Nous parlons peu de la Grèce : aussi sommes-nous heureux d’accueillir Aris-George Marghelis. Il est titulaire d’un doctorat de l’Université de Nantes portant sur la dimension stratégique du droit de la mer. Il a enseigné la géopolitique et les relations internationales à l’École navale et à l’Université de Brest. Merci à lui. JDOK
Essentiels dans l’équation géopolitique eurasiatique, les Balkans et la Méditerranée orientale sont autant d’espaces d’où les États-Unis souhaitent évincer la Russie. Or, seuls deux pays sont susceptibles de faire la jonction entre ces deux théâtres, et donc d’y jouer le rôle de fer de lance atlantiste : la Turquie et la Grèce. La première posant des problèmes de fidélité à l’OTAN, c’est la seconde qui est apparue comme le choix par défaut. A cet égard, 2018 a connu une succession d’événements qui ont transformé la Grèce -souvent perçue comme cheval de Troie russe- en cheval de bataille atlantiste. Assurément exagérée, cette perception nouvelle est liée au fait que la Grèce a cherché, depuis les années 1970, à maintenir des relations équilibrées avec la sphère russe. D’abord en raison de la menace turque en mer Égée et à Chypre, autour de laquelle Washington joue la carte de l’équidistance entre Athènes et Ankara -équidistance biaisée par l’inégalité des deux acteurs et de leurs revendications. Mais aussi en raison de liens historiques et culturels forts qui permettent des bonnes relations économiques, y compris dans le domaine de l’armement. D’une certaine manière, l’élément russe joue pour la Grèce un effet correcteur de l’anomalie suscitée par sa conflictualité récurrente avec un membre de la même alliance, la Turquie. Mais il ne faut pas s’y tromper, l’élite politique, militaire et économique de la Grèce est, depuis le plan Marshall, sous influence américaine. Les bonnes relations avec la Russie ne peuvent donc avancer que jusqu’à un certain point et les moments de durcissement dévoilent bien les profondes affiliations de chacun.
Ainsi, sous l’impulsion du très actif ambassadeur américain Geoffrey Pyatt -venu de Kiev où il était en poste lors des événements de 2014-, la Grèce a rejoint la stratégie d’éviction de la Russie des Balkans à la Méditerranée orientale en faisant bouger les lignes dans trois dossiers pourtant caractérisés par leur lourdeur et leur complexité.
Le nom officiel de l’Ancienne république yougoslave de Macédoine (ARYM)
A l’été 2018, la Grèce et l’ARYM ont proposé un projet de résolution du différend qui les oppose depuis 1992 au sujet du nom officiel de la petite république balkanique. En effet, Athènes refuse à l’ARYM le nom de « République de Macédoine », arguant qu’il s’agit là d’une usurpation, le nom de « Macédoine » faisant partie intégrante de l’héritage civilisationnel hellénique, qu’un pays slave ne peut donc pas s’approprier. Ainsi, c’est le statu quo qui s’est imposé : chaque pays peut appeler cet État « Macédoine » dans ses relations bilatérales, mais, en l’absence d’accord, ce dernier s’appelle exclusivement « ARYM » dans les fora internationaux. Bien qu’elle eût reconnu dès 1992 l’ARYM comme « Macédoine », la Russie s’était bien accommodée de ce statu quo qui empêchait l’OTAN d’absorber ce pays en raison du véto grec systématique. La résolution de ce différend, activement soutenue par les États-Unis, l’Allemagne et Bruxelles, a naturellement alarmé Moscou, l’objectif n’étant autre qu’un déblocage de la situation en vue d’une adhésion-express de l’ARYM à l’OTAN puis à l’UE sous le nom de « Macédoine du Nord ». Dans la foulée, la Grèce procéda à l’expulsion de deux diplomates russes accusés d’avoir tenté de soudoyer des fonctionnaires grecs pour extorquer des informations sur les négociations, lorsqu’elles étaient en cours, menant à une dégradation sans précédent des relations gréco-russes. Cette action fut d’autant plus spectaculaire -la Grèce étant un des seuls pays ayant refusé d’expulser des diplomates russes suite à l’affaire Skripal- qu’aucun détail ne fut donné sur ces accusations. Et les démarches d’accession de l’ARYM à l’OTAN n’ont effectivement pas attendu, puisque le protocole d’adhésion a été validé par l’OTAN le 28 janvier, deux jours seulement après que l’accord sur le changement du nom a été voté par le Parlement grec dans une atmosphère délétère, et deux semaines après sa validation par le Parlement de l’ARYM. Il reste à voir si la Russie se réservera des marges de manœuvre au Conseil de Sécurité de l’ONU, et si la Bulgarie -qui a fait savoir son insatisfaction car ne pouvant plus se dissimuler derrière le véto grec-, sortira du bois en prenant le risque de menacer d’un véto l’adhésion de l’ARYM à l’OTAN.
La Russie et l’Orthodoxie
Un deuxième objectif a été d’exclure toute jonction entre le Patriarcat de Constantinople, équivalent du Vatican pour le monde orthodoxe, et celui de Moscou, qui régit le plus grand pays orthodoxe du monde. Or, au sein de l’Orthodoxie, la Grèce joue un rôle essentiel par ses rapports au Patriarcat, qu’elle continue de financer malgré son effondrement économique. Mais le Patriarcat est également dans le giron de deux autres puissances. D’une part, les États-Unis, dont un citoyen -également naturalisé turc pour l’occasion- avait même été investi Patriarche en pleine guerre froide afin d’empêcher toute influence soviétique de s’insinuer dans l’institution. D’autre part, l’État turc, qui joue depuis des décennies la carte du chantage sur un Patriarcat isolé dans ce qui est devenu une mégapole musulmane et dont le chef est obligatoirement citoyen turc. Autant d’éléments qui font du dépositaire incontesté de l’Orthodoxie -d’où son appellation d’« œcuménique » – une institution soumise à la tutelle de deux puissances non-orthodoxes. Et les résultats de cette configuration atypique sont tangibles. En 2016, la délégation russe a refusé de participer au concile panorthodoxe tenu sous les auspices du Patriarche Bartholomée, témoignant du climat religieux délétère entre Moscou et Constantinople. Puis, à l’automne 2018, suite à l’envoi par Bartholomée à Kiev de deux émissaires -les archevêques des Ukrainiens du Canada et des États-Unis-, l’Église d’Ukraine s’est vue accordée son autocéphalie, quittant ainsi la tutelle séculaire du Patriarcat de Moscou. La politique et la géopolitique marquèrent bien là une inquiétante prépondérance sur le fait religieux et spirituel.
Les relations gréco-turques
Les États-Unis sont également décidés, avec le concours de la Grèce, à rompre le tandem Russie-Turquie, source de bien des maux dans leur planification stratégique Moyen-Orientale et un tandem qui a permis à la Russie de respirer géopolitiquement dans des moments critiques.
D’abord, ils ont accru leur présence stratégique en Grèce en y accroissant leurs relais militaires, à la fois en nombre et en qualité. Le message est clair : non seulement la Grèce est intouchable tant que la Turquie maintient sa relation privilégiée avec la Russie, mais elle pourrait même être favorisée en cas d’incident militaire. Ce n’est pas un hasard si les responsables militaires grecs, d’habitude suivistes, recourent désormais plus librement à un langage ferme à l’égard de la Turquie pour bien porter le message qu’une infidélité stratégique trop poussée à l’Est pourrait lui coûter cher à l’Ouest. Dans le même temps, en Méditerranée orientale, Washington semble privilégier une entente quadripartite entre la Grèce, Chypre, l’Égypte et Israël pour l’exploitation des hydrocarbures, mais aussi préférer la Grèce comme point d’entrée du gaz de schiste américain -dont le marché du transport a été concédé aux armateurs grecs-, afin de concurrencer le gaz russe et le Turkish Stream, mais aussi de tempérer la capacité de Moscou à fixer les prix du gaz.
Parallèlement, un rapprochement stratégique avec Chypre, relais militaire et économique très important pour la Russie, a été évoqué, probablement pour, dans un premier temps, tester les réactions du Kremlin. C’est donc une configuration très défavorable qui se profile pour la Russie et la Turquie, configuration susceptible de conduire cette dernière à se désolidariser de Moscou pour réintégrer le camp qui détient indéniablement l’initiative dans la région.
Mais les Américains sont conscients que la seule tactique du bâton est insuffisante avec Erdogan et qu’il faut aussi se montrer attractif. En se retirant de Syrie -si tant est que les récentes attaques meurtrières perpétrées contre eux ne les poussent pas à reconsidérer leur posture-, les Américains cèdent leur place à la Turquie. Ainsi, celle-ci pourrait bien finir par concurrencer la Russie sur le théâtre syrien, mais aussi par entrer en conflit direct contre El Assad, dont les Kurdes, n’ayant d’autre choix, ont dû accepter l’autorité. En plus de détériorer l’alliance russo-turque, cela pourrait aussi affaiblir Erdogan en cas d’enlisement, ce qui ferait d’une pierre deux coups pour Washington. Et ce n’est pas un hasard si ce retrait de Syrie a propulsé au poste de Secrétaire à la Défense Patrick Shanahan, personnage issu du complexe militaro-industriel (Boeing), et peu connu du grand public mais pas de la Turquie, dont il est un fournisseur privilégié d’armement. Ces éléments montrent bien qu’en 2019, les Américains s’attacheront à faire revenir ce pays, d’une manière ou d’un autre, dans leur plan stratégique en l’arrachant à la Russie. Il reste à voir si Erdogan survivra à sa stratégie de changement de camp opportuniste ; car s’il a incontestablement accru la puissance de la Turquie depuis son accession au pouvoir, n’est-il pas en train d’atteindre les limites de la capacité de son pays à jouer dans la cour des grands ?
Pour l’instant, ce jeu s’avère payant pour les États-Unis et la Grèce joue parfaitement la partition qui lui a été attribuée.
En Méditerranée orientale, la Russie semble exclue du jeu énergétique (sur ce sujet, voir LV 111), ce qui devrait lui coûter très cher économiquement et géopolitiquement si cette situation s’établissait. Dans les Balkans, sa faible emprise est bien confirmée : s’il n’est plus possible d’ignorer les sensibilités russes avec autant d’aplomb que par le passé, la région reste bien un fief euro-atlantiste dans lequel Moscou n’arrive pas à prendre l’initiative et doit se concentrer sur la consolidation de sa relation avec la Serbie. Sur la question de l’autocéphalie de l’Église d’Ukraine, la Russie semble également impuissante devant le fait accompli ; il reste à voir si l’ensemble du clergé ukrainien, le clergé grec, ainsi que toutes les églises orthodoxes autocéphales et les patriarcats vont obtempérer, ou si le poids de l’Histoire va, lentement mais sûrement, avoir raison de l’opportunisme politique et géopolitique. Enfin, un retournement de la Turquie finirait de compromettre la Russie sur l’arc Balkans-Syrie. Touchons-nous ici aux limites du redressement géopolitique de la Russie, et ce à l’aide du zèle surprenant des dirigeants d’Athènes ?
Au final, la Grèce a accepté de jouer, pour le compte d’autrui, un rôle en dissonance avec ses intérêts bien compris. Et cette posture est particulièrement périlleuse, puisqu’elle pourrait facilement se retrouver dans le rôle de l’idiot utile en ayant échangé les bijoux de la couronne contre de la pacotille. Une relation détériorée avec la Russie, l’acceptation du rôle conjoncturel et dangereux d’épouvantail face à la Turquie avec le soutien d’un allié qui ne cherche qu’à rétablir ses relations avec Ankara, la clôture dans des conditions politiques contestables du dossier épineux de l’ARYM en se pliant à un timing imposé par des dynamiques extérieures, et le cautionnement d’une rupture majeure dans le monde orthodoxe, sont des actes qui risquent de se révéler très coûteux en cas de retournement de situation et de transformer ce nouveau partenariat avec les Américains en cauchemar géopolitique.
Dans tous les cas, l’année 2019, de la Serbie à la Syrie, s’annonce d’un très grand intérêt et témoignera de la pertinence des choix de chacun.
A-G Marghelis