.ua/rus/news/2023/10/11/7423675/

[25] https://www.pravda.com.ua/rus/articles/2023/12/4/7431489/

[29] L’article du Time suggère que ce n’est pas que de la posture publique https://time.com/6329188/ukraine-volodymyr-zelensky-interview/

[30] Par exemple ici à 45:53 https://www.youtube.com/watch?v=Zd7BIK7J8DI

 

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