Heureux de publier cet article de fond sur des impératifs stratégiques évidents, mas rarement conjugués… Merci Étienne Patry, notre chercheur associé… LV.
Depuis maintenant une dizaine d’années, le ministère des armées s’est lancé dans des actions de développement durable, matérialisées notamment dans une stratégie défense durable en 2016, une stratégie énergétique défense en 2020 et un éclairant thématique produit par le CICDE en 2021 sur les enjeux particuliers pour les armées induits par le changement climatique. Au tout premier abord il peut paraître assez paradoxal de considérer qu’un tel ministère responsabledans la stratégie de défense d’un État de la part de l’action violente de forces armées, puisse s’approcher de telles considérations[1]. En effet, d’une part la guerre en elle-même est le symbole du « non durable » par les destructions et les pollutions qu’elle engendre nécessairement quelques soient les précautions prises, d’autre part les équipements et armements doivent être conçus dans la logique de l’efficacité opérationnelle en priorité, ce qui suppose en première approche assez peu d’égard à l’endroit du développement durable. Il serait même dangereux de s’engager dans une voie dogmatique qui pourrait affaiblir durablement nos capacités de défense[2]. Les marges de manœuvre pour faire coexister une stratégie de développement durable et une stratégie de défense sont donc étroites.
Globalement il s’agit d’abord de constater que quelque soit l’impérieuse nécessité opérationnelle, la stratégie de défense doit aussi composer avec des actions de développement durable. Ensuite il faut considérer pour être complet en quoi les changements environnementaux ont une conséquence sur la stratégie de défense et l’emploi des forces armées car ceux-ci vont engendrer des situations de crises, voire auront un impact sur les capacités futures à détenir. Il est nécessaire d’analyser ensuite quelles sont les voies d’exploration possibles pour orienter notre stratégie de défense et clairement en distinguer les contraintes et les limites. La Défense a donc un certain nombre d’enjeux devant elle, dont un et non des moindres sera de justifier une forme d’exception.
Le développement durable, une nécessité même pour le monde de la Défense
En 2023, il n’est plus guère de doutes, hormis quelques sceptiques de mauvaise foi, que les activités humaines sont à l’origine de changements nocifs rapides et d’ampleur croissante de notre écosystème terrestre: biodiversité en forte baisse, pollutions, dégradation des sols, raréfaction des ressources, dérèglement climatique, élévation des eaux, modification des courants marins, déforestation… De nombreuses initiatives sont lancées pour tenter de limiter au mieux l’étendue de ces changements (il y a peu de chance de pouvoir vraiment inverser la tendance, il s’agit au mieux de la contenir) qui ont un impact désastreux sur notre environnement, y compris sur notre environnement opérationnel .
Quand il s’agit de Défense, la priorité doit être accordée à l’efficacité opérationnelle avant toute autre considération, le but est bien de prendre l’ascendant sur un adversaire quand un affrontement devient la seule voie envisageable quand tout autre moyen aura échoué. L’ultima ratio (la force comme tout dernier recours) que représentent nos forces armées exige une convergence maximale de tous les effets matériels et immatériels possibles pour forcer la décision le plus rapidement possible. Cela suppose au plus fort de l’action de ne se soucier qu’à la marge de développement durable.
A ce titre un parallèle avec les lois de la guerre peut être fait. Le droit des conflits armés[3] qui a pour but de limiter les conséquences d’un affrontement sur les populations civiles[4] établit un principe de proportionnalité[5] ainsi qu’un principe de nécessité militaire. Ces principes établissent qu’une action militaire ne peut causer de perte ou de dommages civils excessifs par rapport à l’avantage militaire concret et direct attendu. Ainsi cette vision pragmatique me semble l’approche à adopter quand il s’agit de développement durable pour nos engagements opérationnels qui ne doivent donc pas entraîner de dommages excessifs sur notre environnement quand c’est opérationnellement possible.
Une stratégie de Défense repose d’abord sur le signal qu’elle envoie aux compétiteurs (voir mon article précédent ici sur la stratcom). La volonté politique d’aller jusqu’à un affrontement (a fortiori y compris nucléaire) soutenu par des capacités suffisamment crédibles sont les meilleurs garants pour éviter d’entrer dans une escalade allant jusqu’à l’affrontement. À ce titre tout effort de verdissement de notre stratégie de défense ne doit pas non plus être perçu par nos compétiteurs autocratiques comme un signal d’affaiblissement. En effet récemment l’audace du président Poutine était probablement fondée sur sa vision d’un occident forcément décadent, aux opinions publiques versatiles, peureuses et manipulables. Mépriser un adversaire (comme le surestimer) est une erreur stratégique dont l’histoire est pleine et souvent la conséquence d’une « hypercentralisation ». Il s’agit donc bien de faire en sorte que nos capacités ne patissent pas d’un « verdissement » qui diminuerait leur efficacité, en tout les cas l’efficacité perçue par nos compétiteurs ou nos alliés.
Malgré tout, il ne s’agit en aucun cas de balayer d’un revers de manche dédaigneux toute initiative visant à rendre la stratégie de Défense plus « verte », à la seule analyse de l’efficacité opérationnelle. En premier lieu par ce qu’il existe quelques voies intéressantes en cours d’exploration même si elles peuvent paraître limitées, notamment dans les activités courantes des forces armées ou dans les nouvelles technologies. Tout ce qui peut être fait doit être fait. Ensuite parce qu’il s’agit de valoriser l’image des forces armées émanation de la Nation dont l’excellence opérationnelle doit aussi se manifester sous l’angle du développement durable, enfin par ce que la recherche de solution innovante en matière de développement durable peut se révéler une source d’opportunité intéressante pour les capacités des forces armées.
1) Les conséquences des modifications de notre environnement sur la stratégie de défense
Avant même d’analyser comment les forces armées pourraient contribuer à diminuer leur empreinte sur l’environnement, il s’agit d’analyser d’abord en quoi le changement rapide et important de l’écosystème terrestre a des conséquences sur l’emploi de nos forces armées et le stratégie de défense. Il s’agit bien pour elles de s’adapter en anticipant pour faire face à de nouveaux scenarios d’engagement.
a) Les conséquences du dérèglement climatique sur l’engagement des forces en opération
En effet, en premier lieu l’emploi des forces en opération est fortement dépendant de l’environnement opérationnel, en particulier des conditions climatiques, hydrographiques et océanologiques. À titre d’exemple nous pouvons citer : modification des thermoclines (détection sous-marine), modification des traits de côtes (intervention amphibie et logistique portuaire), multiplication de phénomènes météorologiques violents imprévisibles avec les modèles actuels (prévisions météorologiques, durcissement infrastructure et logistique), inondation des zones d’engagement (mobilité, capacités de franchissement), sécheresse et vent de sable (soutien vie, robustesse des équipements). Un exemple frappant est celui de l’événement météorologique violent au Tchad il y a quelques années, que les prévisionnsistes n’avaient pas anticipé. Deux Casa 235 de l’armée de l’air ont été très endommagés sans parler de la destruction d’un hangar tchadien et des aéronefs qu’il était censé abriter. Un autre exemple sont les vents de sable très dommageables pour nos turbines d’hélicoptères, ce qui a nécessité le renforcement de leur protection.
b) Les conséquences du dérèglement climatique sur la nature des engagements
En deuxième lieu, des catastrophes naturelles plus nombreuses et/ou de plus grande ampleur[6] vont forcément impliquer un emploi accru des forces armées en primo intervention ou en complément des moyens de la sécurité civile. Cela peut concerner l’aide humanitaire (comme pour l’ouragan Irma en 2017), le soutien aux missions de secours aux incendies de forêt (intensification[7] des missions Hephaistos), l’évacuation de personnes en danger ou le soutien à la population (nombreuses interventions à compulser sur le site des archives du ministère des armées).
c) Les conséquences potentielles d’une application trop stricte de mesures de développement durable
En troisième lieu, un risque non négligeable pèse sur notre outil de défense, celui de l’application dogmatique et trop stricte des mesures de développement durable qui pourrait l’affaiblir. Il s’agit d’avoir une vision holistique pour déterminer les limites de ces dernières sur un outil dont la nature exceptionnelle de dernier recours est la garantie la survie de la Nation et de l’UE. L’exemple le plus frappant est celui de la finance durable de la taxonomie européenne (CSRD : Corporate Sustainability Reporting Directive) qui pourrait exclure tout financement privé au profit des industries de défense pourtant si importantes pour notre stratégie de défense, notamment son autonomie, la préservation des compétences des bureaux d’étude et les emplois.
d) Les dérèglements de notre environnement comme amplificateur d’instabilité
Enfin, les changements de notre écosystème entraînent en cascade une chaîne d’évènements augmentant significativement l’instabilité géopolitique, dont il faut tenir compte dans notre stratégie de défense. Pour ne citer que certains : compétition de plus en plus agressive pour l’accès à des ressources raréfiées[8], flux migratoire difficilement contrôlable, affaiblissement des pays en voie de développement, multiplication et/ou durcissement des autocraties….
Toutes ces conséquences doivent donc être correctement identifiées par un travail prospectif, car il faut se projeter sur les 15/20 ans qui viennent compte tenu des importants délais de mise sur pied de capacités opérationnelles (notamment les équipements).
2) Les pistes explorées
Néanmoins, il est évident que certaines mesures peuvent et doivent être prises dans un esprit de responsabilité collective et que si des exceptions doivent être établies, tout ce qui est possible d’être fait doit l’être. Mais il s’agit de se fixer des objectifs mesurables et de vérifier les résultats concrets obtenus, sous peine que la stratégie de défense verte ne soit finalement que de la communication.
a) Une empreinte environnementale à réduire
Au delà de capacités éventuellement nouvelles pour faire face au changement de notre écosystème, il s’agit aussi d’explorer celles qui, sans obérer l’efficacité opérationnelle, permettraient comme le slogan du ministère des armées le laisse entendre dans sa stratégie énergétique de : « consommer sûr, mieux et moins ». Tout en diminuant l’empreinte des forces armées sur l’environnement, il s’agit aussi d’être plus efficace en gérant mieux les ressources énergétiques, en réduisant les flux logistiques et en augmentant l’autonomie de nos forces.
Le concept de l’écocamp est à ce titre intéressant à suivre mais comporte encore bien des défis à relever et son objectif reste fort peu ambitieux en terme de livraison d’une première capacité opérationnelle (2030).
Le recours extensif aux motorisations électriques est à mon sens fort peu crédible à moyen terme dans le domaine tactique des opérations, même si des études sont en cours pour une hybridation d’un véhicule Griffon ou via le PEA sur le VAB Electer. Il s’agit plus d’un appoint tactique apporté par la nature silencieuse du moteur électrique que de recherche de développement durable. En outre même pour les véhicules de la gamme commerciale, ce recours ne fait à mon sens que déplacer le problème vers la production électrique en général, ce qui dépasse le périmètre du ministère des armées (s’il faut des groupes électrogènes pour recharger nos véhicules tactiques par exemple).
Hors opération, pour les activités courantes, il s’agit aussi de diminuer la consommation énergétique structurelle par une meilleure isolation des bâtiments, une modification des comportements ou le recours aux énergies renouvelables. Le défi reste important quand on connaît la situation désastreuse de l’infrastructure des armées, en sous investissement chronique depuis de nombreuses années.
b) l’accompagnement pour faciliter les initiatives de développement durable externes
Comme le souligne son site internet, le ministère des armées dispose d’une surface foncière qui est, en plus de constituer des terrains de manœuvre et d’entraînement, un sanctuaire pour la biodiversité (Natura 2000). Cette importante surface fait miroiter son exploitation potentielle par le photovoltaïque et un plan « place au soleil » est même en cours pour utiliser 2000 hectares à cette fin. Il se heurte néanmoins à de nombreux problèmes : injection dans le réseau, réglementation, contradiction avec d’autres domaines écologiques (notamment le fait que l’importante surface couverte n’est que peu compatible de la préservation biodiversité)[9].
L’exploitation de gisements éoliens est aussi un véritable casse-tête administratif et réglementaire pour concilier de nombreux facteurs qui s’opposent : sécurité aérienne, préservation de la faune avicole, gêne visuelle et sonore, circulation maritime, urbanisme…Il faudrait définir clairement les limites de chacun et éviter le recours trop systématique aux tribunaux, perte de temps, d’énergie et d’argent.
c) Une recherche louable pour nos équipements, l’écoconception[10]
Une autre voie qui est explorée est celle de l’écoconception des matériels. Cette approche intéressante se confronte toutefois à de nombreux écueils : maîtrise des coûts et spécification militaire exigeante en matière d’endurance, de résistance et de robustesse pour faire face aux environnements opérationnels les plus durs. De nombreuses entreprises se sont lancés sous l’égide de la DGA sur cette voie et des gisements existent pour améliorer les processus notamment par le recours à l’ACV (Analyse du cycle de vie). L’innovation en la matière pourrait même aussi sans doute permettre en partie d’améliorer l’efficacité opérationnelle. Il sera intéressant d’étudier les résultats concrets de cette démarche et d’en objectiver les gains pour que cela ne reste pas du marketing ou de la communication.
d) Le recours aux carburants alternatifs
Cette mesure qui est générale et concerne donc tout l’interministériel s’applique bien entendu au ministère des armées. La limite principale concernant les biocarburants reste celle de la production en quantité suffisante (voir site ministère de l’écologie) et sans entrer en compétition avec les ressources alimentaires. En outre le recours éventuel à l’hydrogène n’en est qu’à ses tout débuts et demandera si la faisabilité est avérée des investissements importants, des ruptures technologiques et une modification profonde de nos infrastructures (stockage, approvisionnement) notamment dans un cadre tactique (bases projetables).
Conclusion : le compromis et les limites
En face de nombreux facteurs antagonistes, l’orientation de la stratégie de Défense vers plus de développement durable, montre de nombreuses limites malgré une volonté certaine qui reste aussi une affaire d’image :
- Technologiquement on en est qu’au tout début de ce qui est concevable de faire sans entamer la nécessité de la performance opérationnelle globale (c’est à dire celle qui tient aussi compte des approvisionnements, du soutien, de la projetabilité, de la capacité industrielle…). Pour être trivial, un tank ne se fera pas avec du carton recyclable et pour passer des micro-solutions envisagées aujourd’hui à une échelle industrielle des ruptures technologiques seront nécessaires. Les investissements dans la recherche devront être à la hauteur des ambitions dans ce domaine.
- L’amélioration énergétique du parc immobilier reste aussi un défi de grande ampleur quand on connaît l’état très dégradé de certaines de nos installations par sous investissement chronique dans la maintenance dans ce domaine (effet de pompage des crédits infrastructure sur les programmes nouveaux au détriment de l’ancien) et par l’accumulation d’un sous investissement chronique.
- La stratégie de défense subit aussi un risque important par la fragilisation des entreprises de défense européennes. En effet, très récemment la mise ne place par l’UE de mesures de finance durable pourrait fort bien si on n’y prend garde déboucher sur l’exclusion de financements privés pour les entreprises de défense! Et il n’est guère envisageable pour elles de se passer de ceux-ci. Il semblerait toutefois que la réalité géostratégique actuelle et la résurgence d’une menace qui n’est plus théorique, soit venu rappeler à nos technocrates européens la nécessité de conserver une défense européenne solide. Personne aujourd’hui ne met dans la balance le développement durable quand il livre des armes et des munitions à l’Ukraine…
- Ce plan de développement durable souffrira forcément d’un budget très limité alors que la remontée en puissance pour faire face à des scenarios prospectifs plus durs pouvant mener à de la haute intensité va nécessiter des investissements que même l’effort de la trajectoire budgétaire actuel ne couvre pas totalement.
Il s’agit aussi de ne pas oublier ce que les changements de notre écosystème terrestre vont engendrer comme risques et menaces supplémentaires, modifiant profondément notre stratégie en plus des bouleversements géopolitiques: risque d’un portage accru vers le secours aux populations ou la sécurité de nos forces armées au détriment de leurs missions opérationnelles et modification de l’environnement opérationnel qui va rendre les engagements plus complexes et plus rugueux, nécessitant une résilience accrue.
Tout est affaire de compromis, mais il s’agit de ne pas compromettre notre capacité à se défendre, à influencer et faire entendre notre voix. A ce titre la défense doit pouvoir bénéficier d’une forme d’exceptionnalité comme ultime garante de notre liberté tout en exigeant d’elle toutes les marges de manœuvre permises pour s’inscrire résolument dans les enjeux de développement durable.
E. Patry
[1] À mon sens, il me paraît que le terme « stratégie » pour ces deux domaines de l’énergie et du DD est sémantiquement excessif. Il n’y a qu’une stratégie de défense incluant des orientations particulières en matière énergétique et de développement durable.
[2] On pourrait faire le rapprochement avec le relativement faible état d’esprit en matière de défense allemand ou japonais, pour les raisons historiques que l’on connaît, mais qui est en train de changer face aux réalités géopolitiques en mouvement.
[3] Se référer aussi au site du CICR
[4] Épargner les personnes qui ne participent pas ou qui ne participent plus aux opérations; ne pas infliger des maux superflus en le restreignant au niveau nécessaire; circonscrire l’engagement à l’affaiblissement du potentiel militaire de l’ennemi
[5] Il existe aussi les principes d’humanité, de discrimination et de précaution.
[6] Consulter le site de l’OMS ou celui du GIEC
[7] Airbus est même en train de mener des essais pour transformer un A400M en bombardier d’eau par adjonction d’un kit spécifique. Il ne faudrait pas qu’in fine, une partie de cette mission de sécurité civile revienne au Armées.
[8] Il sera intéressant de suivre l’évolution de la géopolitique du pôle nord dans les toutes prochaines années et de trouver une position d’influence.
[9] Voir le rapport parlementaire du 5 mai 2021 sur les enjeux de la transition écologique pour le ministère des Armées
[10] Toutes les entreprise défense ont un politique bas carbone voir entre autres site d’Arquus ou site de Thales à titre d’exemple