Avdivka a finalement chuté très vite, marquant un net revers ukrainien. La semaine a aussi été intense sur le font diplomatique avec les soutiens européens, la mort de Navalny et le début de la conférence de Munich.
Crédit : poulet volant
Déroulé des opérations militaires
On a moins parlé cette semaine de frappes de missiles. Malgré tout, les Ukrainiens ont réussi à couler un navire russe, la corvette lance-missiles Ivanovets, par une attaque nocturne de drones navals ukrainiens.
Front de Kherson. Sans changement.
Front sud : Ce samedi, reprise d’une activité russe face à Robotyne. A surveiller.
Front de Donetsk. Les poussées russes vers Novomykhailivka et Marinka se poursuivent : peu à peu, les micro-gains commencent à créer une situation périlleuse pour la ligne ukrainienne, dans ce secteur au sud-ouest de Donetsk.
La grande affaire a bien sûr été la chute d’Avdivka. Elle semblait inéluctable, la seule question étant de savoir comment les Ukrainiens allaient s’y prendre : défense de l’avant à tout prix, comme à Bakhmout ? ou au contraire évacuation progressive ? Avouons que j’ai été surpris par la rapidité à laquelle la ville est tombée, surtout en abandonnant la cokerie.
Les Ukrainiens ont laissé planer le doute mais la chute du point de fixation de Zénit en milieu de semaine a sonné le glas du reste. Le retrait a semble-t-il été conduit selon les règles (celles que j’apprenais lieutenant) : on laisse un rideau défensif devant pour fixer l’ennemi et on évacue le gros : cela semble s’être fait en discrétion, de nuit, par petits groupes de 10 ou 20 de façon à éviter la détection les tirs ennemis. Il reste que la ville est tombée en une semaine mais cela semblait inéluctable, à partir du moment où les Russes avaient atteint la ligne de vie de la ville, ce que nous avions constaté la semaine dernière.
Front de Bakhmout : Les Russes poussent toujours et ont atteint la bourgade d’Ivanivske. Ils tentent de s’infiltrer au sud de Bogdanivka pour la contourner et atteindre les premiers môles défensifs de Chasiv Yar. Il est possible qu’ils poussent au sud d’Ivanivske vers la cote 200, de façon à dominer Klishivka. Les Ukrainiens tiennent pour l’instant leurs positions et ont dû aménager une ligne défensive du canal, 4 km en arrière.
Front de Svatove/Koupiansk. Sans changement sinon la poursuite de la poussée à l’ouest de Kreminna.
Analyse militaire
La chute d’Avdivka constitue à l’évidence un revers important pour les Ukrainiens. La ville est tombée en 4 mois (Bakhmout était tombée en cinq) et il est probable que les pertes humaines consenties par les Russes ont été moindres dans le deuxième cas que dans le premier.
Je m’interroge sur les pertes ukrainiennes : les vidéos montrent finalement peu de blessés, morts et prisonniers ukrainiens. Cependant, il y en a et on n’abandonne pas une ville comme celle-là sans consentir des pertes (de 500 à 2000 selon les chiffres qui circulent, incluant morts, blessés et prisonniers). Le point important me semble que les Ukrainiens ont cette fois préférer retirer leurs troupes plutôt que de combattre jusqu’au bout. Cela est cohérent avec ce que l’on sait de leurs difficultés de recrutement : la loi sur la dixième mobilisation traîne toujours au parlement et l’observateur a compris que le remplacement de Zaloujny portait aussi sur le différend existant à ce sujet. Ils doivent aujourd’hui économiser leurs forces. L’accent est nouveau par rapport à ce qu’on avait vu à Bakhmout.
La prise d’Avdivka est le résultat d’un effort russe consistant (avec une tactique adaptée à la situation), un rapport de feu imparable (10 contre 1) mais aussi une crise des effectifs ukrainiens. Nous en avons déjà parlé mais cela constitue vraisemblablement leur point de fragilité le plus important, plus encore que les munitions.
Constatons enfin que la prise d’Avdivka constitue une prise de 50 km² d’un coup. Depuis octobre, les Russes ont regagné près de 250 km² sur les Ukrainiens : les avancées de la contre-offensive de 2023 (360 km²) ont été en partie compensées. Ce lent grignotage épuise les troupes ukrainiennes.
Elles ont mis à profit ces quelques mois pour organiser leurs lignes défensives. La cokerie n’a pas été conservée alors qu’elle aurait pu constituer un point de résistance, le temps de laisser les troupes se reconfigurer à l’arrière. A très court terme, elles vont tenter de se rétablir sur une ligne courant de Tonenke et Orlivka jusque Berdichi (mais de façon temporaire, je pense). La ligne suivante, plus à l’ouest, court des étangs de Karlovka jusqu’à Ocheteryne puis Niu-York et Toresk. Plus en arrière, deux petites villes servent de forteresses possibles : Pokrovsk et Kostantynivka, ultime rideau défensif avant Kramatorsk. Tout dépend du degré de désorganisation et de la préparation faite en amont. Mais quand on lâche du terrain, il est courant de ne pas lâcher la ligne mais une grande zone à l’arrière de façon à avoir le temps de se rétablir pendant que l’ennemi avance prudemment et est obligé de nettoyer les zones délaissées. On échange du terrain contre du temps et des forces, selon la vieille équation tactique que je vous ai déjà expliquée.
Les possibilités russes sont plus nombreuses. Ils devraient poursuivre leur effort pour dégager les approches de Donetsk. Ainsi, il est probable qu’ils tentent de clore le saillant sud entre Marinka et Vouhledar. Déjà, ils ont lancé plusieurs actions autour de Pobjeda et NovoMykhailivka. De même, ils vont tenter de prendre la zone au nord de Marinka qui rejoint Pervomaiske. Enfin, je les vois pousser contre Niu-York, depuis le sud (Avdivka et Krasnohirivka) mais aussi Horlivka, de façon à peser sur Toresk.
Simultanément, ils poursuivront leurs poussées au nord : Chasiv Yar face à Bakhmout, Siversk, Kremina et Koupiansk. Ils peuvent aussi relancer à partir du sud (saillant d’Orikhiv) de façon à forcer les Ukrainiens à choisir leurs lieux de défense.
Ce n’est pas brillant mais cela tire parti des atouts russes face aux difficultés ukrainiennes : dans cette guerre d’usure, l’attrition touche désormais plus les Ukrainiens que les Russes. Ce sont les défenseurs qui risquent des effondrements localisés. Or, ils disposent de moins de positions favorables qu’avant et doivent organiser des terrains ouverts. Ainsi, alors que beaucoup pensent qu’il peut y avoir une grande percée, il est possible que les Russes poussent simultanément en de multiples endroits pour forcer les Ukrainiens à raccourcir leurs lignes et à céder du terrain. Il semble aujourd’hui que les Russes disposent de plus de réserves opératives que les Ukrainiens.
Les perspectives tactiques de ces derniers sont sombres, ne le cachons pas. Il est très possible que la perte d’Avdivka soit le début d’une série de revers.
Avdivka est-il un succès important : oui, bien sûr puisqu’il vient clore une année de bras de fer. Souvenons-nous de nos perceptions il y a un an, en février 2023 : les Ukrainiens sortaient de la reprise de la rive droite du Dniepr et de la saisie de positions à l’est de l’Oskil. Ils recevaient des matériels occidentaux en nombre et l’état d’esprit était fort optimiste. Chacun croyait à leur victoire.
Puis il y eut la contre-offensive en juin, son échec patent dès le mois d’août, puis la reprise de la poussée russe dès octobre. La prise d’Avdivka conclut donc un cycle qui a inversé les rapports de forces et les perceptions. Lors de sa conférence de presse de cette semaine, E. Macron a dit que « la victoire russe » n’était pas permise : cela signifie clairement qu’elle est désormais dans les équations. Avdivka est un succès tactique (dégagement de Donetsk), opératif (confirmation d’une approche russe de la guerre) mais aussi symbolique. C’est peut-être un tournant.
Analyse politique
V. Zelensky est venu cette semaine en Europe pour signer deux partenariats de sécurité (avec la France et l’Allemagne) puis pour assister à la conférence de Munich. Cette séquence, dans le prolongement de l’aide européenne de 50 milliards d’euros, est significative d’une certaine fébrilité. Les Européens ont compris que les Américains ne pourraient plus aider l’Ukraine et qu’ils devaient prendre en charge le soutien. La coalition d’artillerie, lancée par la France en janvier, a précédé une coalition de défense antiaérienne, annoncée cette semaine. Malgré tout, cela peine à convaincre malgré toutes les déclarations. Il y a loin de la coupe aux lèvres et l’effort actuel semble trop tardif face aux difficultés ukrainiennes du moment, beaucoup plus pressantes que certains l’imaginent. Il n’est aujourd’hui plus sûr que l’Ukraine puisse résister tout au long de 2024 en attendant que les prochains renforts (F 16 ou autres) arrivent et rééquilibrent le rapport de force. Sa situation me semble beaucoup plus grave que certains ne le comprennent, malgré tous les discours alarmistes tenus à la conférence de Munich. L’annonce aujourd’hui du Danemark de donner toute son artillerie à l’Ukraine est le signe que certains ont perçu cette urgence.
Car une guerre d’usure est une guerre de logistique. Elle tient aux équipements, aux munitions, aux effectifs, aux pièces détachées, à l’argent. L’Ukraine manque de tout et l’Europe ne lui donnera pas tout cela (sauf de l’argent) car cela aurait signifié une montée en puissance de l’appareil industriel. Cela prend des mois et n’a pas été fait, sinon marginalement. Pendant ce temps, la Russie qui était, ne l’oublions pas, le deuxième exportateur d’armement au monde, a remis au pas son appareil industriel, aidée par un pouvoir centralisé et des contournements faciles des blocus occidentaux (il n’est que de voir la hausse subite des exportations européennes, notamment allemandes, vers le Kazakhstan ou les pays du Caucase pour le comprendre). Autrement dit, la Russie est passée en économie de guerre, pas l’Europe. Les déclarations émues à Munich ou ailleurs n’y changeront rien.
Certains en tireraient la conclusion qu’il faut négocier maintenant. A ceci près que V. Poutine n’y a aucun intérêt aujourd’hui et attendra les résultats de l’élection américaine (et de l’évolution sur le terrain) avant de vouloir discuter (malgré ce qu’il a pu raconter lors de son entretien avec T. Carlson, qui relève évidemment plus de la posture que de la disposition sincère). Nous risquons donc d’avoir beaucoup de mauvaises nouvelles en provenance de Kiev dans les semaines à venir.
Quant à la mort de Navalny, qu’elle est été directement décidée en haut lieu ou qu’elle soit le fait des mauvais traitements infligés depuis trois ans, elle constitue un crime d’Etat imputable au régime. Elle a suscité beaucoup d’émotions en Europe ce qui n’a suscité aucune réaction au Kremlin, exclusivement tourné vers l’intérieur : on y a senti une sourde inquiétude face à ce qui pouvait se passer dans les élites pro-occidentales de Moscou et de Saint-Pétersbourg. Les réactions démesurées (arrestation des moindres dépôts de fleurs) montrent un pouvoir fébrile qui n’est pas aussi assuré qu’il y paraît. Non que Navalny représentât une menace politique contre Poutine, mais l’élection présidentielle approche et même si son sort est joué d’avance, j’observe une sorte de méfiance envers tout ce qui peut se passer en Russie, malgré la reprise en main opérée depuis des mois. Le régime est ainsi en train de montrer une paranoïa croissante. Malgré les déclarations assurées du Kremlin, une fragilité intérieure le corrode sourdement.
OK
Il y a polémique sur les circonstances exactes de la prise d’Avdiivka, qui se serait d’après les propagandes russes, très mal passée: refus d’obéissance de la brigade Azov, évacuation précipitée la veille de l’ordre officiel, drames dans la boue et les mines, abandon des blessés, prisonniers en nombre non prévenus de l’évacuation, cadavres en nombre dans la ville.
En tout cas, la ville ne fut pas investie, mais encerclée et privée de sa « ligne de vie ». Il y a de la part des Russes, méthodique et systématique privation de l’Ukraine de ses ressources sur la ligne de front et aussi en profondeur, et cela partout en même temps. Cela finira mal et l’inquiétude affichée est raisonnable.
On se gaussera de l’espoir laissé finalement aux pauvres gens qui signent des accords de « sécurité mutuelle » avec le perdant de cette guerre inutile perdue d’avance menée pour d’obscures raisons.