Voici un survol de l’histoire européenne pour les amnésiques et les myopes d’aujourd’hui.
Il leur rappellera les enclenchements bellicistes des passions nationalistes et idéologiques du continent européen, dans la grande Europe de l’Atlantique à l’Oural : la dépêche d’Ems (1870), l’attentat de Sarajevo (1914), le pacte germano-soviétique suivi de l’invasion de la Pologne (1939), la création du rideau de fer à Berlin (1961), sa chute (1989) et aujourd’hui l’opération spéciale russe en Ukraine, guerre fratricide déclenchée il y a un an (2022).
A chacune de ces étapes tragiques sont associées des régulations réalistes, des rêves de paix et des reprises de feu, car les ambitions et les frustrations des hommes étaient mal éteintes par la crise précédente. A chacune de ces flambées, on a entendu des faiseurs de paix prophétiques ou cyniques et des fauteurs de guerre opportunistes avec leurs arrière-pensées et leurs agendas plus ou moins cachés.
De l’extérieur, les puissances atlantiques mercantiles regardaient ce spectacle effrayant d’une civilisation européenne au cœur inflammable. Ils en ont vite conclu qu’il fallait empêcher les quelques peuples dominants d’Europe de se regrouper pour conduire le continent et peser sur le monde. Les Américains attendirent prudemment 1917 la première fois puis 1942 la seconde pour s’investir au sol militairement après un fructueux épisode marchand en soutien de leurs obligés européens. Les Britanniques se sont organisés vaillamment pour résister et repartir de leur base insulaire préservée à l’assaut du désordre ; Churchill a soutenu Staline sans discuter et avec Roosevelt s’est accordé à Yalta (1945). Avec son aide, de Gaulle a sauvé la mise de Paris et fait entrer de justesse la France dans le club des vainqueurs.
En 1956, la crise du canal de Suez pousse Londres dans le strict sillage de Washington et convainc Paris de réassurer son indépendance stratégique par la voie nucléaire. En 1963 avec le traité de l’Élysée, De Gaulle et Adenauer font le pari de la réconciliation franco-allemande ; en 1986, à Reykjavik, c’est au tour de Reagan et de Gorbatchev d’acter le « pat stratégique américano-soviétique » qui met fin à la guerre froide, lève le rideau de fer et met fin à l’URSS (1991). Le continent s’ouvre alors à la réforme mais sans bien se réconcilier et assiste d’emblée à une « balkanisation » tragique de l’ex-Yougoslavie, premier échec des structures (ONU, UEO, OTAN) qui tentent d’encadrer la conflictualité mal éteinte des empires qui y rivalisent encore, l’ottoman, le russe, l’austro-hongrois.
Puis les questions nucléaires et énergétiques s’invitent dans l’ex-URSS. L’Ukraine industrielle doit renoncer à sa base nucléaire car les vainqueurs atlantiques ont érigé en interlocuteur stratégique unique la Russie qu’ils ont entrepris de libéraliser à marche forcée tandis qu’ils investissent son champ énergétique en Asie centrale. Le point alors visé est le confinement de la Chine à l’Ouest, via la Méditerranée, l’Asie de l’Ouest et l’Afghanistan, et à l’Est via la ceinture du Pacifique, Japon, Corée du Sud, Taïwan et Australie. De son côté, dans la vieille Europe, Londres veille à bloquer jalousement toute tentation d’émergence à partir du couple franco-allemand d’un pôle européen et surveille de près la connivence germano-russe du « gaz contre commerce » qui s’installe. Car à Moscou, on a mis un coup d’arrêt (2000) à une libéralisation sauvage criminalisée, avec la main de fer d’un président sorti de l’ombre qui en trois coups brutaux (verticale du pouvoir, Gazprom, Géorgie), rétablit la viabilité et l’autorité stratégique des Russies fédérées et dénonce fermement la marche de l’Otan vers ses frontières.
On connaît la suite. Après la panne généralisée du Covid en 2021, l’actuelle guerre en Ukraine.
On est entré dans un deuxième XXIe siècle il y a un an avec ce sentiment amer de déjà vu.
Car on retrouve des débats et des tentations récurrentes : régler ses vieux comptes une fois pour toutes pour les uns, profitez des aubaines pour les autres, organiser l’espace selon ses rêves pour des troisièmes. La passion pour le conflit militaire flambe à nouveau. Elle s’était transportée vers d’autres champs que la possession de territoires emblématiques, dans d’autres théâtres plus lucratifs avec des arsenaux très diversifiés (monétaire, technologique, numérique, cyber, juridique, spatial, océanique) mais avait gagné en intensité et en radicalité.
On les retrouve réunis en 2023 dans le grand frisson d’un conflit terrestre déclenché avec l’invasion russe de l’Ukraine qui a réactivé la tentation de la guerre et l’obsession voyeuriste de la victoire. Stimulée par les puissances atlantiques extra-européennes (LV 211), cette guerre intra-européenne est une aberration anachronique et un piège pour tout le continent. Pourtant tout le monde semble acquiescer au recul de la paix pour quelques décennies afin de gagner un état d’équilibre ultérieur plus favorable au continent.
On a déjà vu cela trop souvent. Le soutien des Européens à l’affirmation militaire d’une nation ukrainienne valeureuse à défaut d’être vertueuse est légitime mais ne peut pas être inconditionnel ; il doit rester encadré par les intérêts généraux de tous les pays européens, respecter ceux des peuples russes voisins et permettre une reconfiguration pacifique de l’espace continental. Il passe bien évidemment par l’aide à la défense d’un pays agressé mais certainement pas par le soutien de la domination des Ukrainiens de l’Ouest aux racines polonaises sur les Ukrainiens de l’Est aux racines russes. Et on est passé du nation building de Kiev au regime change de Moscou, une guerre sans fin pour réduire l’État russe ; on est belliciste, profondément raciste en renvoyant aux noirceurs de l’âme russe (billet) un peuple qui aspire à la liberté, à la prospérité et à la dignité, comme ses voisins.
On réactive une des articulations complexes de 1991, celle de la double priorité européenne à l’Est et au Sud, compétition entre le souci de deux espaces, le continental et le méditerranéen. Le premier est aujourd’hui incarné par les ex-pays du Pacte de Varsovie, une nouvelle Europe partenaire direct des puissances atlantiques extra-européennes qui sont à la manœuvre sur le continent pour contrer la Russie. Dans la vieille Europe occidentale, historique berceau de l’UE, le couple franco-allemand s’est défait après le grand écart de Berlin mais un nouveau souffle se manifeste en Méditerranée avec un puissant poumon franco-italien qui veut structurer les enjeux stratégiques du Sud et assurer stabilité, sécurité et le développement maîtrisé en Méditerranée. A côté du pôle européen qu’incarne la Pologne, pivot du chapelet des pays de la ligne de front face à la Russie, une autre dynamique se manifeste avec un pôle franco-italien qui veut administrer la ligne de tension qui traverse toute l’Afrique du Nord jusqu’au Sahel dans la Méditerranée élargie chère à Rome. Tel sera sans doute le nouvel équilibre des forces à Bruxelles demain. Le traité du Quirinal signé en 2021 y veillera et offrira des perspectives précises en Égypte, en Libye et au Maghreb. Une autre architecture de sécurité émerge.
Ces perspectives invitent fermement à une sortie rapide de cette absurde guerre en Ukraine. Il ne faut pas plus une victoire de Kiev qu’une défaite de Moscou, sources de guerre sans fin. Il nous faut comme en 1991 un « pat stratégique » raisonné et immédiat en lien avec les requêtes pacifiques de tous les peuples concernés. Il sera le seul à permettre la reconstruction rapide de l’Ukraine dévastée et l’établissement d’un bon voisinage assumé dans une communauté de destin et d’intérêts non seulement postulée mais repensée en profondeur.
JD