C’était à une réunion privée où Nassim Nicholas Taleb présentait son opuscule Le cygne noir ou la puissance de l’imprévisible. Je l’aborde aux petits fours et lui demande ce qu’est un cygne blanc. Il me répond la bouche pleine que tout est dans son bouquin. Non, lui réponds-je, vous y expliquez ce qu’est censé être un cygne noir mais pas un cygne blanc ? Il m’a fusillé du regard et tourné le dos.
Le cygne noir est, on le sait, une symbolisation du principe de réfutation, reprise par Karl Popper pour son concept de falsifiabilité : tous les cygnes sont blancs, jusqu’à ce qu’on découvre un cygne noir. On en a trouvé en Chine, ce que ne sont ni le SRAS ni le coronavirus, palmipèdes d’une blancheur immaculée. Car pour qui connaît l’Empire du milieu et son hygiène déplorable, rien n’était plus prévisible, rien n’est plus attendu que ces accidents pandémiques répétés tous les dix ans. Ne sommes-nous pas tous entourés d’animaux porteurs de coronavirus – on ne peut pas dire par exemple que les pigeons parisiens soient sains, du moins ceux que les millions de rats n’ont pas bouffés : or il n’est qu’un pays où la frontière de l’espèce soit franchie à intervalles si rapprochés.
Pourtant on nous a demandé, depuis 1989 et le massacre de Tien An Men, de voir dans le Village Potemkine chinois la puissance du nouveau millénaire. Mais pour prétendre à ce statut encore faut-il avoir un système de santé décent et des élections libres et démocratiques. Pour l’avoir oublié, nous avons intégré dans le concert des nations une dictature capitalo-marxiste qui ne cesse de nous tirer vers le bas. « Ne nous associons qu’avec nos égaux, prévenait La Fontaine, ou bien il nous faudra craindre le destin d’un de ces pots ». Lorsque je visionne un DVD, j’ai une pensée pour l’ouvrière chinoise de seize ans à qui on a confisqué ses papiers et qui reste enchaînée à son poste dix heures par jour, six jours sur sept, à assembler dans son usine-goulag le lecteur acheté 25 euros. Et puis j’oublie parce que le film commence. Quelle farce ! [1] » Et il ne faut pas faire de paralogisme : non, le coronavirus ne va pas déclencher de crise mondiale. En revanche la Chine, en imposant son moins-disant au reste du monde, l’a fragilisé face aux accidents et a sapé nos capacités de résilience.
Comme la pendule arrêtée de Lewis Caroll qui marque l’heure exacte deux fois par jour, un empire immobile aura été en phase avec le logiciel néolibéral qui a voulu y voir une grande puissance. Ce temps est clos. Si ce coronavirus n’est pas son Tchernobyl, ce sera le prochain, ses campagnes et ses villes sont remplies de cygnes blancs. Il va découvrir qu’il est très dispensable au monde, et que le capitalisme est amoral. Quand le monde s’éveillera, la Chine tremblera.
[1] Le Cadet, « Le monde d’avant-demain », Revue Défense Nationale, mars 2014.