Il faut aussi écouter les lieutenants, surtout quand ils nous parlent de l’armée de Terre de demain. La Vigie a toujours eu à coeur d’accueillir les jeunes plumes : elle est donc particulièrement heureuse de publier cet article !
Le présent article reprend un échange avec Etienne Marcuz à la suite de son fil « Une nouvelle armée de terre » sur le réseau social X, puis publié ici, sur la Vigie. Je remercie d’ailleurs l’intéressé pour son travail qui a ouvert une parenthèse de stimulation intellectuelle particulièrement intéressante et cordiale. S’agissant de mon premier article, il convient de préciser que je ne suis qu’un simple observateur, souhaitant contribuer au débat stratégique général et ne parlant au nom d’aucune institution.
Etienne ouvrait la réflexion sur la possibilité – voire la nécessité – pour l’Armée de Terre de se doter de nouvelles capacités de frappes à longue portée et de renforcer celles existantes. L’armée de Terre assumerait son volume réduit et sa structure légère et expéditionnaire d’un côté et investirait dans les lance-roquettes longue portée et les lanceurs balistiques de l’autre. Sa capacité à peser dans un conflit majeur en coalition reposerait donc – principalement mais pas uniquement – sur cette capacité à livrer des feux indirects en profondeur, et organiserait en partie sa structure et les missions de ces unités autour de cette nouvelle capacité. La question de fond qui demeure est donc : « Comment donner à l’AdT la capacité de délivrer des effets stratégiques ? »
Derrière cette question vient une idée sous-jacente, celle de ne pas être trop déclassée, que ce soit dans l’allocation des budgets ou postes occupés par rapport à la Marine Nationale et l’Armée de l’Air et de l’Espace qui concentrent finalement toutes les « fonctions stratégiques hautes », pour reprendre des termes chers à l’IESD. L’idée serait d’investir davantage dans l’artillerie et la missilerie longue portée, pour délivrer des frappes en profondeur, si besoin sur le territoire ennemi. A la différence de Marc Chassillan, cela n’impliquerait pas ici l’abandon du segment blindé[1].
Si l’auteur de ces lignes a un tropisme terrien assez classique, il se soigne. De nombreux articles et ouvrages ont tendance à relativiser l’impact des batailles – voire des opérations – dans les victoires d’un camp ou d’un autre dans l’histoire militaire. On peut renvoyer notamment à The Allure of the Battle[2] ou How the War was won[3]. La patiente attrition du potentiel militaro-industriel par la domination navale, les coups portés aux infrastructures stratégiques et aux voies de communication, joueraient in fine plus dans la victoire d’une guerre que les batailles ou les opérations terrestres. Ainsi, si le débat historiographique n’est par exemple pas complètement terminé, O’Brien affirme que ce n’est pas la saisie par les Soviétiques du pétrole roumain en 1944, pas plus qu’une pénurie de travailleurs – leur nombre ayant même augmenté durant la guerre – à cause de l’attrition sur les effectifs, mais bien les évolutions tactiques dans l’escorte des bombardiers à long rayon d’action et l’apparition du Mustang P-51 qui avaient permis de porter un coup dur à la production des avions, des roulements à billes, du caoutchouc, au raffinage du pétrole spécifiquement. Des choses plutôt dans les mains des forces aériennes et navales aujourd’hui.
Il serait donc effectivement judicieux pour tout le monde que les capacités de l’AdT dans le domaine ne se limitent pas à quelques LRU. Tel que je le comprends, l’idée serait plutôt de structurer les forces terrestres autour du feu indirect – aujourd’hui la manœuvre est plutôt privilégiée – et d’organiser les unités autour de lui, à savoir la protection des vecteurs et l’acquisition d’objectifs dans un contexte de guerre majeure. Dans la mesure où cette réorganisation se ferait à volume d’effectifs à peu près constant, des choix s’imposeraient et bouleverseraient l’architecture même de l’Armée de Terre.
Le retour d’expérience de la guerre d’Ukraine a mis en avant l’importance des frappes en profondeur. Mais également son corollaire, l’importance de s’en prémunir. On peut donc s’attendre à ce qu’au niveau stratégique, certaines infrastructures soient mieux protégées, plus dispersées. On voit ici et là des raffineries russes désormais protégées avec des grillages anti-drones (il reste à voir si cela est efficace). De leur côté, les Ukrainiens avaient dispersé dès le début de l’invasion une partie de leur flotte aérienne pour se prémunir des frappes russes ciblant leurs aérodromes. Au niveau du théâtre, il est possible que les unités de soutien soient reculées d’avantage, le soutien divisionnaire pourrait ainsi être positionné à une centaine de kilomètres du front contre une soixantaine à ce qui était prévu avant la guerre en Ukraine. Elles pourraient être couplées avec l’utilisation de plus de vecteurs légers pour maintenir du ravitaillement régulier sur des étendues plus longues et privilégier la livraison (l’arrière qui amène la ressource à l’avant) à la distribution (l’avant qui se ravitaille à l’arrière). La question des durées de stabilité pour le soutien pourrait se poser afin de limiter leur vulnérabilité aux frappes de drones ou d’artillerie, ce qui imposerait une mobilité accrue.
L’innovation n’étant pas l’apanage des unités de mêlée, il y aura peut-être des innovations techniques pour les unités de soutien (les shelter de maintenance type FRSN pourraient accroître l’autonomie des unités du Matériel et les rendre moins prévisibles sur leurs zones d’implantation). Les évolutions pourraient être doctrinales sur la généralisation des points de regroupement de matériels à réparer et du salvage d’une part, le choix d’un approvisionnement en matériels complets plutôt qu’en pièce de rechanges, le tout afin de limiter le temps en maintenance et donc l’immobilisation du soutien. Tout un ensemble d’évolutions ou d’innovations qui pourront rendre l’obtention de ces effets par des frappes en profondeur plus incertaine et compliquée.
Bien que l’AdT garderait un modèle complet, nous reviendrons sur l’aspect RH, elle pourrait prendre le risque de suivre la trajectoire des pionniers de la puissance aérienne pour lesquels, je caricature, il était possible d’abattre une armée par le bombardement de l’arrière. Pour autant si les bombardements stratégiques ont déjà été efficaces par le passé, ils ne garantissent pas la reddition d’un chef ni de sa population.
Je comprends aussi que nous agirions en coalition et que d’autres pays auraient à leur charge le segment lourd, à la fois dans leur stratégie industrielle et dans la répartition des missions, au contact. Ainsi, quand bien même nous échouerions à porter suffisamment atteinte au potentiel de combat ennemi (ENI) par des frappes en profondeur, il y aurait des unités de mêlée d’autres pays amis au contact avec celles de l’ENI. Notre contribution aux abords de la ligne de contact serait alors donc principalement (modulo les unités de mêlée non astreintes à la protection des vecteurs terrestres stratégiques) effectuée par des unités de renseignement. On ferait donc reposer notre contribution au sang versé (aussi important en coalition que la contribution aux destructions portées à l’ENI) sur des unités qui doctrinalement chez nous sont envisagées comme des unités de devant pas être décelées et détruites. Le tout en assumant de ne pas complètement participer à un effet stratégique difficilement perceptible : forcer le chef ennemi à admettre sa défaite et à se soumettre.
Toutes biaisées qu’elles sont, batailles et opérations sont à la fois résultats mais aussi « insuffleuses » de dynamiques dans les appareils politico-militaires respectifs et dans leur rapport de force. Or dans notre réflexion, unités de renseignements et “sonnettes” ne sont pas censées être décelées, engagées et donc détruites, bien que la guerre étant la guerre, il y aurait nécessairement des pertes chez elles. De plus, les évolutions technologiques dans les moyens de surveillance, le tout dans un contexte d’un front linéaire et potentiellement saturé, pourrait rendre là aussi plus incertaines les tentatives d’infiltration pour collecter du renseignement. Enfin, il ne faut pas non plus mésestimer la fonction renseignement du combat lui-même, ce qu’on appelle le “renseignement par le feu” où, en somme, des unités de combat classiques, par la prise de contact avec l’ENI (contact au sens militaire signifiant combat), renseignent le chef et le cellules renseignement des états-majors sur le dispositif ennemi, son échelonnement et son articulation. Cela implique donc une masse de combat également.
D’autre part, évoquons les vecteurs proposés pour l’escorte ou le renseignement. Sans être pointilleux et en se limitant à un ressenti personnel, je ne suis pas sûr de la pertinence de la gamme Griffon aujourd’hui hormis sur certaines spécialités. Son gabarit et toutes ses optiques (à l’instar du Jaguar) le rendent, à mon sens, difficile à infiltrer en terrain centre-europe boisé ou boueux. Surtout, dans sa variante infanterie, quelle pertinence tactique y a-t-il entre le Serval et le VBCI. Le VBCI est moins haut que le Griffon et impose déjà un dispositif coupe-branche devant sa caméra MOP lors d’un passage dans les bois… Il semble mieux protégé par le simple fait déjà qu’il n’a pas de pare-brise, et dispose d’un C25 contre une 12.7 pour le Griffon. Je ne suis pas suffisamment connaisseur pour comparer les capacités de franchissement, néanmoins il me semble que des unités médianes motorisées combattant principalement à pied pourraient se satisfaire du VBCI également. D’autre part le Serval plus petit, possède (à un strapontin près) la même capacité d’emport de groupe d’infanterie – sachant que la venue du chef de son section et de son radio se rajoutant au groupe embarqué impose quoi qu’il arrive une petite gymnastique, et la capacité d’avoir une 12.7 également. Notre segment lourd est en réalité assez léger (hors XL) par rapport à d’autres armées. Quand à leur assigner des missions d’escorte de vecteurs longue portée alors que les GTIA demandent maintenant à leurs trains de combat (TC2) d’assurer leur autoprotection pour gagner un pion N6 (section de combat) pour la manoeuvre d’un SGTIA, je ne suis pas sûr que cela puisse se matérialiser. En revanche, dans cette logique, pour le renseignement au contact, massifier le segment mécanisé français dont nous avons dit qu’il était finalement plutôt léger – ou du moins le renforcer pour garantir aux unités le composant d’être au plus proche de leur TUEM théorique, afin de permettre également d’infiltrer depuis un front linéaire, des PRI, des SRR, des patrouilles d’unités du renseignement avant l’engagement de pays partenaires beaucoup plus lourds, voici qui pourrait être intéressant.
Enfin, la partie RH. Quand bien même il n’y aurait pas nécessairement une augmentation d’effectifs et que schématiquement on recruterait moins de fantassins et plus d’artilleurs, des problématiques inhérentes à l’armée professionnelle se poseraient. Toutefois une armée professionnelle subit les mêmes questions d’attractivité qu’un autre métier. Voire pire, elle est en concurrence avec le monde civil et en son propre sein. Cette attractivité se joue sur la réputation de l’unité (et il y a des unités incroyables mais sous-côtées), la spécialité, la localisation (même écueil) et les possibilités de départ en OPEX. C’est très arbitraire voire injuste, c’est pour ça qu’en école, chez les sous-officiers et les officiers ou en CIRFA il y a des unités plus attractives. En anecdotes personnelles, j’ai déjà vu un ami artilleur très bien classé en D.A, très intéressé par la sol-air et le sud de la France, hésiter à choisir cette spécialité à cause des qu’en dira-t-on, parce que ces unités avaient la réputation de ne pas partir. Pareil pour des camarades cavaliers brillants se justifiant d’avoir choisi la lourde comme s’il s’agissait de quelque chose de honteux. Ou pour finir des amis fantassins hésitant entre deux régiments assez semblables en faisant des calculs savants pour savoir lequel repartirait le plus tôt en OPEX, et si les compagnies prépositionnées libéraient des places de chefs de section. C’est un fonctionnement courant. Or, oui les classements, les calculs pour choisir son unité ont toujours existé même du temps des appelés.
Seulement, l’armée étant le reflet d’une société où, si la jeunesse s’engage toujours, il y a une recherche d’épanouissement et une détermination à aller voir ailleurs si cette dernière n’est pas assouvie. Or, malheureusement pour l’instant la sol-sol longue portée n’est pas, je crois, ce qui attire le plus, pas parce que c’est nul mais pour les raisons arbitraires évoquées au-dessus. Encore une fois, sans être expert, repenser l’organisation de l’AdT autour de domaines qui ne semblent pas attrayants aux hommes et femmes qui la composent, que ce soit chez les cadres et techniciens qui seront orientés dans cette spécialité ou dont les unités devront la protéger, cela risque de poser des problèmes. Contrairement aux sous-marins qui offrent une culture de milieu bien à part comme peuvent l’offrir les unités de montagne à leur échelle dans l’Armée de Terre, ainsi que des phases d’embarquement assez régulières, les unités sol-sol longue portées n’auraient probablement que les théâtres d’opérations en centre-Europe ou dans certains cas dans les outre-mer français tout en étant exclues des opérations expéditionnaires qui pourraient revenir. Il pourrait en résulter un attrait plus faible alors que nous l’avons dit, le tabou de quitter l’institution au bout de quelques années pour aller voir et s’épanouir ailleurs semble avoir sauté. Et c’est vrai pour d’autres spécialités.
Il n’est pas totalement vrai non plus qu’affirmer qu’à effectifs constants il y aurait des vases communiquant entre armes ou spécialités. Quand on dit moins de fantassins pour plus de cybercombattants, ce n’est pas forcément vrai car on ne demande pas les mêmes qualités. Dans certains cas on demande même plus de choses, un spécialiste guerre-électronique dans une Section de Reconnaissance et de Guerre Electronique en régiment d’infanterie devra être aussi fantassin. De même, il ne sera pas nécessairement aisé dans la phase de recrutement d’identifier dans un profil de fantassin, de cavalier ou de sapeur, un personnel apte à mettre en œuvre un missile balistique.
Pour conclure il convient peut-être d’élargir les perspectives. Repenser l’ossature de l’AdT posera la question d’une forme de contrainte pour y parvenir, et avec ça peut-être, celle d’une forme de conscription dont les modalités seraient à définir pour dépasser certains problèmes RH. Il y a des profils dont l’armée aujourd’hui aurait besoin plusieurs mois en continu dans l’année pour que cela soit efficace opérationnellement, tant il ne faut pas sous-estimer le nombre de jours sur le terrain et les cycles de préparation dont les terriens ont besoin pour entretenir leurs savoir-faire, et je doute que la réserve et les réformes qu’elle va connaître puissent combler ce manque.
Lieutenant L.
[1] https://www.lopinion.fr/international/marc-chassillan-et-si-larmee-francaise-abandonnait-ses-chars-leclerc
[2] Cathal J. NOLAN, The Allure of the Battle, A History of How Wars have been won and lost, Cambridge, Cambridge University Press, 2019.
[3] Philips PAYSON O’BRIEN, How the war was won, Cambridge, Cambridge University Press, 2015 (réed 2018).