Bilan n° 96 du 22 septembre 2024 (guerre d’Ukraine)

Le gambit de Soudja a manifestement échoué. Les Russes prennent leur avantage et s’ouvrent beaucoup d’opportunités sur tout le front. La situation ukrainienne est difficile.

Déroulé des opérations militaires

Comme depuis plusieurs semaines, les Ukrainiens frappent les dépôts de munition russes. Ils ont ainsi obtenu deux beaux succès cette semaine avec visiblement des milliers de tonnes d’explosifs partis en fumée. Cela gêne évidemment les Russes : il faudra examiner si leur capacité d’artillerie (le RAPFEU) baissera au cours des prochaines semaines.

Front sud : Petite poussée russe au sud-est d’Houliapolje, front qui avait été inactif depuis des mois. Dans le collier défensif ukrainien au sud, elle s’intercale entre Orikhiv (au nord de Robotine) à l’ouest et Grand Novosilka à l’est.

Front de Donetsk : Vouhledar demeure un des trois axes d’effort russe. En trois semaines, la localité de Kostantynivka a été largement conquise avec des poussées vers l’ouest et au nord. Vodiane a été pris ainsi que les terrils à son sud. Les Russes poussent au nord de Vodiane

A l’ouest de Vouhledar, les Russes ont pris Prechystivka et sont en vue de Zolota Nyva, dernier bastion à l’est de Grand Novosilka. Simultanément, ils poussent depuis Prechystivka vers le nord, passant la petite rivière pour chercher à prendre pied sur les hauteurs à l’ouest de Vouhledar.

Au centre, depuis Marinka, les Russes ont progressé vers Heorhivka. Juste au-dessus, depuis Krasnohorivka, ils ont progressé le long de la rive sud de la Lovoza. Les unités ukrainiennes sont acculées à l’ouest de la Vocha sur un petit point d’appui, Masymilianivka. Or, cette position constitue la défense orientale de Kourakhove, au sud du grand réservoir de la Vovcha. Cette pointe est donc à surveiller.

Dans le secteur ouest de Pokrovsk, l’avancée russe s’est poursuivie. Sur la partie sud, Halytsynivska ainsi que la plus grande partie de Zhelanne Pershe ont été prises. Entre les rivières Vocha et Osykova, les Russes ont pris Hostre, comme on l’a vu. Un peu plus loin, le bourg d’Ukrainsk a été pris ouvrant la voie à de premiers combats à Hirnyk au sud, à une poussée vers l’ouest permettant de déborder Selydove par le sud. Au nord de Selydove, Marynivka est sous contrôle russe, ainsi que tout le mouvement de terrain, à l’ouest de Novohrodivka, jusqu’aux lisières de Lysivka. Hrodivka a été complètement investie par les Russes qui sont passés sur la rive nord de la rivière Zhuravka. Entre les deux, Kruty Yar semble en position difficile. Les Russes sont à moins de 8 km des limites orientales de Pokrovsk.

Dans le secteur de Toretsk : Les Russes ont comblé la petite enclave ukrainienne qui avait été dégagée au nord de Niu York. Ils se sont établis sur la hauteur à l’ouest. Ils ont enfin progressé le long de la rive ouest de la rivière Krivi, couvrant tout le flanc occidental de Nelipvka sur l’autre rive, cherchant visiblement à contourner Toretsk par l’ouest. Dans Toretsk même, la progression est lente mais ils sont parvenus au centre-ville.

Front de Bakhmout : Klishkivka a été abandonnée par les Ukrainiens même si les Russes commencent juste à s’établir dans le bourg. En revanche, ils ont progressé sur les hauteurs au nord, approchant (et selon certaines sources atteignant) le canal Siverski Donetsk.

Au nord-ouest de Soledar, les Ukrainiens ont repris quelques positions à Zalinianske. Sur la rive droite de la Bakhmoutka, Spirne a été prise (je n’arrive plus à retracer quand, je ne crois pas l’avoir mentionné) Les Russes progressent légèrement vers Vyimka. Dans cette direction, Siversk est à moins de 10 km.

Front de Svatove/Koupiansk. Au sud, les Ukrainiens ont regagné un peu de marge à l’ouest de Troske. En revanche, les Russes ont pris Nevske. Makivka est complètement sous contrôle russe et ils ont franchi la Zherebets. Plus au nord, les Russes ont étendu leur saillant à hauteur de Pischane et sont désormais à 4 km de la rivière Oskil, menaçant directement Krouhlyakivka. Synkivka a été prise par les Russes et la rive orientale de Koupiansk est désormais menacée par le nord et par le sud.

Front de Kharkiv : RAS

Front de Soudja : Les Russes ont lancé une contre-attaque à l’ouest de la poche. Ils ont repris « 10 octobre », Snagost, Byakovo, Obukovka, Liubimovka, Darino. Tolsty Lug resterait ukrainien. A l’est de la poche, ils ont repris Borki.

Les Ukrainiens ont lancé une contre-attaque sur la contre-attaque, à l’ouest, à hauteur de Veseloye devant laquelle ils buttent et de Medveze, sans grand succès et avec pas mal de pertes. Ils n’ont pas réussi à déstabiliser le dispositif russe au sud de la rivière Siem.

Analyse militaire

Il y a trois semaines, les Ukrainiens ont pris 61 km² dans la poche de Soudja, puis perdu 167 km² la semaine dernière et 88 km² cette semaine. Ils ont ainsi perdu au moins un quart du territoire qu’ils contrôlaient dans cette poche. La contre-attaque russe a l’air de fonctionner, attirant des moyens ukrainiens soit dans une contre-attaque sans grand effet, soit dans la consolidation des gains de la poche.

Celle-ci peut être divisée en trois segments. Un petit segment en avant de Korenovo qu’il n’est plus envisageable de prendre : les Ukrainiens vont devoir organiser un repli pour éviter de se faire couper ; Un segment central, entre Kremanoye et Cherkasskoe, qu’ils peuvent encore tenir en se maintenant sur les points hauts ; un segment oriental, au nord et au sud de Soudja, qui paraît le plus facile à conserver.

L’observateur voit ainsi se concrétiser le pessimisme qu’il manifestait depuis le début de cette offensive ukrainienne dans le nord : non seulement les Russes ne s’y sont pas fait prendre mais le piège s’est replié sur celui qui croyait le tendre. Aujourd’hui, les pertes ukrainiennes dans la zone paraissent élevées pour tenir un dispositif sans grande utilité tactique. Les moyens et réserves consenties ici font défaut ailleurs. Le stratégiste s’interroge : s’il est envisageable de tenter des coups de poker, il était facile de constater assez vite que celui-ci n’avait pas fonctionné. Pourquoi continuer à s’obstiner depuis trois ou quatre semaines en expliquant que tout est conforme au plan, alors que l’échec semble évident ? D’autant que le gain politique ou sur le moral, espérés au début, se retournent désormais contre Kiev. La logique voudrait que les Ukrainiens organisent un retrait ordonné. Peut-être vont-ils vouloir tenir jusqu’à l’automne humide.

Dans le Donbass, les Russes ont conquis 73 km² il y a trois semaines, puis 109 km², puis 125 km² cette semaine. Le rythme moyen est de 14,6 km² quotidien, 100 km² hebdomadaire. Le pari ukrainien à Soudja se paye cher dans le Donbass !

Les Russes n’ont jamais cessé leur effort sur le front principal du Donbass. Ils ont délaissé le front de Kharkiv (c’est de là que viennent les deux-tiers des unités envoyées à Soudja), réduit fortement leur activité sur le front du sud et maintenu leur activité sur le front de l’est. Ils ont principalement insisté sur le dégagement de la ville de Donetsk, puisque le front se situe globalement à plus de 23 km de la ville. Elle n’est donc plus sous la menace de l’artillerie ukrainienne. Il faut ici comprendre que depuis deux ans, il s’agissait d’un des objectifs constants des Russes, qui explique notamment qu’après avoir pris Severodonetsk ils aient donné cette priorité au sud ce qui m’avait surpris à l’époque.

Or, le dégagement de Donetsk leur donne plus d’opportunités. Constatons déjà qu’ils multiplient leur stratégie des coups d’épingle consistant à lancer à des endroits les plus divers du front de multiples actions pour fixer l’attention des Ukrainiens et les forcer à ne pas trop dégarnir leurs lignes. Ainsi voit-on une légère reprise d’activité dans le front sud. Outre Robotine qu’on a un peu évoqué ces derniers mois (il s’agissait de reprendre le terrain perdu en juin 2023), voici qu’on reparle des localités d’Orikhiv, d’Houliapolje et de Grand Novosilka. Ceci se conjugue à l’encerclement en cours de Vouhledar, autre objectif russe depuis deux ans. Le bourg devrait tomber prochainement. Ce faisant, il ouvrira une progression depuis le sud vers Kourakhove, vers l’est vers Grand Novosilka. Pour Moscou, il s’agit non seulement d’arriver avant l’hiver à établir une ligne de front entre Pokrovsk et Grand Novosilka, mais aussi de reprendre une grande partie méridionale de l’oblast de Donetsk et enfin de préparer une offensive sur le reste de l’oblast de Zaporijia. Moscou veut ainsi conquérir sur le terrain ses revendications territoriales. Constatons enfin que je ne vois pas de siège de Pokrovsk à court terme, sinon quelques actions pour forcer les Ukrainiens à y maintenir des troupes.

C’est dans le même ordre d’idée que l’on voit se développer de multiples actions concourantes plus au nord : à l’ouest de Bakhmout avec des efforts depuis Toretsk au sud, Chasiv Yar au nord-est, pour prendre en tenaille Kostantinivka, verrou du Donbass nord. Plus au nord, une même manœuvre de prise en tenaille de Siversk se met lentement en place. Enfin, sur le front entre Svatove et Koupiansk, les poussées russes visent à segmenter le front en secteurs séparés, plus difficiles à soutenir par les Ukrainiens. Ce façonnage est obtenu à l’est de la Zherebets qui est atteinte ou dépassée en plusieurs endroits (Makivka et Nevske). Les unités ukrainiennes entre Terny et Torske devraient logiquement se replier d’ici quelques semaines. Plus au nord, c’est le dispositif à l’est de l’Oskil qui est lui-même tronçonné à hauteur de Pischane, permettant d’isoler le dispositif ukrainien en avant de Koupiansk.

Tous ces mouvements tactiques sont limités et ne montrent pas les grands mouvements qui plaisent tant aux amateurs de jeux vidéo, eux qui font grand bruit sur les réseaux sociaux sans vraiment comprendre ce qui se passe. Ils sont conformes tout d’abord aux capacités russes mais aussi à la doctrine et témoignent d’une méthode, suivie obstinément, avec quelque succès. En moins d’un an (date du début de la poussée offensive russe, début octobre 2023), les Russes ont pris près de 800 km² vers Pokrovsk, près de 300 à Vouhledar, 200 vers Kharkiv, 200 vers Koupiansk, 230 vers Bakhmout, 80 en secteur sud : en tout, 1800 km² avec un rythme quotidien passé de 1 ou 1, 5 km² à 15 km². C’est incontestablement efficace. Surtout, on ne voit pas ce qui pourrait aujourd’hui arrêter ce mécanisme sinon une difficulté à nourrir la machine, que ce soit en hommes ou en munitions : mais cela ne ferait que ralentir, probablement pas stopper l’avancée, d’autant que le rythme de dégradation des forces ukrainiennes semble beaucoup plus inquiétant.

Les Ukrainiens semblent réduits à devoir céder régulièrement du terrain, des forces et des hommes, en espérant passer l’hiver le moins mal possible et que 2025 amène des renforts en hommes formés grâce à la mobilisation. Ni les F16 ni les missiles longue portée ne changeront la donne. Enfin, il est peu probable qu’ils attirent les troupes de l’Otan à leurs côtés. Les perspectives sont sombres.

Analyse politique

Nous étions peu nombreux à avoir manifesté dès le début leur circonspection voire leur scepticisme envers le gambit de Soudja, même si la presse américaine était, comme d’habitude, beaucoup plus réservée que les commentateurs français (ceux-ci commentent, ils ne lisent pas).

Désormais, chacun constate que l’affaire est ratée (un peu comme l’an dernier à l’issue de la contre-offensive de juin). La seule différence est que ce constat entraîne beaucoup de critiques en Ukraine, aussi bien parmi les soldats que parmi la population. Il faut ici constater que celle-ci commence à être lasse de la guerre et des privations mais surtout de l’usure provoquée par les innombrables coupures d’électricité. Le système politique ne donne évidemment pas satisfaction et ce n’est pas le récent changement de gouvernement qui donne l’illusion d’un profond renouvellement. Il y a crise à Kiev, il est temps de le dire.

D’autant que la magie communicante de Zelensky n’opère plus. Passons sur un ministre français des affaires étrangères qui démontre son manque de manières en pianotant son téléphone pendant le discours du président ukrainien. Plus sérieusement, l’affaire de l’autorisation de missiles à longue portée montre que l’Occident ne peut plus. Il n’y a pas seulement un épuisement des stocks disponibles, il y a aussi une profonde hésitation à transférer de l’armement de très haute portée à un acteur au bord de la rupture et qui serait prêt à tout, notamment à viser des cibles essentielles à la dissuasion russe. Les Ukrainiens avaient déjà, il y a quelques mois, frappé un radar de défense avancée russe appartenant au système de dissuasion, au grand mécontentement des Américains. V. Poutine a été pour très clair à ce sujet des armes à longue portée lors d’une déclaration à Vladivostok. Cette fois, ce n’est pas Medvedev qui parle à l’opinion russe, c’est le patron qui parle aux Occidentaux.

Beaucoup de commentateurs expliquent que les lignes rouges russes n’en sont pas et qu’on n’a pas cessé de les franchir et qu’il n’y a aucune raison de s’arrêter. Il y en a pourtant une : celle du plafond nucléaire.

Ceci explique l’apparente impuissance occidentale à soutenir l’Ukraine. Il ne s’agit pas simplement d’un calendrier politique (l’élection américaine) mais du constat que l’on s’approche d’un terme. Aussi réentend-on parler, mezza voce, de négociations. Cependant, elles ne s’ouvriront pas avant le début de 2025 et la mise en place non seulement d’un nouveau (nouvelle) président américain mais aussi d’un nouveau Congrès, qui donnera ou non les marges de manœuvre au nouvel impétrant. D’ici-là (trois à quatre mois, 100 jours), la nature des opérations militaires ne devrait pas changer fondamentalement, gênée seulement par la météo.

OK

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