La Vigie n’a pas honoré cette année sa pratique d’aide-mémoire au roi pour dresser un panorama des faits marquants de l’année écoulée et mettre en perspective l’année qui vient ; donc pas d’AMR 23-24 dans notre lettre bimensuelle en cette fin d’année. Pourtant elle n’a cessé en 2023 de s’interroger sur la marche du monde et sur les rudes épreuves que la France a observées et parfois subies et elle préconise depuis des années de « désencombrer la posture stratégique de la France » des nombreux biais qui affectent sa défense et sa sécurité (LV 153).
On l’a rappelé récemment (blog), la planète qui compte fin 2023 plus de 8 milliards d’habitants connaît de multiples tensions, d’innombrables frictions et doit faire face à des défis structurants : la transition climatique, la révolution numérique qui dope une mondialisation marchande omniprésente depuis la pandémie de Sras-Cov2 et deux guerres ouvertes qui l’endeuillent et l’hystérisent. Ces deux guerres anachroniques au déjà long cours conflictuel rebattent les cartes de la gouvernance mondiale au point que l’incertitude est générale avec des reclassements multiples à venir et des affiliations multimodales fluctuantes.
On est entré brutalement dans un deuxième XXIe siècle (LV 214) et le chantier stratégique est conséquent (LV 220).
L’année qui vient avec ses rendez-vous électoraux variés, notamment en Russie, en Ukraine, aux Etats-Unis et à Taiwan annonce des évolutions probables ; peu sont vertueuses, beaucoup risquent d’accroître la confusion ambiante. Or des solutions existent sans aucun doute à ces conflits. Mais il faut savoir guérir des guerres et envisager des paix durables (LV 70).
On doit ainsi pousser à composer les parties en guerre ouverte en Ukraine le long d’une ligne de front militaire qui fracture le continent européen. Aucune nouvelle guerre froide entre l’Est et l’Ouest du continent n’est acceptable, ni pour les prudents de Pékin ni pour les sages de Washington. En 2024, il ne faut pas plus une improbable victoire de Kiev qu’une impossible défaite de Moscou mais bien un pat stratégique raisonné et immédiat, comme en 1991 (LV 211). Mais pour éviter la fin bâclée de l’URSS, cause de tous les maux actuels, ce doit être d’abord l’affaire d’une Europe lucide mais aujourd’hui en récession stratégique (blog). Pour sortir de cet engrenage ukrainien, beaucoup dépend de contacts directs entre ces capitales qui se connaissent si bien mais jouent des jeux pervers malgré leurs intérêts communs évidents. Ce pat inéluctable répondra aux requêtes légitimes des peuples concernés. Il est le seul à permettre la reconstruction rapide de l’Ukraine dévastée et l’établissement d’un bon voisinage assumé jusqu’à l’Oural, espace à la sécurité indivisible, dans une communauté de destin et d’intérêts repensée en profondeur. Qui ne le voit, qui peut s’y opposer ?
Plus dramatique et insoluble encore est l’autre conflit ouvert à Gaza avec sa radicalité et sa brutalité systémiques. Mais l’environnement stratégique de cette Asie de l’Ouest voie de passage antique entre Turquie anatolienne et Egypte sinaïque ne peut se concevoir que dans un vaste espace mosaïque fédérant des entités aux évidents intérêts communs sur cette terre trois fois sainte. La perspective annoncée d’un retour à deux Etats asymétriques n’est pas viable ; c’est un nouveau piège pervers (blog).
Au fond ce qui rend cette fin d’année aussi confuse et inquiétante, c’est le retour du fracas des combats souvent ouverts entre communautés frustrées, voisines ou non, privées de souveraineté, de marge de manœuvre et donc de perspectives. Le moteur profond de la conflictualité de ce deuxième XXI e siècle est alimenté par la revendication de souveraineté des peuples dans leurs espaces de vie dans un monde dont l’interdépendance s’est renforcée et diversifiée. En voici trois domaines exemplaires.
- Le changement climatique a induit une vraie révolution planétaire que rythment désormais les COP qui se succèdent (LV 230) : les pays les plus avancés veulent s’approprier la climatologie d’une planète qui se réchauffe et connaît de nombreux accidents climatiques. Mais les plus entreprenants dans le secteur des énergies renouvelables peinent à convaincre les plus nombreux de renoncer aux abondantes ressources énergétiques fossiles. Chacun veut pouvoir utiliser souverainement ce à quoi il a accès (charbon, tourbe, gaz profond ou gaz de schiste). C’est la cause souvent masquée de nombre de frictions et de coups fourrés.
- La récolte et l’utilisation de la masse des gisements de données accessibles procure à ceux qui les dominent un pouvoir considérable dont ils font une utilisation marchande ou géopolitique. Ils sont souvent devenus des concurrents des Etats ou des mercenaires à la disposition du plus offrant. Les peuples de la planète asservis à la dynamique formidable de l’IA, le plus souvent à leur insu ou avec leur consentement implicite, ne répondent plus aux prescriptions habituelles de la démocratie et de la dévolution à un Etat impartial de leur souveraineté (LV 232). Taxés de populisme quand ils veulent garder la main sur leur destin, ils sont aux prises avec des modernistes qu’ils gênent dans leur marche vers le progrès collectif.
- Les domaines habituels de la compétition mondiale sont l’objet d’intenses tensions : les divers espaces fluides, espaces communs souvent peu ou mal administrés, océanique, sidéral, électromagnétique, monétaire, normatif, monétaire, moral …). Car il y règne des positions dominantes qui irritent les opérateurs de la planète en mettant sous tutelle les Etats. Le front stratégique actuel est double : la dollarisation des activités économiques et son pouvoir extraterritorial ; la lutte entre la démocratie marchande libérale et les systèmes autocratiques et sa dimension morale. Ces deux fronts très actifs qui postulent la prévalence du modèle occidental ont conduit à une interdépendance suspecte et vivement contestée.
Dans ce paysage si exigeant, la France a cherché à tirer son épingle du jeu mais s‘est heurtée à une profonde défiance dans la zone sahélienne dont elle a été exclue. Elle a dû en rabattre sur sa capacité à tenir une position singulière médiatrice dans le concert européen sur le rapport à la Russie qu’aurait justifiée sa position de seule puissance nucléaire européenne ; elle a rallié le consensus au sommet de l’Otan à Vilnius en juillet. Elle a entrepris de se lancer à son tour et à son rythme dans l’économie de guerre en commençant par la modernisation de sa capacité nucléaire. Elle va devoir en 2024, affiner sa ligne de conduite pour conserver une capacité d’action extérieure souveraine et garder en mains propres- et passer à la postérité- autant que possible les clés intactes de son destin. Pour cela, il lui reste à mieux définir ses espaces impératifs de souveraineté nationale et de coopération avec ses voisins, ses interdépendances mutuellement favorables pour affronter avec ses atouts propres la conflictualité qui vient.
Fin de cette année 2023 mouvementée. Bonne année 2024 à tous les amis de La Vigie
Jean Dufourcq (CA2S), fondateur et directeur de La Vigie
Crédit photo : https://academiesciencesmoralesetpolitiques.fr/2011/06/06/le-nouveau-systeme-international/
L’accent mis sur la souveraineté est très bien venu, et on peut distinguer entre les lignes une critique qu’on aurait voulue plus féroce de l’inacceptable rupture de la France avec sa stratégie traditionnelle d’intermédiation entre les blocs. Sa soumission complète (et honteuse) à un camp dans l’affaire ukrainienne du fait de la mise en oeuvre d’une improbable et ridicule souveraineté « européenne » (réaffirmée lors des voeux du président) va se trouver face à face avec la réalité de la victoire russe, maintenant inéluctable.
Quelle sera la position de la France lorsqu’il faudra discuter de sécurité en Europe avec la Russie, négociation rejetée l’année dernière par l’Occident unanime et qui sera bien sûr la condition de tout arrangement pacifique, après, il faut l’envisager, l’installation de la Russie sur toute la façade maritime de l’Ukraine démembrée ?
Les choses semblent pourtant assez claires: la guerre menée par l’Ukraine n’est ni soutenable ni soutenue et la participation de l’Occident à cette boucherie est en échec dans tous les domaines, l’aspect moral en plus, l’Ukraine bombardant ouvertement des zones civiles sans intérêt militaire avec des armes à sous munitions. L’effondrement militaire ukrainien est maintenant inévitable: on voit mal l’année 2024 se terminer sans qu’il ne se produise. Ne faudrait-il pas dès maintenant envisager le renouvellement de toute l’élite européenne qui a conduit l’Union à cet échec retentissant ?
Car il faut l’ajouter, l’intérêt de l’Europe dans un monde en cours de dédollarisation n’est pas non plus la décarbonation de son industrie, chimère suicidaire ridicule dont se moquent les puissances émergées dopées aux énergies fossiles (comme cela est dit ici, d’ailleurs), mais le maintien à flot (s’il en est encore temps) et le développement de cette industrie aujourd’hui gravement menacée, ce qui ne pourra se faire, afin de vivre avec (et certes pas d’empêcher, rêve imbécile à abandonner) une hausse des températures planétaires maintenant aussi inéluctable que la victoire russe.
Quand donc serons-nous dirigés par des gens capables de regarder la réalité en face ?