Notre fidèle correspondant, X. d’Abzac, qui nous avait déjà éclairé sur les débats en Chine (voir billet), nous propose ici une fiche de lecture du dernier ouvrage d’Anne Cheng. Mille mercis à lui. LV
En 2007, Anne Cheng présentait La pensée en Chine aujourd’hui (ici), un ouvrage collectif d’auteurs choisis pour leur compétence et leur indépendance. Plus de dix ans après, la réunion d’un nouveau collectif, nourri par la somme des mutations de la Chine, nous offre Penser en Chine, un ouvrage de synthèse sur l’état de ce pays qui a envahi notre paysage médiatique au quotidien dans tous les domaines.
La parole est-elle libre en Chine en ce début des années 2020 ? Peut-on entendre d’autres voix que celle du pouvoir ? À vrai dire, ce que l’on entend est surtout une atroce cacophonie avec la fureur déployée sur le Xinjiang, la colère de Hong-Kong, les informations et désinformations sur la pandémie du corona virus, les vociférations sur la politique de conquête du monde par la Chine. S’entend également l’affirmation de l’impérialisme chinois. Un impérialisme qui prétend à l’universalisme et entend continuer une civilisation vieille de cinq mille ans. Cette proclamation et ces vociférations sont principalement l’œuvre d’un régime communiste héritier du maoïsme qui s’est construit tout à l’opposé de ce passé revendiqué aujourd’hui. Le Parti communiste chinois, le PCC, s’est bâti sur un passé qualifié de féodal et il a été rejeté en bloc et avec un acharnement exemplaire entre 1949 et 1976. À cette époque, la Chine était un champ de ruines. En 2021, les survivants de ces années sombres se proclament détenteurs de valeurs universelles qui ne doivent rien à l’universalité des Lumières d’origine européenne. C’est à l’aube des années 2020, à la faveur de la nouvelle économie imposée par Deng Xiaoping dans la décennie 1980 qu’apparaissent les « valeurs chinoises ». La propagande officielle martèle que les « valeurs chinoises » sont destinées à contrer les « valeurs universelles » occidentales puis à s’y substituer.
Derrière le discours officiel existe un débat âpre chez les intellectuels. La remise en cause de l’histoire officielle est d’abord le fait d’historiens chinois. La Chine, depuis la haute Antiquité, s’est employée à fixer un récit de son passé qui devait éclairer le présent et le futur. Chaque congrès national est l’objet d’une ou deux petites phrases destinées à bâtir ce récit. Ce dernier au début des années 2020 est bourré d’élucubrations mais l’important réside dans son utilité pour faire pièce au néolibéralisme américain et au vieux communisme soviétique. C’est ainsi que le concept de « Civilisation-État » sert les intérêts de la Chine et justifie son caractère unique et spécifique, autrement dit la fameuse « altérité chinoise ».
Ce qui ressort des affrontements entre les intellectuels chinois n’est autre que l’expression d’une Chine en mal de récit et d’identité. Les passes d’armes entre historiens lucides et critiques et les philosophes ayant pris à leur compte les visées grandioses de leur pays qui se projette déjà comme la prochaine puissance mondiale ont le mérite de témoigner de la rudesse des discussions et des dissensions au sein des élites intellectuelles qui sont assez loin de l’image docile et moutonnière que les médias occidentaux en donnent trop souvent.
Il convient tout autant de distinguer les débats dans les milieux intellectuels des stratégies adoptées par la propagande officielle, laquelle vise en particulier à gagner des sympathisants et des admirateurs de la « civilisation plurimillénaire » de la Chine. C’est le rôle dévolu aux Instituts Confucius dont les mécanismes ont parfaitement été démontés et dénoncés. Sous couvert d’imiter les Alliances françaises et les Instituts Goethe, les Instituts Confucius ont fini par sombrer, qualifiés d’academic malware, ou programme académique malveillant.
L’histoire officielle chinoise oublie des événements et se calque sur celle du PCC qui fait l’objet d’un cursus distinct et obligatoire dans le parcours scolaire et universitaire. Des épisodes entiers sont oubliés comme la campagne « antidroitière » et la purge des intellectuels de 1957, la terrible famine qui a suivi le « Grand Bond en avant » de 1958 ou encore les violences de la Révolution culturelle de 1966-1976. Le massacre de Tian’anmen en 1989 a été tout simplement effacé de l’histoire.
Des intellectuels chinois ont le courage d’aller contre le récit officiel, d’autres utilisent des procédés de messages cryptés entre les lignes. Parler du passé pour mieux critiquer le présent est souvent un moyen employé par des historiens. L’exercice est cependant difficile pour certains auteurs qui, de bonne foi, sont critiques mais veulent aider à « repenser » la Chine en respectant sa culture. Ils cherchent une voie chinoise qui se distinguerait à la fois du libéralisme américain, du communisme soviétique et de l’actuel néoconfucianisme qu’ils fustigent. Ils tâtonnent à la recherche d’un républicanisme constitutionnel qui s’opposerait au régime actuel auquel il est reproché de disposer de pouvoirs illimités sans obligation d’en assumer les responsabilités. Ils tâtonnent encore dans leur constante préoccupation de contrecarrer le bouddhisme, d’encadrer l’économie des monastères, comme si les dirigeants craignaient de voir la doctrine du parti submergée par la force d’un sentiment religieux.
L’analyse officielle chinoise des évènements extérieurs mérite aussi d’être regardée avec attention. Un exemple est mai 1968 en France. Le cas est extrême par la grossièreté de sa présentation mais il nous touche directement.
Le Quotidien du Peuple traitait mai 1968 en France, non pas en citant les Geismar et les Cohn-Bendit mais en mettant en scène un personnage obscur, Jacques Jurquet, secrétaire général du groupusculaire Parti communiste marxiste-léniniste de France, dans sa lutte héroïque contre l’ignoble Waldeck Rochet engoncé dans la « ligne révisionniste soviétique » que la Chine de Mao pourfendait comme une traîtrise honteuse de l’esprit communiste pur et dur. Les Chinois nous ont habitués à vivre hors du temps historique. Aucun des acteurs français de mai 1968 n’a connu une fin semblable à celle des Gardes rouges, héros ayant fini leur carrière dans le fin fond des campagnes déshéritées pour ne pas troubler la fête du IXe congrès du PCC en 1969.
On l’aura compris, la construction d’une histoire et d’une identité nationales dans la Chine des années 2020 est une affaire d’État dont se saisissent les historiens de diverses sensibilités. Le poids de la diffusion de l’histoire de la Chine par les autorités officielles n’est pas précisément évalué mais il est bien réel et diffusé par les médias, les blogs, les productions universitaires, les livres édités en nombre, la réduction de la censure.
Le développement de la Chine a créé des regroupements de Chinois par domaines d’intérêts qui ne sont pas tous matériels. Ainsi, des citoyens qui se méfient des grandes théories, de l’éloge sans nuance de la modernisation ou de l’exceptionnalisme chinois suspect à leurs yeux, se retrouvent et partagent des idées et des critiques. Ce sont des gens éduqués et qui, sans titre officiel, développent des idées de gestion de la société. Jusqu’en 2013, ces groupes n’ont pas été suivis par le pouvoir. Cela a changé avec l’arrivée de Xi Jinping. Ces groupes ont occasionné toutes sortes d’inquiétudes. Leur diversité, leur non-organisation, leur nombre ont fait qu’ils ne pouvaient plus être pris pour quantité négligeable. Les débats qu’ils ont provoqués ont touché le PCC, les institutions et l’ensemble des rouages de l’État.
Même si vis-à-vis de la covid-19, l’économie chinoise semble avoir de fortes chances de s’en tirer assez bien d’un point de vue économique, il reste que la projection que souhaite donner la Chine de sa propre image se trouve mise en échec. Les hommes politiques occidentaux, longtemps silencieux sur la Chine, commencent à sortir de leur réserve. Rares sont les personnes en 2021 qui accordent un quelconque crédit aux constructions du « rêve chinois ». « La Chine devrait se remettre à penser au lieu de dépenser », dit Anne Cheng.
X. d’Abzac