A la suite de notre numéro 71 (gratuit) qui s’interrogeait sur le Royaume-Uni, une de nos lectrices, jeune chercheuse, nous a envoyé cet article qui précise les relations franco-britanniques en matière de défense. Il s’agit d’une utile contribution dont nous la remercions. JDOK
Suite au référendum du 23 juin 2016, le Royaume-Uni a invoqué le 29 mars dernier l’article 50 du Traité de Lisbonne, enclenchant ainsi concrètement la procédure de son retrait de l’Union européenne (UE). Comment envisage-t-il désormais ses échanges avec ses voisins européens en matière de Défense ? Plus particulièrement, la coopération bilatérale de défense Royaume-Uni/France, unique en Europe, va-t-elle s’affaiblir ou au contraire se renforcer ?
Si les membres de l’UE et le Royaume-Uni s’accordent sur les termes des négociations qui ont d’ores et déjà débuté, le Royaume-Uni sortira de l’UE au plus tôt au printemps 2019. Ce qui signifie notamment, en théorie, une sortie de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC). Quelles en seront les conséquences ? Depuis de nombreuses années déjà, le Royaume-Uni ne s’implique que très peu dans ce qu’on appelle en France la « défense européenne » et les opérations militaires de l’UE. A l’origine pourtant, les Britanniques ont été moteurs dans la mise en œuvre d’une politique de défense commune. Par la déclaration de Saint-Malo de 1998, France et Royaume-Uni définissent ensemble un projet militaire européen qui deviendra l’objectif global de sécurité et de défense de l’UE. Les deux plus importantes puissances militaires d’Europe plaident alors d’une même voix en faveur d’une défense européenne crédible disposant de capacités militaires propres… à cela près que les Britanniques l’envisagent plutôt intégrée à l’Otan que comme une entité réellement autonome. En 2004, le Royaume-Uni participe ensuite à la création des European Battle Groups (EU Battle Groups, ou Groupements tactiques 1500 – GT 1500), concept de forces interarmées de réaction rapide de 1500 hommes, et accompagne la création de l’Agence européenne de Défense (AED), promoteur de la recherche et de l’industrie d’armement des pays membres de l’UE.
Mais hormis ces premières actions prometteuses, le Royaume-Uni a ensuite surtout freiné certains développements qui auraient permis à une Europe de la Défense de se construire sur une réelle dynamique de cohésion et d’intégration. En 2011, les Britanniques mettent ainsi leur véto à la création d’un état-major permanent interarmées (ou Permanent Joint Headquarters), pourtant prévu par le Traité de Lisbonne. Le ministre des Affaires étrangères de l’époque, William Hague, argumente, non sans pertinence d’ailleurs, qu’une telle structure ne ferait que dupliquer les états-majors militaires de l’Otan et forcerait l’UE et l’Otan à dissocier leurs agendas de planification et d’entraînements. Mieux valait-il s’appuyer sur les structures déjà existantes et renforcer les liens via les états-majors nationaux des pays membres, selon le ministre britannique. Il refuse aussi la création d’un fond permanent de l’UE pour le financement des opérations, proposé par la France. En 2013, alors qu’il est potentiellement question d’envoyer pour la première fois un GT 1500 en opération, en l’occurrence en République de Centrafrique, le Royaume-Uni, alors nation-cadre d’un GT 1500 en alerte, refuse une fois encore. La même année, le Parlement britannique se positionne contre une intervention en Syrie (notons que les GT 1500, actuellement au nombre de 18, qui se montent et se démontent en fonction des prises d’alerte, n’ont à ce jour jamais été déployés en opération ; pour autant, les forces armées des différents pays membres de l’UE impliqués dans les GT 1500 s’entraînent régulièrement pour améliorer leur interopérabilité). Enfin, malgré les difficultés financières de l’AED, ce sont encore les Britanniques qui rechignent quand il est question d’en augmenter le budget.
Le fait que les Britanniques privilégient l’Otan dans laquelle ils bénéficient d’une position avantageuse et, de fait, veuillent tirer bénéfice de leur lien avec les Etats-Unis, n’a jamais été une surprise pour les Européens. Cela dit, même une fois sortis de l’UE, il reste dans leur intérêt de garder un rôle dans la défense du vieux continent, ne serait-ce que par logique géographique. Quels choix ont-ils alors ? Selon le professeur Richard Whitman, spécialiste britannique de l’Europe, trois scénarios sont possibles[1]. Le Royaume-Uni, bien que sortant de l’UE, reste « membre intégré » de la PSDC. Il y poursuit ses engagements militaires et civils selon une logique de bénéfice mutuel. Dans une deuxième hypothèse, le Royaume-Uni devient « partenaire associé » – à l’instar de la relation qui lie l’UE et la Norvège par exemple (qui ne participe pas aux planifications mais appuie la politique de l’UE et participe à certains aspects de son intégration). Enfin, selon le troisième scénario, le Royaume-Uni devient « observateur détaché », pleinement autonome mais participant aux missions de la PSDC au cas par cas, selon ses intérêts propres du moment. A l’heure actuelle, « ils n’ont pas encore élaboré leurs options, affirme le contre-amiral Patrick Chevallereau, attaché de Défense français au Royaume-Uni. Sachant qu’ils se sont toujours engagés à minima dans la PSDC et s’impliquent très peu dans les opérations militaires de l’UE, il peut sembler paradoxal qu’ils s’y accrochent désormais…et c’est pourtant sans doute ce qu’ils vont faire car la PSDC leur offre les moyens d’une approche globale en matière de gestion des crises[2] ». Un exemple du dilemme qui se pose pour les Britanniques est celui de l’état-major opératif (Operational Headquarters ou OHQ) de l’opération européenne de lutte contre la piraterie, Atalanta. Basé en Angleterre à Northwood, il est aussi commandé par un amiral britannique. Bien que cela soit tentant pour nos voisins d’outre-Manche – car le fait de commander l’opération Atalanta leur apporte une certaine profondeur stratégique dans une région de fort intérêt géopolitique, économique et sécuritaire – il est peu concevable que l’UE leur permette de conserver ce commandement après le Brexit (d’autant que d’autres nations européennes – Italie, Espagne…peut-être la France ? – se verraient bien reprendre le flambeau).
Le Brexit n’aura-t-il donc pas de conséquence sur la PSDC ? Mis à part le fait que la répartition du budget européen alloué aux opérations militaires (dispositif Athéna) se fera désormais entre 27 et non plus 28 membres, l’effet devrait être faible. Le Royaume-Uni étant déjà peu présent, son absence ne devrait pas trop peser sur cette politique de l’UE. Avec ou sans, l’UE possède des financements, des outils, des structures et une dimension diplomatique, qui font qu’elle restera visible sur la scène internationale en matière de défense. Tout comme ses atouts, ses handicaps devraient persister : les différences de culture stratégique, les divergences en termes de priorités sécuritaires et d’usage de la force, la difficile interopérabilité des armées des divers pays membres dont les équipements sont très hétérogènes…
Quant à la coopération franco-britannique en matière de défense, elle devrait aussi se poursuivre sur les jalons déjà posés. France et Royaume-Uni sont liés depuis le 2 novembre 2010 par le Traité de Lancaster House, qui scelle leur coopération en matière de défense, notamment en matière nucléaire, la véritable raison d’être de ce traité (et dont l’un des piliers fut, en 2006, la création d’une structure de dialogue bilatéral entre ministères de la Défense et industriels concernés, le High Level Working Group). Lancé à l’initiative des Britanniques, à un moment de fortes contraintes budgétaires, le Traité intervient juste après le retour de la France dans le commandement intégré de l’Otan. Portant à l’origine sur treize points (installations nucléaires, force expéditionnaire commune, porte-avions, sous-marins, drones, missiles…), cet accord marque une forte volonté de rapprochement et de mutualisation de l’effort de défense, unique en Europe, entre deux Nations de même rang en termes d’équipement et de spectre de capacités, de culture et de pratique expéditionnaire, de politiques nucléaires et de poids diplomatique.
Bien que certains projets aient été abandonnés depuis 2010 – notamment la mise en commun d’équipements et de technologies pour les sous-marins et l’achat croisé d’équipements dans le cadre de programmes subsidiaires au Traité (drones tactiques britanniques pour la France, l’achat de véhicules blindés de combat d’infanterie français pour le Royaume-Uni restant en cours de discussion) – le Traité de Lancaster House est appliqué de façon satisfaisante. Six ans et demi après sa signature, 2017 marque une étape importante.
La force expéditionnaire commune, Combined Joint Expeditionary Force (CJEF), dont le concept opérationnel vient d’être validé en 2016 via l’exercice de grande envergure Griffin Strike, n’a plus besoin que de quelques réglages en matière d’interopérabilité. Le projet de système de combat aérien futur, Futur combat Air System (FCAS), qui engage notamment Dassault et BAE Systems, va entrer dans sa phase de développement conceptuel, ce programme servant le besoin des deux pays de maîtriser le haut du spectre des filières industrielles de défense. Par ailleurs, les échanges d’officiers et les mises en place d’officiers de liaison en états-majors s’intensifient, avec notamment une vingtaine de postes de liaison d’officiers de l’armée de terre (dont deux officiers généraux) actuellement honorés de part et d’autre de la Manche et de nombreux échanges de pilotes dans l’armée de l’air et d’officiers élèves dans la marine.
Le Traité de Lancaster House n’est pas directement lié à la PSDC, mais l’ampleur des projets en cours montre bien la volonté et la capacité des Britanniques à développer des relations de défense et de sécurité avec la France, hors UE. Le Royaume-Uni développe d’ailleurs d’autres formes de coopérations bilatérales dynamiques et de dialogue, en particulier avec l’Allemagne et la Pologne. Par ailleurs, la déclaration conjointe UE-Otan faite au Sommet de l’Otan à Varsovie en juillet 2016 en faveur d’une plus grande coopération entre les deux structures (dans le cadre des accords « Berlin Plus » qui existent depuis 1999, et selon lesquels l’UE peut bénéficier des structures de planification et des moyens et capacités de l’Otan hors implication directe de l’Alliance) est la voie naturelle pour s’engager, via l’Otan, dans la défense de l’Europe. Parallèlement, la défense européenne pourrait trouver un nouvel élan avec le président français fraîchement élu Emmanuel Macron, qui affiche une volonté marquée de dynamisation de l’Europe et inscrit la notion de souveraineté nationale et la protection des citoyens français dans une coopération renforcée au sein de l’UE. Le président Macron compte notamment remettre sur la table des discussions européennes le projet de quartier général européen permanent (qu’avaient refusé les Britanniques). Côté britannique, les législatives de juin, lors desquelles les Conservateurs ont perdu la majorité absolue, ont fragilisé la légitimité de Theresa May. Alors que les négociations du Brexit ont débuté le 19 juin, l’actuel gouvernement pourra-t-il revenir, comme souhaité, à des bases plus conservatrices en matière de politique étrangère, avec l’intérêt national comme priorité affichée ?
Quoi qu’il en soit, dans la conjoncture actuelle de menaces multiformes qui touchent l’Europe en plein cœur – attaques cyber, actes terroristes, gestion des migrants – et des nouveaux équilibres stratégiques qui se mettent en place (avec notamment le positionnement fort de la Russie sur l’arène diplomatico-sécuritaire), aucune forme de coopération n’est à exclure en matière de sécurité et de défense. Accords bilatéraux, PSDC, Otan, coalitions multinationales d’opportunité : autant de formats qui offrent de la souplesse et permettent de réagir de façon adaptée, dans des délais coïncidant avec la soudaineté et le caractère mouvant des crises actuelles. Ainsi les Britanniques, malgré le confort que leur a toujours offert leur dépendance volontaire (non avouée) à l’égard des Etats-Unis, n’ont d’autre choix que celui du pragmatisme concernant leur implication dans la sécurité du continent européen, gage en partie de leur propre sécurité. Les deux cyberattaques à échelle mondiale Wannacry (mi-mai) et NotPetya (fin juin), n’ont pas épargné le Royaume-Uni, dont le système médical et hospitalier avait été bloqué pendant plusieurs jours suite à la première de ces attaques et dont plusieurs entreprises ont été touchées. Surtout, les trois récents attentats (Londres le 22 mars et le 3 juin, Manchester le 22 mai) en sont les dernières preuves tristement flagrantes avec 34 morts en tout et des dizaines de blessés.
Dans ce contexte sécuritaire dégradé, il ne fait pas de doute que la relation bilatérale forte avec la France devrait continuer de se développer sur la base des grands projets en cours. Le Royaume-Uni pourrait aussi, sans surprise, chercher à garder un lien fort – quel qu’il soit – avec la PSDC au cours des négociations du Brexit. Un lien qui sera d’autant mieux assumé peut-être, une fois la rupture avec l’UE officiellement consommée que l’idée d’une défense européenne assumée hors Otan l’a toujours déconcerté et qu’en quittant l’UE elle perd un levier qui lui a permis depuis 20 ans d’en limiter le développement.
[1] Richard Whitman, « The UK and EU foreign, security and defense Policy after Brexit: integrated, associated or detached?”, National Institute Economic Review n°238, novembre 2016.
[2] Propos recueillis lors d’un entretien accordé à l’auteur le 20 avril 2017.