Ce passionnant roman d’un praticien de la conduite des actions militaires porte une double ambition : la première d’alerter sur la conflictualité dynamique qui affecte la planète et vise les intérêts européens, la seconde de postuler qu’une réponse collective des Européens est à leur portée. Il a une qualité rare, celle de montrer à la fois la variété des théâtres et terrains de conflit, l’approche militaire spécifique de chacun et la densité des opérations de planification opérationnelle multinationale. Il nous parle autant de guerre que d’Europe.

L’auteur place son récit en 2030. Il choisit de nous faire vivre trois crises simultanées auxquelles des pays européens supposés partager depuis peu une défense commune sont conduits à réagir. Chacune de ces trois zones de conflit ouvert est bien connue de la France qui y a été impliquée militairement depuis la fin de la guerre froide, le lecteur avisé s’y reconnaitre aisément, le Sahel dans l’océan de sable, la mer Egée et son découpage problématique, la Nouvelle Calédonie aux avant-postes asiatiques. Le néophyte mesurera les réalités des contraintes terrestres locales, les larges mouvements inhérents aux espaces maritimes, l’importance de l’observation globale vue d’en haut. L’auteur les présente avec vivacité et pertinence, introduisant dans chaque scénario des figures humaines attachantes à la psychologie fouillée. La conduite des combats avec leurs aléas et le brouillard tactique que ne dissipe pas totalement les moyens aériens et satellitaires de suivi de situation sont présentés avec une grande précision. L’ensemble ainsi formé des trois terrains de confrontation est très vivant et le découpage de l’ouvrage en courts épisodes sautant d’un théâtre à l’autre rend la lecture du livre haletante. Il révèle surtout la complexité de la gestion simultanée de trois crises aiguës par des responsables militaires confrontés à la fois à la compréhension de la situation globale, aux intentions opérationnelles adverses, à l’équilibre des efforts à produire, aux priorités tactiques à choisir et au dialogue étroit avec les autorités politiques sur les effets stratégiques à produire par l’action militaire. La vaste expérience de l’auteur transparaît dans ce vif récit aux multiples dimensions.

Il a aussi choisi de nous présenter une fiction politique, les États-Unis d’Europe, soumis dès leur constitution, peu avant 2030, à ces trois agressions simultanées dont les scenarii sont plausibles. La distribution des responsabilités et compétences, l’européanisation des structures de commandement des armées françaises actuelles et l’adoption par les armées européennes des modes d’analyse et de gestion des crises en cellules raviront nos praticiens de la planification et de la conduite des forces. Elles donnent une idée assez précise des procédures et modes d’action permettant une prise de décision et une action de terrain déléguée à des chefs militaires sur zone. On pourra mesurer ici les avancées indiscutables effectuées depuis la fin de la guerre froide par la conduite multinationale des crises et combats, qui a débuté en Ex-Yougoslavie et s’est poursuivie activement à Bruxelles, Strasbourg et sur tous les théâtres où des forces ont été engagées dans un cadre euro-atlantique ou en coalitions variées. Les militaires des pays européens se connaissent et s’estiment, parlent un langage commun, utilisent des procédures standardisées, ils sont prêts pour une intégration plus poussée, à la demande.

Mais c’est là sans doute que cet ouvrage redevient roman et la situation présentée fiction. L’auteur ne cache son scepticisme instinctif ancien pour l’intégration européenne. Mais alors que la guerre ouverte est revenue au cœur de l’Europe orientale, il estime sans doute désormais que la seule porte offerte au déclin stratégique des Européens est ce saut fédéral. Il considère probablement que sans lui l’Union européenne ne sera plus qu’un acteur de second rang dans la rivalité sino-américaine qui tend à structurer le second XXI^e siècle. Pourtant, au vu des débats européens actuels et des divergences qui affectent les relations entre pays d’Europe occidentale et pays d’Europe orientale ou entre Paris et Berlin sur les moyens à consacrer à la Défense, il est difficile de le suivre. Mais on peut aussi penser que la fédération politique des nations d’Europe n’est pas la seule formule pour faire face aux vulnérabilités d’un cœur européen de civilisation à la recherche d’un modèle d’affirmation stratégique depuis la fin de la guerre froide. Et puis il faut sauver l’acquis stratégique de plus soixante ans de paix militaire en Europe aujourd’hui menacée.

Roman du général Dominique Delort Ed. Le Sémaphore- 4^e Trimestre 2022

JD