Méditerranée étendue : ambitions italiennes au-delà de l’Europe (LV 244) (gratuit)

Depuis 2022, l’Italie a décidé d’afficher un nouveau positionnement stratégique dans une zone allant du Golfe de Guinée au nord-ouest de l’océan Indien qu’elle inclut dans le concept de « Méditerranée étendue ». Cette vision transversale, qui inclut aussi bien des aspects diplomatiques et économiques que militaires et sécuritaires, souligne les ambitions de Rome vers un flanc Sud de l’Otan et de l’UE, trop souvent délaissé. En appui de cette stratégie, l’Italie développe également un outil naval fort, centré sur une évolution importante des capacités et une croissance spectaculaire des volumes, en faisant un partenaire essentiel de la France, en particulier vis-à-vis de l’IndoPacifique

La publication par le ministère italien de la Défense en mai 2022 de la Stratégie de Sécurité et de Défense pour la Méditerranée a été un tournant dans l’approche des enjeux stratégiques régionaux par l’Italie (LV 236). La « Méditerranée étendue » qu’elle promeut démontre l’intérêt de l’Italie pour une région qui s’étend bien au-delà des seules rives du bassin intérieur.

L’élargissement de la Méditerranée présenté dans le document conduit à regader celle-ci depuis le Golfe de Guinée à l’Ouest jusqu’au Golfe arabo-persique à l’Est, depuis étendu jusqu’à la côte ouest de l’Inde, là où commence l’US Indopacom.

Prenant acte de « l’instabilité du flanc Sud », Rome a donc décidé de mettre en œuvre une projection de la sécurité méditerranéenne qui soit en mesure d’inclure à la fois une partie non-négligeable de l’Afrique – correspondant à l’ensemble de la bande sahélo-saharienne de l’Atlantique à l’Indien – ainsi que le nouveau cœur des approvisionnements énergétiques européens, à suite de la coupure rapide des livraisons de gaz russe. Cette orientation questionne ainsi les ambitions italiennes, à la fois en termes diplomatiques mais aussi au-delà, dans les capacités militaires au service du projet de l’Italie.

L’Afrique, au sud de la Libye

Historiquement, le positionnement italien en Afrique méditerranéenne est surtout héritier d’un rapport particulier à la Libye, unique colonie maghrébine de Rome, qui était pensée sous Mussolini pour servir de tremplin vers un grand destin africain, de la Tunisie à l’Égypte. Malgré un héritage colonial difficile, entretenu par M. Khadaffi afin d’obtenir des subsides italiens dans les années 1980-2000, l’Italie avait su faire de la Libye un territoire de projection économique intéressant, notamment pour Eni qui était l’acteur dominant du secteur des hydrocarbures et le premier partenaire de la Noc, compagnie nationale. L’intervention des forces de l’Otan en 2011, conduisant à l’effondrement du régime de Khadaffi puis au chaos persistant dans le pays, a fortement pénalisé l’Italie dans son rapport Nord-Sud, puisque la Libye est devenue un État failli, très longtemps incapable de fournir des volumes de pétrole autres que symboliques.

Il fallut ainsi attendre 2018 pour retrouver une production dépassant le million de barils par jour, soit moins de 60% de la production de 2010… De fait, entre le besoin de retrouver des fournisseurs d’hydrocarbures et la nécessité de contrôler les flux migratoires qui explosent au travers de cette route centrale africaine, l’implication italienne se déploie nécessairement plus loin, d’abord au Maghreb, puis dans la moitié nord de l’Afrique.

Le gouvernement Meloni, approfondissant cette politique, semble avoir décidé de nouer des partenariats forts avec les États de cette région sahélo-saharienne étendue, en profitant notamment du quasi-abandon européen consécutif au départ de la France et aux multiples renversements de régimes ayant amené au pouvoir des gouvernants plus proches de Moscou et de Pékin. La vision italienne d’une approche coopérative permettrait en effet d’offrir une alternative, pour autant que les acteurs locaux acceptent cette main tendue, ce qui est pour le moment encore peu visible.

Toutefois, cette approche de la Méditerranée étendue vers l’Afrique implique une vision qui est de facto également tournée vers l’Atlantique. En positionant spécifiquement le Golfe de Guinée comme limite sud-ouest, l’Italie fait ainsi le choix d’un positionnement résolument lié à l’UE (sécurité et sûreté maritime) voire à l’Otan (défense navale), dans deux dimensions différentes. Puissance hauturière en Méditerrranée et désormais en Atlantique, Rome vise également un développement plus original vers l’Est.

L’Italie vers l’Indopacifique ?

Bien entendu, au-delà de l’orientation atlantique et africaine portée par ce concept, ce qui frappe réellement c’est la volonté affichée d’une extension de l’orientation méditerranéenne à l’Est, à savoir vers l’océan Indien. En effet, en examinant l’histoire italienne dans sa profondeur, l’attrait pour la Corne de l’Afrique est patent. Outre la douloureuse colonisation de la Somalie à l’extrême fin du XIXe siècle, puis l’annexion de l’Éthiopie en 1936, l’Italie a cherché à asseoir de manière feutrée une certaine influence régionale, y compris par la participation aux opérations de sûreté maritime portées par l’Otan (Ocean Shield) ainsi que par l’Union européenne ou un groupe d’États européens (Atalanta, Agenor et plus récemment Aspides) avec, en outre, une base militaire permanente à Djibouti depuis 2012. Toutefois, cette volonté italienne d’être présente dans cette zone, se limitait jusqu’alors à la mer Rouge, voire aux abords du Golfe arabo-persique pour la protection du commerce maritime, notamment celui des hydrocarbures.

De là et prenant en compte une vision qui depuis 2022 s’est davantage étendue vers l’Est, il est intéressant de remarquer que l’Italie se positionne comme un acteur à venir de l’Indopacifique, y compris par le renforcement des coopérations avec certains acteurs comme le Japon. L’annonce début 2024 du déploiement du groupe aéronaval du Cavour en Indopacifique avec une coopération renforcée avec Tokyo n’est ainsi pas passée inaperçue.

L’outil naval au service des ambitions

Cette stratégie, si importante qu’elle soit, ne serait rien sans la capacité militaire et politique de mise en œuvre d’une présence réelle dans l’ensemble de la région désignée, apte à rassurer les partenaires et à créer un effet réel sur le terrain. Or, l’Italie affiche clairement depuis quelques années la forte volonté de développer de manière importante son outil militaire en général et naval en particulier, en appui de la vision de cette « Méditerranée étendue ».

Ainsi et sans se lancer dans un catalogue fastidieux, il est intéressant de regarder l’évolution récente et programmée de la marine italienne, en termes de volume de forces aussi bien que de capacités.

Il faut avant tout noter que l’Italie se positionne comme une puissance aéronavale, avec deux porte-aéronefs de petite taille (Cavour et Trieste) destinés à accueillir des F-35B. S’ils sont d’un tonnage moindre que ceux du Royaume-Uni, avec un emport d’appareils plus limité, ils visent surtout à disposer d’une capacité d’action et de commandement dans les trois dimensions, y compris avec les capacités amphibies du Trieste, plus navire multi-rôles que porte-aéronefs pur. En outre, ces navires bénéficient de l’accompagnement des frégates de défense aérienne et anti sous-marines (classes Orizzonte et Bergamini) issues des mêmes programmes que les FDA et les Fremm de la Marine nationale, même si elles affichent des différences mineures.

Dans le domaine des forces sous-marines, le remplacement en cours des vieux SM diésel-électrique de classe Sauro, conçus dans les années 1970, par des U212-A de classe Todaro disposant d’une propulsion avec AIP, devrait faire entrer l’Italie dans une autre dimension s’agissant des opérations sous le dioptre. Identiquement on note la volonté italienne de devenir le leader des questions d’action dans les fonds marins, avec l’ambition d’accueillir un centre d’excellence de l’Otan sur le sujet à La Spezia,

Enfin, dans le domaine des navires de surface, outre l’accompagnement des groupes aéronavals et amphibie (autour des LPD de classe San Giorgio/San Giusto), il faut noter la volonté de disposer d’un nombre impressionnant de frégates (10 équivalent Fremm et 2 équivalent FDA d’ici quelques années), de corvettes lance-missiles (7 « patrouilleurs hauturiers » classe Thaon di Revel et potentiellement 8 « European Patrol Corvette »), sans compter l’annonce faite en 2020 du programme de 2 destroyers de plus de 10 000 tonnes. En y ajoutant les capacités de projection et de soutien, notamment les navires de ravitaillement de classe Vulcano que la France a choisi comme base pour ses BRF, Bâtiments ravitailleurs de force, l’Italie se positionne comme l’une des premières marines européennes en termes de capacités navales. Avec l’unité de projection géographique que procure le concept de Méditerranée étendue, la marine italienne devient aux côtés de la Marine nationale, l’acteur naval allié de référence de l’Europe pour la protection navale sur son flanc Sud.

En réalité, l’Italie fait face à un double défi de maintien de ses ambitions traditionnelles en Méditerranée, notamment un engagement important mais délicat en Méditerranée orientale, entre Chypre et Liban, pour lequel le rapport avec la Turquie est tout sauf simple, et une ambition nouvelle au-delà de ce cadre historique. Puissance engagée en Atlantique et en Indopacifique tout à la fois – même si ces deux zones sont pour l’instant circonscrites à une partie d’entre elles – l’Italie inaugure ainsi un rôle comparable à celui de la France et les engagements qui l’accompagnent.

La croissance de l’outil naval italien, très impressionnante, représente l’effort nécessaire pour une puissance non-nucléaire pour être en mesure de réaliser les contrats diplomatiques et militaires que l’Italie semble vouloir désormais honorer.

Le couple franco-italien ?

À l’approche du sommet de Washington de l’Otan, cette attitude italienne volontaire est particulièrement intéressante pour la France. Loin d’être un compétiteur dans cette nouvelle région de la Méditerranée étendue, l’Italie est avant tout un partenaire qui permet d’une part de renforcer la puissance navale européenne, d’autre part de réaffirmer l’engagement géopolitique des grandes nations européennes et alliées vers un flanc sud trop longtemps délaissé, enfin de mettre en avant la pertinence d’une projection militaire vers l’Indopacifique pour la sécurité économique et la sûreté stratégique du continent européen.

La complémentarité des capacités et des ambitions entre Paris et Rome doit ainsi permettre, avec un dépassement des divergences politiques, d’établir un couple solide et pertinent pour la sécurité d’une région sans cesse plus contestée. C’est la vertu déjà célébrée du poumon italo-français de l’Europe.

JOVPN

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