Après une année 2014 marquée par la surprise devant l’émergence de l’État Islamique, une année 2015 inquiète devant sa résistance, ce début d’année 2016 semble marqué par un regain d’optimisme envers l’organisation. Ainsi, les instituts anglo-saxons dressent le décompte exact des pertes de territoire de l’organisation. Selon une étude de Janes parue en décembre dernier, elle aurait perdu 14 % de son territoire en 2015. Une autre étude de fin mars 2016 évoque le chiffre de 25 %. Ceci concerne l’Irak et la Syrie. On pourrait de même évoquer les revers subis par l’EI en Libye, dont la récente perte de Derna en Cyrénaïque. (Texte de l’intervention prononcée le 30 avril dernier au Forum International de Réalités, à Hammamet, en Tunisie. OK)
Certains pensent alors qu’il y a une solution militaire à l’EI et que l’on réussira à l’annihiler. En avril, le ministre français de la défense, JY Le Drian, lors d’une visite en Irak, estimait qu’en 2016, aussi bien Rakka que Mossoul (les deux places-fortes de l’EI) pouvaient tomber (voir ici ). Dès lors, la question qui vient à l’esprit est la suivante, aussi provocante paraisse-t-elle : faut-il penser l’EI au passé ? Pour y répondre, nous évoquerons d’abord le Moyen-Orient puis la Libye, avant de conclure sur le cadre tunisien.
L’EI au Moyen-Orient
Les dates sont bien connues : l’ancienne Al Qaida en Irak retrouve un certain succès à partir de 2011, date majeure pour le pays. En effet, les Américains partent assez abruptement tandis que le Premier Ministre Maliki mène une politique pro-chiite qui laisse les sunnites à l’écart des centres de pouvoir, ce qui nourrit la révolte. AQ en Irak s’était transformée en État Islamique en Irak dès 2006. En 2013, Al Baghdadi s’affirmant face à al Zawahiri rompt avec Al Qaida (et donc le front Al Nusrah syrien, contre lequel il n’hésitera pas à combattre désormais). Le nouvel EI conquiert Falloujah début 2014 dans l’indifférence générale, puis s’empare de Ramadi en mai et de Mossoul en juin 2014. En Syrie, la rupture déclenche une guerre interjihadiste en janvier 2014 et l’EIIL, à partir de son fief de Rakka, prend le contrôle de la vallée de l’Euphrate et d’une partie de gouvernorat d’Alep. Il devient en juin simplement l’Etat Islamique et constitue subitement l’ennemi public numéro 1 de l’Occident, à cause de ses vidéos cruelles mais aussi de l’afflux de combattants étrangers, venus pour la plupart du Moyen-Orient, à cause enfin des attentats qui se multiplient en Occident et se réclament de l’organisation (Hypercacher – Charlie est revendiqué au nom d’AQ -, San Bernardino, Paris, Bruxelles).
S’il progresse encore quelque peu en 2014, l’année 2015 est celle du reflux marqué par quelques grandes dates : prise de Kobané par les Kurdes, prise de Tikrit en mars, prise de Sinjar en novembre, reprise de Ramadi en décembre, reprise de Palmyre en mars 2016 et lancement de l’offensive contre Mossoul. Constatons enfin que l’EI subit une réelle pression dans les petites poches qu’il contrôlait en Syrie du sud (banlieue de Damas, Deraa). Au nord, il a plié face au régime cet automne lorsque celui-ci, appuyé par les forces russes, a repris le contrôle des alentours nord et ouest d’Alep. En revanche, il résiste assez bien à l’offensive des rebelles, lancée à partir du nord le long de la frontière avec la Turquie et appuyée par l’artillerie turque. L’EI a réussi à reprendre une partie du terrain perdu tout en n’hésitant pas à tirer sur la Turquie. Du coup, cette offensive a tourné court.
Ce dernier exemple montre que l’EI n’est pas aussi fini qu’on le dit, même s’il fait face à de véritables difficultés, militaires ou financières, sans même parler du décès de nombre de ses chefs opérationnels. En effet, l’EI demeure solide sur ses bases territoriales. En Syrie, il tient la vallée de l’Euphrate qui n’a aucune envie de voir venir les Kurdes d’un côté, les forces du régime de l’autre. Il grignote ainsi les dernières positions du régime à Deir es Zor. En Irak, il reste appuyé sur le triangle sunnite, il a su nouer des alliances avec les tribus locales et la reprise de Ramadi par le gouvernement n’a pas forcément convaincu la population sunnite. Le nouveau premier ministre al Abadi essaye certes d’avoir une politique plus équilibrée que son prédécesseur mais fait face au manque de moyens et aux pressions des partis chiites.
Car voici le fond du problème : l’EI est certainement une organisation totalitaire mais il s’est enracinée sur un terreau politique qui demeure purulent. Il s’agit d’une part de la guerre civile en Syrie, d’autre part de l’équilibre des pouvoirs en Irak. S’ajoute là-dessus une dimension ethnique qui touche aux Arabes sunnites, sans compter les soutiens ambigus de tout un tas d’acteurs extérieurs qui soutiennent les uns ou les autres au gré de leurs intérêts, comme c’est toujours le cas en matière de guerre civile. Envisager une défaite seulement militaire ne traite qu’une partie du problème. Certes, une victoire militaire ouvre le jeu politique mais elle ne suffit à tout emporter, l’histoire récente de la région l’a suffisamment démontrée.
Constatons par ailleurs les possibilités de diffusion de l‘EI. On peut ainsi tout à fais imaginer une réunion de tous les jihadistes syriens sous la direction d’Al Qaida canal historique, à savoir Al Nosrah. En effet, la destruction du « califat » ne signifiera pas la fin de l’idéologie jihadiste et de son aile combattante, quelle que soit l’étiquette sous laquelle elle s’abrite. A supposer l’EI disparu, faudra-t-il déclarer Al Nusrah1 le nouvel ennemi public numéro 1, notamment en Syrie ? Mais alors, ne serait-ce pas ouvrir la voie à la propagande du régime, soutenue par les Russes et les Iraniens, qui accuse tous les opposants d’être jihadistes ? Si la communauté internationale est très claire en ce qui concerne l’EI, en sera-t-il de même avec Al Nusrah ?
Au-delà de la Syrie, le Liban demeure très fragile, surtout au regard du nombre de réfugiés qui s’y pressent mais aussi du clivage structurant entre sunnites et chiites (sans oublier chrétiens et druzes) qui bloque la vie politique libanaise. Le Yémen a vu également la montée en puissance d’Al Qaida qui contrôle désormais des régions entières, ayant su s’adapter par rapport à sa rigueur initiale. Un certain nombre de tribus coexistent désormais avec AQPA qui demeure un acteur majeur de la guerre civile yéménite, sans compter l’intervention armée de l’Arabie Saoudite. Signalons d’ailleurs que l’EI a réussi à s’implanter quelque peu au Yémen, même si le pays ne semble pas pouvoir devenir un relais durable, si jamais le califat disparaissait. Mais là encore, on peut imaginer une fusion de tous les jihadistes sous la coupe d’Al Qaida.
Le dernier pays qui paraît fragile et constitue peut-être la cible prochaine de l’EI est l’Arabie Saoudite. On ne mesure pas assez en Occident à quel point le pays est plus fragile qu’il y paraît. La crise économique et sociale est profonde et se métastase en lutte idéologique. L’EI a ainsi été à l’origine de plusieurs attentats dans le royaume, tandis que la direction politique actuelle semble aller à l’encontre des règles traditionnelles de succession, optant pour un système unilinéaire qui mécontente une grande partie des clans et tribus associés au pouvoir.
Ainsi, l’EI en tant qu’organisation touche peut-être à sa fin. Les événements le diront, mais l’histoire apprend à être prudent et à ne pas enterrer trop vite l’ours que l’on n’a pas tué. Surtout, deux questions résilientes demeurent sous-jacentes : la crise politique qui traverse la Mésopotamie et le Proche-Orient ne sera pas réglée par la seule disparition du califat, tandis que l’idéologie jihadiste trouvera demain encore une organisation ou une bannière qui rassemblera les divers combattants, désireux de lutter par les armes.
L’EI en Afrique du Nord
En Afrique du nord, l’EI connaît deux emprises de nature très différentes. La première est la province du Sinaï, constituée d’un groupe autochtone qui s’est rallié à l’EI, sans qu’il apparaisse de liens opérationnels très directs avec le califat de Rakka. Force est de constater que cet EI au Sinaï ne paraît en rien diminué et continue de poser des problèmes structurels aux forces de sécurité égyptiennes, malgré les efforts du gouvernement dirigé par l’appareil militaire. Le Sinaï présente de plus la caractéristique d’un tissu tribal très particulier où l’emprise du pouvoir central a toujours été difficile. Force est de constater une certaine alliance entre tribus et jihadistes (un peu comme au Yémen et en Irak voire en Syrie orientale), ce qui explique la robustesse de cette franchise. D’ailleurs, une étude reste à mener sur les liens entre jihadisme et tribus à travers la région. À court terme, il paraît peu probable de prédire sa disparition. Si jamais l’EI central disparaissait, la franchise du Sinaï continuerait le combat et changerait sans doute l’allégeance.
La situation paraît différente en Libye. L’EI annonce son implantation dès 2014, le MCCI2 (un groupe de Derna) prêtant allégeance à l’organisation en octobre. La zone de Derna devient rapidement la première implantation de l’EI en Libye, suivie de la prise de Syrte en février 2015, jusque-là tenue par une milice islamiste, puis de la ville de Nofaliya, aux portes du triangle pétrolier.
Toutefois, dès l’été 2015, une coalition de groupes jihadistes affiliés à Al Qaida s’oppose à l’EI à Derna et reprend le contrôle du centre de la ville. L’EI est définitivement chassée des faubourgs la semaine dernière. En août, l’EI réprime dans le sang une rébellion à Syrte. Autant dire que l’implantation de l’EI en Libye n’est pas aussi évidente qu’il y paraît. En effet, son maintien à Syrte tient probablement à ce qu’il s’agit de la ville natale de Khadafi, qui ne se retrouve dans aucun des deux grands groupes politiques tenant actuellement le pays. De même, on peut constater le maintien de tout un tas de groupes oscillant entre islamisme dur et jihadisme avéré. Là encore, il n’est pas anodin de mentionner d’une part le rôle structurant des tribus, d’autre part le maintien de l’influence d’Al Qaida. Ainsi, l’affaire de Derna est due aussi bien aux jihadistes locaux qu’aux troupes fidèles au gouvernement de Tobrouk. Il n’est pas du tout sûr que la nouvelle direction à Derna soit très conciliante avec Tobrouk.
Constatons ici que l’implantation de l’EI en Libye a été directement conduite du califat proche-oriental qui a envoyé des chefs sur place, se défiant assez ouvertement des leaders locaux. C’est probablement cette défiance (qui renvoie à un biais culturel ancien du Machrek envers le Maghreb) qui explique la difficile implantation de l’EI en Libye.
Par ailleurs, l’EI fait face à l’agressivité des Occidentaux qui depuis maintenant plusieurs mois organisent des frappes ciblées par drones ou missiles et ont déployé un certain nombre de forces spéciales en appui et conseil des combattants locaux. La pression augmente puisque les rumeurs font état d’une intervention directe imminente réunissant des forces spéciales anglaises, françaises et italiennes, sous direction américaine.
En termes militaires, il semble donc que l’EI a été contenu en Libye et que l’on espère le réduire peu à peu. Toutefois, le cas de l’EI s’inscrit dans un paysage libyen compliqué où les deux coalitions présentes (Aube de la Libye à Tripoli, Armée nationale libyenne à Tobrouk) se livrent une guerre civile depuis 2014, malgré les pressions de la communauté internationale. Les récents développements politiques vers un gouvernement d’union nationale esquissent peut-être une solution politique qui paraît pour l’heure encore très fragile et à la merci de tout incident armé. Notons cependant que l’islamisme et le jihadisme demeurent des options pour bon nombre d’acteurs libyens et que la disparition de l’EI en tant que tel ne signifie pas pour autant l’effacement de son idéologie sous-jacente.
Pour conclure : Le cas de la Tunisie
Évoquer maintenant la Tunisie n’est pas simplement dû à ce que notre conférence se tienne ici, à Hammamet, mais aussi à ce qu’elle constitue un des fronts avancés de l’expansion de l’EI. En effet, en 2015, les analystes ne cessaient de dire que l’EI s’étendait au Maghreb3. On a vu qu’il est à peu près contenu au Sinaï, qu’il est plutôt sur le recul en Libye, la question du troisième domino demeure donc centrale.
Les liens entre la Tunisie et l’EI sont en effet pluriels : un grand nombre (5500) de jeunes Tunisiens ont rejoint l’organisation (en Libye ou en Irak/Syrie), tandis qu’elle n’a eu de cesse de faire dérailler le processus de transition démocratique qui apparaît comme le seul contre-modèle issu des révoltes arabes. Plusieurs modes opératoires se sont succédé : une micro guérilla dans le centre ouest du pays (plutôt animée par AQMI), des assassinats de masse (Bardo en mars, Sousse en juin, Tunis à nouveau en novembre 20154) puis enfin une opération commando à Ben Gardane, en mars dernier.
L’EI fait incontestablement du mal à la Tunisie puisque les attentats suicide ont durablement touché le tourisme, une des principales ressources économiques. De même, il a su attirer une frange importante de jeunes Tunisiens qui sont partis à l’étranger (mais plus en Syrie qu’en Libye). Or, il semble que le fait que l’EI marque le pas depuis quelques mois en Libye, mais aussi qu’il soit la cible plus fréquente de frappes occidentales, ait poussé à sa dispersion. Ainsi, la frappe sur la ville de Sabratha en février 2016 (à 100 km de la frontière tunisienne) a pu avoir un effet déclencheur, accélérant la volonté de l’EI de s’implanter en Tunisie. Toutefois, force est de constater l’échec de l’opération à Ben Gardane. On a d’ailleurs des doutes sur son organisation qui semble avoir été un peu précipitée. D’ailleurs, elle n’a pas été revendiquée par l’EI et il est possible que ce soit des terroristes locaux pro-EI mais ayant voulu forcer la main de la maison mère. Elle est finalement un échec puisqu’elle n’a pas réussi à s’installer durablement, encore moins à rallier la population à sa cause. Là est au fond la meilleure nouvelle de ce début d’année. La Tunisie n’est pas dans un état de crise chaotique au point que des radicaux, de quelque obédience, puisse s’y enraciner durablement.
Au fond, la Tunisie ressemble bien plus à la France ou à la Belgique qu’à la Syrie, l’Irak ou la Libye. Sa société civile et son dialogue démocratique demeurent suffisamment solides pour ne pas constituer un terreau à des sécessions locales. Il reste toutefois des problèmes pérennes. D’une part, la réduction de l’EI en Syrie ou en Libye risque de provoquer un afflux de « retournants », ces combattants étrangers partis au loin et revenant au pays : pour la Tunisie, c’est une question qui demeure ; D’autre part, le manque de perspective économique et sociale est probablement une des causes du départ de ces nombreux jeunes désespérés. Pour eux, le jihadisme, qu’il soit sous étiquette EI ou sous une autre, demeurera encore longtemps un produit d’appel.
Autrement dit, si on peut envisager une fin de l’EI, on est loin d’avoir résolu tous les problèmes sous-jacents ; Le jihadisme demeurera dans la région, et il est un défi politique qui pose la question du modèle de société, que ce soit en Europe, au Maghreb ou au Moyen-Orient.
JDOK
1 Jabhat al-Nusra figure parmi les organisations terroristes sanctionnées par l’ONU. Il figure dans la liste sous « QDe.137 ». Voir https://www.un.org/sc/suborg/sites/www.un.org.sc.suborg/files/1267.pdf. Il est donc soumis au même régime que l’EI même s’il fait moins aujourd’hui la une que l’EI.
2 MCCI : Majilis Choura Chabab al-Islam
3 Par exemple : David Thomson : «L’État islamique a décidé de faire de la Tunisie sa cible», Le Figaro, 31 mars 2015.
4 39 morts à Sousse, 24 morts au Bardo, 12 morts à Tunis, 54 morts à Ben Gardane.