Poursuivant son travail sur les rapports du droit et de la situation au Proche-Orient, maître Immarigeon nous propose ce texte fort intéressant. LV.
« Je ne suis pas sûr qu’on défende la civilisation en semant la barbarie ». Cette petite phrase prononcée par Emmanuel Macron le 24 octobre, en réponse au Premier ministre israélien qui qualifie les opérations sur Gaza et le Liban de « guerre de civilisation contre le barbarisme », a suscité des réactions aussi saugrenues que celles en riposte à la précédente déclaration présidentielle sur la création d’Israël comme sujet de droit [1].
Ainsi, après avoir légitimé l’Etat hébreu sur la seule victoire de ses armes, refusant toute valeur à la résolution 181 de l’ONU du 29 novembre 1947, les détracteurs du président de la République ont cette fois justifié les crimes commis par Israël par son essence parlementaire : une démocratie ne peut pas être barbare. C’est méconnaître tout autant l’histoire que le droit.
L’histoire tout d’abord. Les tortures et les exécutions extra-judiciaires d’Alger en 1957, justifiées par la nécessité d’empêcher des attentats dans les cinémas et aux terrasses des cafés, n’auraient pas été des crimes au prétexte que la IVe République, régime d’assemblée aux députés élus au scrutin proportionnel, était une démocratie ? De même les missions Zippo de l’Opération Phoenix qui ont entraîné la mort, selon les chiffres officiels américains, de 40 000 personnes, y compris des massacres de villages entiers au débouché de la Piste Ho-Chi-Minh, n’auraient pas davantage été des actes de barbarie (même My Lai ?) au motif que l’Amérique de Martin Luther King était une démocratie ? Il est certain que les résidents de la Casbah fermaient les yeux sur les réseaux de l’ALN et les populations du nord de Saïgon sur les tunnels du Viêt Cong, comme celles de Gaza sur ceux du Hamas. Peut-on pour autant prétendre, pour citer le président Isaac Herzog, que « ce n’est pas vrai, cette rhétorique selon laquelle les civils ne sont pas conscients et ne sont pas impliqués », et dès lors clamer, comme l’a fait le ministre de la défense israélien, que « nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence », ou, comme un acteur français a osé dire à propos des Palestiniens, qu’on avait « affaire à des sauvages », tout en s’étonnant que leurs voisins arabes ne les prennent pas chez eux et qu’il faille encore longtemps les supporter en Judée et en Samarie [2] ? « Un homme, ça s’empêche », écrivait Albert Camus, et c’est la même chose pour les civilisations et les nations. Israël ne s’empêche plus.
Mais parlons du droit, parlons de droit. Le piège tendu il y a un quart de siècle par Al-Qaïda, puis ensuite Daech et il y a un an par le Hamas, s’est refermé. Notre guerre s’affranchit du droit au nom d’une symétrie mimétique entre l’acte terroriste et la réplique à cet acte. Si le barbare s’exclut du droit, pourquoi nous y contraindre nous-mêmes ? C’est oublier le propos du film qui agaça Winston Churchill, Colonel Blimp de Powell et Pressburger, lorsque le héros se félicite, le 11 novembre 1918, que le droit l’ait emporté (Right is might after all) sans rien concéder à la barbarie qui l’avait agressé (Clean fighting, honest soldering have won). The Great Parliamentarist n’avait-il pas lui-même répondu, lorsqu’on le pressait au plus fort du Blitz allemand de fermer restaurants, théâtres et cinémas londoniens : à quoi bon alors se battre contre les Nazis…? Deux ans plus tard, lors de la crise de juin 1942, il acceptait un débat de censure aux Communes. C’est cela, la civilisation, et n’y voir qu’un esthétisme de nation nantie et en paix est un songe de primitif.
Tsahal commet-il à Gaza depuis un an, et dans une moindre mesure au Liban, des crimes de guerre ? oui, il n’y a aucune discussion possible, ses responsables seront jugés, du ministre au soldat sur le terrain, y compris certains de nos compatriotes partis combattre à Gaza et qui pourraient passer par les cabinets des juges d’instruction lors de leur retour en France. Se retrancher derrière la nature du régime politique pour poser, par principe, qu’une démocratie est innocente des crimes qu’elle commet, est ridicule. S’agit-il de crimes contre l’Humanité ? Non, la haine raciste des discours qu’on a cités ne se résout pas dans un projet d’extermination des Palestiniens en tant que population. Mais la négation par Israël de leur existence en tant qu’identité politique et entité territoriale et le refus désormais officiellement exprimé du vote de partage de l’ONU de 1947 (voir supra), pourraient y conduire si, comme Tel-Aviv n’en a plus guère d’alternative, Gaza et la Cisjordanie étaient vidés de leur population et annexés à l’Etat hébreu. La déportation est en effet de nature génocidaire, comme tout déplacement forcé interdit par la Convention IV de Genève de 1949.
Voilà l’état du droit, ce vieux truc qui fonde nos nations européennes, une légalité qui reste toujours le marqueur d’une civilisation qui a lutté pour être nantie et en paix, mais est en voie de marginalisation dans un monde qui se rebarbarise et où l’arbitraire, le règne de la force et le fait accompli sont de nouveau les supposés moteurs de l’histoire. Le procès de Nuremberg avait judiciarisé les crimes de guerre, créé la notion de crime contre l’humanité et préfiguré celle de génocide que le statut de Rome, créant la Cour Pénale Internationale, a précisée. Faut-il tenir ce droit pour l’épiphanie d’un âge de Lumières révolues ? Pour le reste, laissons au président Macron le soin d’expliquer sa métonymie.
Jean-Philippe Immarigeon
[1] Voir sur La Vigie, « Israël, le droit et l’ONU », 17 octobre 2024 :
https://www.lettrevigie.com/blog/2024/10/17/israel-le-droit-et-lonu-jph-immarigeon/
[2] Voir sur La Vigie, « Lettres de Saragosse aux Français égarés », 5 juin 2024 :
https://www.lettrevigie.com/blog/2024/06/05/lettres-de-saragosse-aux-francais-incertains-j-ph-immarigeon/
Il me semble que la chose, fort complexe, est ici prise avec une légèreté inacceptable.
Les bombardements des villes allemandes et japonaises entre 43 et 45 furent ils des crimes de guerre, ou des crimes contre l’humanité ? Et oui. Ne pas accepter d’envisager l’aporie et continuer les larmes dans la voix de parler de droit international, ou, encore plus absurde, d’envisager de juger en France des binationaux israéliens pour leurs actions dans la bande de Gaza tourne au surréel woke. 12 millions de civils allemands furent expulsés de l’Est de l’Europe en 45 et les souffrances de ces civils, assumées par leurs vainqueurs furent tragiques. Les considérer justifiées par le droit international est aussi infâme et absurde que d’exiger à l’époque ou maintenant des réparations pour ce qui fut des crimes de guerre commis par les alliés vainqueurs.
Faut-il donc rappeler que le « droit, ce vieux truc qui fonde nos nations européennes » ne les fondait pas toutes il y a 80 ans ? Le procès de Nuremberg a-t-il justifié les bombes atomiques sur le Japon, entériné une communication politique nécessaire qui fut bien obligée de laisser impunis des milliers de criminels, ou été un sommet de la civilisation ?
La fiction du droit international embrume les cerveaux des européens oublieux de leur histoire et les conduit à prendre des positions morales exigeantes et revendicatives hors de propos. Alors qu’ils n’en ont pas les moyens, ni individuels et collectifs, ni moraux ni intellectuels. Oserait-on plus modestement se plaindre des souffrances de l’humanité dans son ensemble en s’abstenant de donner des leçons qui ne peuvent être reçues ?