Quelques pistes de réflexions d’attente pour la France et l’Europe pour parer à une forme de récession stratégique de la planète et s’affranchir de quelques impasses probables. Le monde d’après la coronacrise reste encore indéterminé pour quelque temps.
Comme lors du coup de force terroriste du 11 septembre 2001 ou lors du tocsin financier de Lehman Brothers de 2008, la coronacrise de 2020 a eu un effet mondial de sidération.
Après des réactions (ici et ici) et une analyse à chaud Covid 19, incubateur stratégique du monde à venir (ici), après deux réflexions sur une lecture stratégique de la coronacrise (LV 138) et son déroulé en Asie (LV 139), voyons aujourd’hui ce qu’elle nous dit de l’état du monde dans lequel elle est intervenue. Nous pourrons ensuite penser à structurer le monde d’après la pandémie du Covid 19.
Mais il est trop tôt pour doser facteurs de continuité et facteurs de rupture et esquisser les priorités stratégiques à venir de la France. D’ici la fin de l’année, on y verra plus clair et l’élection présidentielle approchant, on devra réévaluer notre posture de sécurité.
Lecture à livre ouvert de la coronacrise
Mais avant que s’établisse un narratif commun, la pandémie révèle déjà au grand jour les stratégies, partis pris et réflexes des opérateurs de la planète. Deux facteurs clés sautent aux yeux : la prévalence des facteurs économiques sur sa stabilité et celle de la Chine comme son centre de gravité. De fait, le tarissement des échanges commerciaux, poumon de l’économie mondiale, et la dépréciation des actifs exposés, sang des marchés de la globalisation, mettent le monde au défi de la récession. Les offres de coopération sanitaire et technique du pays qui fut la source de la crise sont suspectées, la méfiance s’installe et les replis des peuples sur leurs États suivent. Des désengagements sont opportunément accélérés (Afghanistan, Syrie, Irak pour les États-Unis ; Yémen pour l’Arabie Saoudite), des fronts sont rompus (OPEP) et des reclassements s’amorcent. Chaque pays réagit avec son expérience des crises et sa sociologie. Le monde s’est mis au ralenti, la planète stratégique est à l’arrêt.
Mais chacun fourbit déjà des armes pour le monde d’après. Car la coronacrise permet de s’extraire d’impasses identifiées comme de se mettre à l’affût d’occasions à saisir. L’urgence climatique qui avait été décrétée moteur du monde par les pays avancés pourrait se voir remplacée par le prétexte socio-sanitaire de zones fragilisées. Un autre clivage se dessine entre ceux qui voudront rétablir les structures qui les avantageaient avant la crise – pour reconsolider leurs atouts à l’issue – et ceux qui voudront profiter de l’arrêt sanitaire de la planète pour s’affranchir des handicaps qui les gênaient. Un nouveau point d’équilibre stratégique se prépare alors que beaucoup pensent surtout à relancer la mondialisation à leur profit.
La dialectique des vulnérabilités
La rapidité avec laquelle la pandémie s’est diffusée a beaucoup surpris, tout comme la quasi-simultanéité des atteintes, seulement marquée par des effets retards dus au mode d’intégration des pays dans les flux de la mondialisation. Elle permet de cartographier une nouvelle hiérarchie de vulnérabilités qui ont pris de cours bien des pays développés. Une réappréciation précise de leurs fragilités devra être entreprise. Cette coronacrise révèle aussi en creux le réservoir incomparable de chantages et de nuisances dont disposerait un organe terroriste qui viserait un profitable chaos sanitaire, voire un compétiteur stratégique qui, sachant s’en immuniser, serait tenté par l’arme virale, arme à bas coût, faible lisibilité et impact décisif. Car si le risque de catastrophe pandémique avait été évalué ces dernières années lors des crises dues à d’autres coronavirus (SARS-CoV, MERS-CoV) ou ribovirus de la grippe A (grippe porcine H1N1, grippe aviaire H5N1), la menace d’action malfaisante n’a sans doute jamais été considérée. Or, aucune parade dissuasive ou mode de rétorsion ne semble préparé ; ne resterait alors qu’un système de protection générale hors de prix qui ruinerait les échanges commerciaux.
Comment aborder cette dialectique plus décisive que celle, habituelle, des menaces géostratégiques (celles de nos Livres blancs) ou celle de conflits de haute intensité bien improbables dans un monde interdépendant ? Comment faire l’état des vulnérabilités et des fragilités à masquer ou à parer (les nôtres et celles des autres opérateurs stratégiques) qui déterminent notre posture de défense et qui suscitent notre action extérieure ? Le travail reste à faire et les conséquences à tirer, la guerre n’étant plus ce qu’elle était, nous l’avons maintes fois répété.
Une distribution géopolitique inattendue
La rivalité organisée entre Chine et États-Unis qui structurait la planète stratégique a été déséquilibrée par la coronacrise. La forte réaction de la Chine liée à sa pratique très centralisée et en apparence bien maîtrisée a contrasté fortement avec celle des États-Unis aléatoire et dramatisée (voir article suivant). Ces deux compétiteurs stratégiques et ceux qui suivent leurs sillages vont devoir rééquilibrer leurs relations. De même, faute de l’avoir anticipée, on ne sait pas évaluer l’autorité que procure la capacité de réponse à la pandémie. Mais celle-ci va perturber la hiérarchie des modèles sociopolitiques en compétition dans la planète.
Elle avantage à l’évidence les pays à modèle autoritaire comme la Chine ou la Russie ou à tradition disciplinée comme l’Allemagne et la Suède en Europe. Et la dénonciation de la diplomatie du masque prêtée à Pékin rappelle le refus par G.W. Bush de l’offre faite par V. Poutine de coopération antiterroriste le 12 sept 2001. Cette suspicion délibérée est un aveu de faiblesse qui cristallise les lignes de fracture actuelles de la planète stratégique.
L’impact de la coronacrise sur l’Inde reste inconnu : un confinement stratégique y est probable selon les réflexes autocentrés de ce grand continent qui se développe à la lisière du monde globalisé. De même s’agissant de l’Afrique subsaharienne qui subit depuis des décennies, dans une indifférence fataliste, le poids des épidémies meurtrières de malaria, d’Ébola et de sida. Les grands foyers d’infection sont aujourd’hui dans les trois pays latins (Italie, Espagne et France) et les deux grands pays anglo-saxons (États-Unis et Grande Bretagne). Cette distribution des principales atteintes du Covid 19 affecte les relations stratégiques du club occidental de la gouvernance mondiale, le plus sanitairement affecté et donc dévalué. On devra mesurer l’impact de cette réalité.
Les marges de manœuvre de l’UE
L’observateur a pu être surpris voire peiné du repli-réflexe des peuples européens sur leurs espaces nationaux et du retour au premier plan des États. Certains déplorent aussi le flottement des structures de l’UE et les seules réponses techniques de la BCE et de l’accord de la zone euro. Mais les effets pervers de l’absence de solidarité des États membres après la requête d’aide d’urgence de l’Italie, premier pays après la Chine à encaisser le choc de la coronacrise, seront vite observés. Et la récente crise des eurobligations a accentué encore la fracture Nord-Sud de l’Eurozone. Malgré les appels à réagir, maintenant ou jamais, la crise révèle les limites des capacités d’action de l’Union européenne et l’inadéquation du modèle d’intégration socio-économique que l’on s’est efforcé sans succès d’imposer à un espace sans identité géopolitique suffisante.
En l’absence de patriotisme européen, les États nationaux restent les seuls recours des peuples et leur solidarité est de façade. Dans le monde d’après il faudra sortir de l’impasse actuelle et relancer la construction européenne sur des bases nouvelles, élargies aux voisinages. En attendant, il sera légitime de réévaluer la pertinence de notre engagement dans la défense européenne.
Inclusion et souveraineté
L’interdépendance des sociétés et celle de leurs développements économiques et humains sont deux marqueurs forts de la mondialisation. En revanche « l’inclusivisme » planétaire de tous les enjeux des sociétés semble une utopie. Elle est née de l’idée que le monde était plat et que tous les citoyens de la planète étaient répartis sur une trajectoire de progrès dont l’avant garde se trouvait aux États-Unis. Or on mesure à nouveau avec la coronacrise le multisme de la planète (LV 61). Un vrai relief (valeurs, réflexes, intérêts, tempos) distingue les différentes sociétés du monde ; leurs identités ethnoreligieuses restent tenaces, les solidarités régionales prévalent encore sur les règles d’une société internationale qui s’autorise deux poids, deux mesures de même que les sanctions des plus forts provoquent des rancœurs durables. L’interdépendance n’est ni l’uniformité ni l’allégeance.
Sur cette base un modèle européen équilibré devra contribuer à interposer entre les modèles chinois et américain, centré sur l’expérience historique collective des Européens. À nous d’y contribuer en développant une autre articulation entre souveraineté et sécurité. La souveraineté est aujourd’hui hétéroclite et partagée et la sécurité ne se décline plus en défense contre un ennemi désigné mais en vulnérabilité face aux malveillances et aux aléas, autant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Aussi n’est-elle plus une simple affaire militaire ou de programmes d’armement. C’est bien évidemment une posture totale qui doit coordonner toutes les dimensions d’une souveraineté aux espaces variés, numérique, sanitaire, alimentaire, monétaire, industriel, culturel… Une souveraineté que l’État doit partager, en-dessous avec les forces transversales de la société civile, et au-dessus avec ses voisinages.
Pour ce faire l’État national se doit, faute de mieux, de rester lui-même stratège pour faire face à quelques questions-clés. Quelles idées pourraient germer, à l’intérieur comme dehors, pour fragiliser la France, l’affaiblir ou la domestiquer ? Comment les détecter, les parer, réagir et contre attaquer ? Quels sont au rebours les domaines où tirer parti de la coronacrise pour consolider la viabilité et donc la pérennité de la France et de l’Europe ? Quelles occasions saisir, quelles entreprises lancer, quels partenariats établir ? Ni alignement, ni démission mais vigilance et résolution pour éviter une possible récession stratégique.
JOCV
Pour lire l’autre article du LV 140, « Covid en Amérique : la bascule« , cliquez ici
Lu, comme toujours, avec le plus grand intérêt cette analyse qui ouvre plus de portes – dont beaucoup déjà largement entrebâillées – qu’elle n’indique la sortie. Ce qui est bien normal vu la soudaineté, l’ampleur et la complexité de l’ événement…L’inventivité verbale m’a aussi, comme toujours, un peu décoiffé et j’essaie en vain de donner un contenu plausible à la notion de la croissance stratégique qui serait, en toute bonne logique, l’opposé de la récession stratégique (sic) qui nous menace ! D’ une manière générale, cette façon de mettre à toutes les sauces le concept – Ô combien noble – de stratégie lui enlève une grande partie de sa portée et je rêve d’esprits éclairés qui ferait de la stratégie comme Mr Jourdain faisait de la prose, sans le savoir ni, surtout, le revendiquer chaque deux lignes, comme une sorte de mantra. Raymond Aron avait certainement ce talent… Dernière remarque : parmi les voies de sortie revient l’idée de reconstruire l’Europe sur des bases nouvelles élargies aux voisinages. Un fois de plus, je regrette qu’aucune indication ne soit avancée, ni ici ni ailleurs, sur la manière de procéder à ce tour de bonneteau, sachant la difficulté extrême qu’il y a, depuis le début, à faire tenir ensemble l’attelage actuel, X fois plus homogène qu’une quelconque grande Europe ! Certes, nul ne conteste qu’ il y ait des trous béants dans la raquette de l’Union…mais vouloir les supprimer en supprimant la raquette me parait relever d’une philosophie plus proche de celle du sapeur Camember que de celle de Jomini….
Jacques Keller-Noellet
Merci de ces remarques qui révèlent une lecture attentive et un sens critique aiguisé. Nous allons les diffuser. Ainsi que cette réponse qui suit. Le débat est important et nous l’encourageons.
Etes-vous abonné? Et si oui depuis longtemps? Si vous lisez La Vigie depuis quelque temps, vous aurez retrouvé sous l’expression un peu racoleuse, j’en conviens, “récession stratégique” une réflexion étoffée et régulière dans nos numéros depuis plusieurs années sur la déconstruction de plus en plus rapide de l’ordre stratégique que l’on connaissait à la fin de la guerre froide. Quant à l’opposé de la récession, on peut sans trop d’imagination, le trouver dans la véritable “inflation stratégique” constituée par les divers structures héritées de l’ONU, de l’Otan, de l’UE , du G7/G20 … et des différentes enceintes du multilatéralisme triomphant des années 70/90. C’est toute cette superstructure qui se relativise et s’effondre sous nos yeux aujourd’hui, régression ou récession, … C’est ce que nous avons qualifié de “multisme” pour ne pas endosser la formule trop approximative de multipolarité. Au risque d’en faire trop en matière de formulation, on peut même dire que le monde est entré dans une sorte de “déconfinement stratégique” qui nous fait sortir de ce monde international très encombré et si hétéroclite du XXe siècle pour entrer dans une sorte “terrain vague stratégique” où la fluidité règne désormais.
A votre autre remarque concernant les voisinages de l’Europe, sujet que nous suivons de près à Paris comme à Bruxelles et dont notre pauvre sapeur aurait été bien embarrassé, il y a beaucoup à dire et nous nous en sommes exprimés souvent dans La Vigie. Et nous avons échangé récemment avec de nombreux chercheurs de Bruxelles sur le texte joint que j’ai signé et qui a fait réagir. C’est, mais sans usage de bonneteau, une perspective large qui se veut réaliste et en phase avec la réalité d’une planète de 7,5 milliard d’habitants. Il y a là à l’évidence un débat majeur qui ne peut se trancher par la simple obstination à faire fonctionner un modèle qui peine à réussir ce pourquoi il a été conçu.
Encore merci. Poursuivons nos débats.
LV