Martine Cuttier, fidèle lectrice, nous envoie cette fiche de lecture de l’ouvrage de Jean-Vincent Holeindre, paru avant l’été. L’auteur est directeur scientifique de l’IRSEM depuis 2016, ce qui redouble l’intérêt pour son livre. Merci à elle. JDOK.
L’auteur étudie la guerre, « la plus extrême des violences politiques » à partir du double prisme de l’emploi de la force, source de mort et de désolation, et de l’ingéniosité humaine qu’est la ruse. Force et ruse, opposées et complémentaires, structurent les représentations de la guerre et de la stratégie dans l’aire occidentale. Il le montre en se plaçant du point de vue du temps long de l’histoire quant à leur usage sur le plan de la stratégie et de la tactique. Afin d’en explorer la dialectique dans l’histoire de la stratégie, l’auteur fonde son analyse avec prudence sur la chronologie, plaçant son objet d’étude dans son environnement politique et social. Autre excellente méthode pour éviter les contresens.
L’ouvrage se partage en trois grandes parties et dix sept chapitres où l’auteur analyse les conflits et les textes qui sous-tendent l’usage de la force et de la ruse. Des textes de théorie militaire mais aussi des textes politiques, littéraires, à références juridiques et théologiques, replacés eux aussi dans leur contexte historique car les questions stratégiques s’insèrent dans les questions politiques, morales et sociales qui dépassent les enjeux militaires. La conduite de la guerre n’est pas seulement technique appuyée sur l’efficacité de l’outil militaire mais un fait social qui engage l’idée que les sociétés se font d’elles mêmes. Il est alors nécessaire de s’interroger sur les motifs profonds de l’action humaine confrontée à l’usage de la violence (p 23).
La première partie porte sur la formation de la stratégie dans le contexte antique : de la Grèce antique, aux mondes romain et judéo-chrétien. La question de l’usage de la force et de la ruse est formulée dès l’Antiquité et sert toujours de référence. Au XXIe siècle, où les chrétiens sont confrontés à la guerre, les écrits de Saint-Ambroise, Saint-Augustin et Saint Thomas d’Aquin restent des références à propos de la doctrine chrétienne de la guerre juste. Le lecteur aurait attendu quelques développements sur les croisades dans la mesure où, pour les chrétiens, la Terre promise n’est pas un territoire à conquérir par les armes dans le monde temporel.
La deuxième partie est consacrée à la modernité : du chevalier médiéval à l’ingénieur militaire ; avec les écrits de Machiavel, le prince stratège ; ceux de Grotius, de Vattel, ceux des contemporains des Lumières et de l’incontournable Clausewitz, le théoricien de la bataille décisive.
Enfin la troisième partie examine le devenir de la ruse et de la force dans les conflits contemporains. Le chapitre 15 analyse avec force style qu’alors que depuis le XIXe siècle, comme jamais dans l’histoire, l’industrie octroie la puissance militaire par le feu et le choc jusqu’à la guerre totale et l’ascension aux extrêmes, les deux guerres mondiales montrent combien la ruse sous la forme de grandes opérations d’intoxication se combine avec la force que ce soit au Levant ou en Europe. Désormais, la ruse n’est plus une qualité individuelle du stratège mais une ressource produite par l’institution militaire, au niveau du commandement et des services de renseignement (p 310). Et la guerre totale : volonté d’anéantissement, contamination de l’espace politique par la guerre jusqu’à instaurer une inversion de la relation entre guerre et politique et progrès vertigineux de la technologie où la force du soldat s’efface devant la mécanisation, où il n’existe plus comme individu, est bien comprise par Basil Liddell Hart pour lequel la guerre se gagne par la planification stratégique et l’action psychologique qui accompagnent la mobilisation de troupes.
Avec l’invention de l’arme nucléaire, l’arme absolue, la forme de la guerre change car la stratégie n’est plus structurée autour du combat et de l’action du soldat commandé par le stratège lors de la bataille. Durant la guerre froide au cours de laquelle les États-Unis et l’URSS s’opposèrent pour la domination du monde dans une course effrénée aux armements alimentée par le progrès technologique, et encore aujourd’hui, l’arme nucléaire, arme de dissuasion, évite l’autodestruction. Si elle empêcha les deux grands de s’affronter directement, la période de la guerre froide fut ponctuée de conflits dits « périphériques » et de crises où la ruse, la maskirovka pour les Soviétiques, triompha. L’analyse fine de la crise de Cuba de 1962 fournit l’exemple d’une opération : Anadyr fondée sur la dissimulation et l’intoxication. Côté occidental, l’affaire Farewell révèle combien l’espion devient un acteur stratégique (p 343).
Le 17e et dernier chapitre s’attache au terrorisme qui, depuis 2001, représente la nouvelle conflictualité. Il impose de penser l’asymétrie (p 369) d’autant que les organisations d’Al-Qaïda à l’État islamique usent et abusent de la ruse recommandée dans le djihad. Le lecteur trouve dans ce chapitre une ligne de lecture des deux visages de la guerre que nous vivons depuis l’aube du XXIe siècle.
Un livre à lire absolument. Publié en février, il a reçu dès juin le prix Emile Perreau-Saussine car si Jean-Vincent Holeindre est politologue, de par ses sources et sa réflexion, il décloisonne les disciplines des sciences humaines.
Jean-Vincent Holeindre, La ruse et la force : une autre histoire de la stratégie, Perrin, 460 p, 2017 : cliquer ici sur le site de l’éditeur
Martine Cuttier