L’année 2024 déjà bien encombrée par une multitude de rendez-vous programmés, sociaux, politiques, électoraux, sportifs en France, en Europe et dans le monde, nous plonge dans une incertitude d’une ampleur rarement atteinte depuis la fin de la guerre froide, il y a plus de trente ans. Qui ne le dit, qui ne le voit ? Nul ne sait dans quel désordre elle se terminera.
Pour l’illustrer voici ci-après une plongée profonde dans les méandres confus de quatre sérieux débats du moment : la morosité ukrainienne, la dissuasion européenne, le réarmement stratégique de la France, les jeux de guerre du Levant.
Morosité ukrainienne.
L’avenir de la nouvelle Ukraine qui a émergé il y a deux ans reste bien incertain. On affecte aujourd’hui de découvrir la double réalité contradictoire du front de la guerre qui s’y déroule : une vaillante nation qui s’est cristallisée en se battant depuis février 2022 ; un pays qui a perdu 20% du territoire qui lui a été internationalement dévolu en 1991, après l’URSS. Kiev accuse les Occidentaux de l’avoir soutenue trop mollement puis lâchée en cours de route ; Moscou accuse Kiev d’avoir voulu domestiquer les Russes ethniques et les Ukrainiens russophones vivant en Ukraine et Washington d’avoir poussé à une confrontation armée. Cette guerre anachronique et fratricide a déjà fait au bout de deux ans près de 400.000 victimes de part et d’autre, autant que la guerre de Sécession américaine (1861-1865) qui mit quatre ans à se solder. Le front de guerre semble stabilisé pour quelque temps.
Ce nouveau tribut sanglant payé à l’instabilité du cœur de l’Europe fera date et ses victimes seront un jour vengées. Comme leurs cousins ukrainiens qui souffrent, les Russes massés derrière leur tsar intraitable aspirent à la stabilité, la liberté, la prospérité ; ils voient la pression qu’ils endurent se muer en répression. Les pays de « la nouvelle Europe », ces Etats fébriles de la ligne de démarcation à l’Est, bien remparés dans l’Otan, s’inquiètent pour leur avenir et veulent à tout prix éviter que la Russie gagne ce round tragique, en redoutant un prochain dans les années à venir. Tous les Etats-membres de l’Union européenne se réarment à leur rythme et seront prêts à livrer bataille plus tard même s’ils annoncent une reprise agressive russe vers 2029 ! De leur côté, les 7 milliards d’habitants de la planète non directement concernés par cette énième guerre ouverte au cœur de l’Europe s’impatientent de ses effets économiques et prennent leurs distances géopolitiques. Ce conflit ouvert au devenir illisible pourrait s’arrêter instantanément si l’état de fait constitué par l’annexion russe conduisait à un statu quo acceptable par Kiev et si la Russie était fermement dissuadée d’aller plus loin à l’Ouest.
Que penser de tout cela ? D’abord qu’il y eût à l’évidence des responsables aussi retors que brouillons à Londres, Washington, Kiev et Moscou, même si la guerre a été déclenchée par V. Poutine. Ensuite qu’on peut déplorer que personne n’ait prôné la pondération, la négociation et la répartition équitable des gains et des pertes du conflit pour préserver les évidents intérêts communs entre Kiev et Moscou. Enfin qu’il est admis par la pensée dominante que Moscou est intrinsèquement pervers alors que Kiev est définitivement démocrate. En plongée profonde, il n’y a pas de place pour la nuance, pas d’espace pour le débat contradictoire. Tous asphyxiés ! La sortie de guerre sera laborieuse.
Dissuasion européenne.
La scène internationale est aujourd’hui dominée par les propos martiaux de Trump, Poutine, Biden, trois « vieilles canailles » de plus de 70 ans qui s’en partagent la vedette. Les récents dires du prétendant Trump qui rappellent ceux de son premier mandat ont fait trembler d’effroi les alliés de l’Otan. Le leader américain de l’Otan pourrait-il refuser sa protection militaire aux mauvais payeurs européens ? En cas d’agression d’un allié par l’ours russe, Trump dirait à chacun de se débrouiller avec la Russie … Commencez par solder votre dette et financez votre défense (ces 2% du PIB recommandés en 2014 au sommet de Galles).
Alors on a réétudié en Europe le détail de l’article 5 du traité de Washington, revisité la doctrine nucléaire de l’Otan et redécouvert la fluidité de leur application. De là, on s’est souvenu de l’existence de la capacité nucléaire stratégique de la France et on a ressorti des tiroirs les vieux concepts pourtant inopérants de dissuasion concertée, par constat, de dissuasion européenne des années 1990. Mais personne ne pense sérieusement troquer le parapluie nucléaire américain pour une ombrelle française. L’autonomie stratégique de l’Europe si souvent évoquée attendra même si l’actuelle fermeté affichée à Paris après bien des changements de pied depuis 2017 permet à certains de rêver à une acquisition à moindres frais par les Européens d’une Otan que Washington aurait désertée. Toujours est-il que les déclarations du candidat Trump ont sérieusement affaibli la réassurance nucléaire américaine sur le continent européen et jeté un doute salutaire sur l’existence d’un camp occidental solidaire. A l’Europe de se saisir du dossier.
De fait la campagne électorale américaine a démarré sous les bien mauvais auspices du découplage transatlantique et malgré une tentative de relance alternative de cette défense européenne souvent rêvée à Paris, on ne voit pas les Norvégiens, Britanniques, Allemands ou Polonais s’en contenter facilement. Encore une fois le fort contraste entre le débat américain, la fragilité ukrainienne et la détermination sans concession de Moscou met en évidence la réalité virtuelle des entreprises militaires de Bruxelles. L’ivresse des profondeurs de l’incertitude majeure dans laquelle vit le continent européen depuis 2021 bloque tout réalisme stratégique et notamment toute velléité collective d’intimidation sérieuse de Moscou.
Réarmement stratégique français.
Dans le vaste projet de réarmement de la France tel qu’il est développé aujourd’hui, il y a plusieurs volets que la politique décline aujourd’hui avec force détail. Mais il en manque un qui devrait s’imposer pour la période actuelle, c’est celui d’un sérieux réarmement stratégique. Car semble venu le temps du recul, des calculs soignés et de la grande stratégie pour faire face à la marche désordonnée du monde et à ses dangers. Et il passe par la capacité de la France d’assumer une certaine forme de solitude dans le concert européen pour ouvrir de nouvelles voies et la sortir de l’ornière dans laquelle elle est tombée après son éviction d’Afrique et l’effacement brutal du couple franco-allemand qui sut si souvent réguler la sécurité européenne et gérer la relation avec la fédération de Russie.
Pour ces temps qui viennent, la France va devoir revenir sur son rapport à une Europe dont la composition et les priorités ont profondément évolué. La nouvelle Europe ne s’accommode plus guère des spécificités de Paris, qu’elles soient budgétaires, sociales, sécuritaires ou nucléaires et de ses engagements sans retour dans la lutte contre le réchauffement climatique. C’est en fait le rêve européen de la France qui est mis en question et la perspective d’une intégration toujours plus étroite qui porte des priorités de moins en moins partagées. Le réarmement stratégique français doit partir du fait que l’engagement désormais en pointe de la France dans le soutien à l’Ukraine n’accroit guère son leadership militaire sur le continent face à la Russie. Il neutralise en revanche son apport réel de puissance nucléaire à la sécurité européenne et la fait renoncer à contribuer à son niveau à l’équilibrage des forces antagonistes sur le continent.
Pour ces temps incertains, sans autre feuille de route qu’une incertaine puissance européenne régulatrice à venir, Paris continue à vivre en apnée stratégique sans en tirer aucun avantage et risque un enrôlement de facto dans des actions qui ne lui conviendront pas et réduiront encore plus sa marge de manœuvre et sa fonction de recours. A temps d’incertitude maximale, grande stratégie réaliste et vision au long cours opiniâtre!
Jeux de guerre au Levant.
Entre Anatolie turque et Sinaï égyptien, la guérilla fait rage tous azimuts et le jeu des puissances concernées par la guerre d’attrition massive de Gaza est de plus en plus trouble. Notamment celui des puissances tutélaires régionales, Turquie, Iran et Russie avec qui Israël a maille à partir dans des bras de fer souvent complexes. Agressé sauvagement à Gaza, Israël se débarrasse aujourd’hui à grands frais politiques et en y sacrifiant le privilège moral hérité de la Shoah, de l’hypothèque du Hamas qui de son côté a troqué son étiquette de mouvement terroriste frériste pour celle prestigieuse de fer de lance de la résistance palestinienne.
Dans cet affrontement radical, on est surpris par le jeu sur plusieurs tableaux des acteurs régionaux, la Jordanie qui en oublie qu’elle majoritairement peuplée de palestiniens, Qatar qui fait cohabiter les contraires à l’abri des forces américaines et arbitre sans vergogne des négociations scabreuses, Ankara qui montre la duplicité de ses intentions en se rapprochant du Caire et faisant la navette des intérêts qui se combinent en Ukraine, Bakou qui convoite l’Arménie et irrite l’Iran, alors que ce dernier arme la fraction houtie du Yémen qui vole au secours des Gazaouis en attaquant Israël et ses soutiens. De leur côté, Ryad et Dubaï toujours rivaux systémiques se tournent vers les mirages technologiques du XXIe siècle comme Néom et vers les marchés prometteurs d’Asie.
Une autre forme d’apnée stratégique se développe dans cette mosaïque de l’Asie de l’Ouest qu’ont désertée les Américains qui hier encore la régulaient au mieux de leurs intérêts. Aujourd’hui, elle se recompose en pensant au gaz abondant qui comme en Ukraine entretient chez tous un rêve de puissance et de prospérité et fluidifie les voisinages les plus tendus. Une autre plongée profonde dans l’inconnu. Où en sera-t-on cet été ?
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De ces quatre dossiers très sensibles, on a le plus grand mal à débattre rationnellement en France. Il nous faut pourtant défricher des pistes sérieuses et concrètes pour échapper aux multiples impasses de ce deuxième XXIe siècle qui s’est ouvert après le Covid et les guerres en Ukraine et à Gaza. On aura beau multiplier les tables rondes à vocation européenne, en français ou en anglais, à Munich, Bruxelles ou à l’Ecole militaire, on ne pourra guère avancer aisément.
Nous ne pourrons pas développer une grande stratégie efficace pour la France en Europe et pour l’Europe dans le monde tant que nous n’aurons pas recalé nos boussoles sur le monde tel qu’il est aujourd’hui et non comme nous l’avons rêvé pendant la guerre froide et subi depuis la fin de celle-ci, il y a 30 ans. Il nous faut y travailler ouvertement, posément, sérieusement et en chassant les biais stratégiques dont nous sommes coutumiers. Revenons à la surface du monde pour observer sa marche ; reprenons notre souffle pour aborder ses jeux plus complexes, plus démultipliés, moins prédéterminés et lisibles qu’avant.
Ce nouveau monde stratégique qui est désormais le nôtre ne nous est pas nécessairement plus défavorable que l’ancien.
JD
Source photo : Est Républicain (ici)
Que de manière subtile et civile ces choses-là sont dites !
1) L’échec des discours et velléités européennes en Ukraine est total.
2) L’Europe de la défense est une chimère absurde dénuée de sens.
3) La France n’a plus de position stratégique cohérente.
4) Le Moyen-Orient est soumis aux intrigues des frères musulmans.
Le point 4 est particulièrement intéressant et mériterait un point 5. À l’heure où ce qui concerne la France se situe en méditerranée à cause de la Turquie et de l’Algérie (par ailleurs en conflit avec le Maroc), nous regardons (louchons?) vers l’Ukraine qui ne nous est rien.
Les menaces directes, en particulier sur notre propre sol sont pourtant claires. La diaspora malienne perturbée par la propagande russe (qui ne va pas se gêner), la diaspora algérienne travaillée de même, tout cela doit se percevoir à la lumière de (1).
Dramatique conséquence d’un erreur stratégique majeure qui ne ressort pas de l’apnée, mais bien du suicide lamentable d’une élite française qui ne le cède en rien à celle de 1940.
Le nouveau monde se gratine.