Nous sommes heureux d’accueillir ce texte du LCL (R) Aubagnac qui analyse le rôle des mentalités d’officiers dans la constitution de la LPM. Merci à lui. LV
L’esprit chasseur, qui pige et qui galope, et la LPM …
Source : https://www.ledauphine.com/drome/2016/05/11/une-renaissance-historique-au-7e-bataillon-de-chasseurs-alpins
Dans un article du journal L’opinion du 22 mai, Jean-Dominique Merchet donne à lire une belle synthèse consacrée à la nouvelle loi de programmation militaire (LPM) « Budget des armées : de l’argent, pas d’audace ». Il écrit « Les députés entament ce lundi l’examen de la loi de programmation militaire 2024-2030. Elle prévoit une forte augmentation des crédits, sans bouleversements malgré la guerre d’Ukraine ». https://www.lopinion.fr/politique/budget-des-armees-de-largent-pas-daudace . Cet article montre pourquoi cette LPM serait partiellement inadaptée aux enjeux militaires et de sécurité internationale de demain. Il insiste sur le fait que le poids de la vision du président de la République, chef des armées, sur ces questions est déterminant. Toutefois, d’autres questions peuvent se poser. Le président de la République ne devrait pas être seul pour effectuer des choix : il y a un gouvernement et des élus mais aussi la haute hiérarchie militaire qui est en mesure d’éclairer, dans son domaine de compétence, l’action et les choix du gouvernement et de la Nation. Et il y a aussi l’opinion publique. Quelques questions peuvent être posées pour examiner comment ces diverses strates agissent, ou pas, dans le processus de décision.
Certes le PR décide mais il faut d’abord constater que les questions militaires sont très mal connues par un très grand nombre de parlementaires mais aussi d’élus locaux qui pourraient être des relais d’opinion. Je l’ai maintes fois constaté, en particulier dans mes fonctions passées de DMD. Il y a une réelle désaffection – parfois même du dénigrement – pour ces questions. Il en va de même pour un grand nombre de journalistes et en particulier dans la PQR (au moins dans les journaux que je lis comme Midi Libre et L’Est Éclair) alors que, justement, la société civile, a besoin de mieux comprendre le domaine militaire. Je suis toujours effaré dans les repas de famille ou les dîners en ville de l’absence quasi totale des enjeux militaires. La guerre en Ukraine n’a pas amélioré la situation comme on pourrait, à tort, le penser.
Avec le service militaire, et en dépit de tous ses défauts, les questions militaires entraient dans la société, certes de manière parfois anecdotique. Le conscrit parlait de « l’armée » à la maison, à ses parents à des amis. Le sujet des questions militaires était présent dans la société civile et plus particulièrement avec les jeunes gens qui effectuaient leur service comme aspirant, puis qui continuaient pour un certain nombre d’entre-eux, dans la réserve. Aujourd’hui ce lien a disparu et ce n’est pas avec le fameux « lien armée – nation » ou avec les réservistes-citoyens que l’on peut y pallier. Victor Hugo avait bien saisi cela lorsqu’il narrait une anecdote liée au retour des cendres de Napoléon le 15 décembre 1840. Le cortège funèbre jusqu’aux Invalides est un formidable déploiement militaire dans l’étincèlement des cuirasses sur l’Esplanade. La Garde nationale apparaît dans le défilé des troupes et Hugo rapporte : « La Garde nationale à cheval paraît. Brouhaha dans la foule. Elle est en assez bon ordre pourtant : mais c’est une troupe sans gloire et cela fait un trou dans un pareil cortège. On rit. J’entends ce dialogue : Tiens ! Ce gros colonel ! comme il tient drôlement son sabre ». Ce colonel se fait brocarder par la foule justement parce qu’il ne serait pas légitime, honorable dans le sens le plus étymologique …
Aujourd’hui, il existe toujours un certain regard, parfois condescendant, chez les officiers d’active sur le rôle des réservistes et de la Garde nationale. Et pour le civil « fana-mili », le réserviste n’a pas la même aura que les personnels d’active. Cela ne touche finalement que ceux qui sont déjà convaincus, tout comme d’ailleurs les réservistes-citoyens qu’une frange de la population considèrent même comme un peu d’extrême-droite voire « fascho »… Ainsi, les questions militaires ne sont plus un élément constitutif de la société civile et de la citoyenneté.
Pour ce qui concerne le “haut-commandement”, les questions se posent d’une autre manière. M. Merchet l’évoque dans ton article : « Souvent issus de la Légion étrangère ou des Troupes de Marine ». Dans un fil sur tweeter le 24 février dernier, Stéphane Audrand (@AudrandS) avait très bien analysé la façon dont les élites militaires sont choisies et se choisissent. L’auteur est consultant spécialiste de la maîtrise des risques en secteurs sensibles et officier de réserve dans la Marine. Cette analyse, acide, de la sociologie militaire semble assez juste.
« Les militaires proposent des scénarios, le politique impose une enveloppe (d’abord) et une volonté de faire (ensuite). Et s’agissant des scénarios/options, même si la rationalité n’est bien entendu pas absente, les prismes « sociologiques » jouent. Depuis 1990, plus de perception d’une menace existentielle sur les frontières en Europe. Donc pour le politique, plus « besoin » d’une défense territoriale massive. Cela a été la porte ouverte à la professionnalisation, qui impose une réduction des effectifs (moins mais mieux). La professionnalisation de l’armée de terre s’est faite à partir essentiellement des régiments de la Force d’Action Rapide. Depuis les années 1970 ce sont surtout eux qui combattent. Des régiments qui, comme leur nom l’indique, sont « rapides ». Pour être « rapides et efficaces » et projetables partout, ils se sont construits doctrinalement, matériellement et humainement sur le principe « léger, bien entrainé » qui permet de faire vite, bien, avec peu de moyens. Et c’était bien adapté à la plupart de nos interventions. Et le destin de l’arme blindée lourde semblait se limiter à « refaire Daguet », c’est à dire projeter un régiment de 40-50 chars dans la durée (ce pourquoi il en faut 200 en parc). Bien entendu, vous ne pouvez pas demander à un guépard de tirer une charrue ou de pousser du béton. Il n’est pas fait pour ça. Cela n’en fait pas un mauvais guépard. Ces régiments étaient les plus sollicités, les plus exposés. Logiquement leurs chefs sont ceux qui sont « montés ». On a ainsi eu une génération de généraux « issus de l’ex Yougoslavie », puis « issus de l’Afghanistan » et maintenant « issus de Barkhane ». À chaque fois, des gens sortis des mêmes types de régiments : infanterie de marine, artillerie de marine, légion, para… ».
Il est possible de pousser plus loin l’analyse de M. Audrand sur le temps long de l’histoire militaire car il existe une constante dans les armées françaises (depuis le Premier Empire ?) et plus particulièrement chez les officiers : le mythe du léger, souple, félin, manœuvrier, de l’audace. Déjà Stendhal le perçoit lorsqu’il écrit Lucien Leuwen. Le premier jet du roman portait un autre titre : Le chasseur vert. C’est très symptomatique. Ensuite, les armées du Second Empire engagées en Italie, en Crimée, au Mexique privilégient la « légèreté » tout comme l’armée de la IIIe République, avant 1914, engagés dans des combats dans les colonies face à des adversaires bien peu armés. Cela a conduit – ce n’est pas le seule des causes – à la défaite de 1870 et aux grandes difficultés de l’été et l’automne de 1914. Le choix du canon de 75, en 1897, est aussi une illustration de cela : canon d’artillerie ou d’accompagnement d’infanterie « légère », adapté à la « furia franceses ».
Aujourd’hui, le fantassin « para colo » se pare de toutes les vertus et le fameux “il sentait bon le sable chaud mon légionnaire” a toujours aussi une certaine actualité !… Dans les blindés (l’arme blindée cavalerie ! ne pas oublier le choix de mots …), il y a la lourde et la légère. Chez les fantassins, les bataillons de chasseurs ont, encore, une meilleure aura que le régiment d’infanterie lambda. L’artillerie et le génie passent bien après même si l’artillerie, encore récemment (certes, c’était au début de ma carrière …), était marquée par ce distinguo entre la lourde et la légère avec la différence de matériel (calibres 105 et 155) pour des missions différentes ainsi que par la différence entre artillerie de division blindée et artillerie de division d’infanterie, sans parler de l’artillerie para ou de montagne. Quant aux soutiens, le Matériel et la Log, ils ont été, et sont encore à regarder les rangs de classement à la sortie de Cyr, les parents pauvres de l’institution militaire … Cela se retrouve aussi – et il y a un parallélisme de forme – dans l’armée de l’Air avec le poids de la chasse. La chasse est autant une réalité qu’un mythe dans l’histoire de cette arme où Guynemer est, d’une certaine manière, l’arbre qui cache la forêt. C’est l’esprit chasseur selon le cavalier Lyautey : « qui pige et qui galope » ! … Le pilote de transport ou d’hélico n’a pas la même aura ; quant à ceux qui ne sont pas PN … Au-delà de l’anecdote, il est intéressant de rappeler ce que le général Voisin, officier aviateur durant la Grande Guerre, disait de l’un de ses camarades, le chef d’escadron du Peuty, passé des hussards à l’aéronautique en 1915 : « Soldat magnifique autant que chef enthousiaste et impatient de justifier la confiance dont il venait d’être l’objet en se voyant confié, à moins de 40 ans, la tête de l’aéronautique aux armées. Animé du plus bel esprit cavalier, sans doute rêvait-il déjà de voir l’aviation reprendre à son compte, à un siècle de distance, les mémorables chevauchées de Murat ». Même dans la Marine, que je connais très mal, je suis toujours étonné de voir des bordaches en sortie de l’École navale avoir un faible pour les bâtiments de petit tonnage, les « petitbato»…
Si la France a peu de moyens militaires conventionnels, elle abaisse mécaniquement le seuil de menace et d’emploi du nucléaire. Face aux convoitises sur nos ZEE – dans l’Indo-pacifique surtout mais pourquoi pas Clipperton – enverrons-nous les nombreuses frégates que l’on n’a pas ou menacerons-nous l’agresseur potentiel des foudres du nucléaire ? La guerre des Malouines pourrait se reproduire, ailleurs. En début d’année le ministre des Armées disait qu’il ne fallait pas fantasmer sur des « fronts imaginaires »… Certes, mais « qui aurait cru » (je ne référence pas cette citation ! …), en son temps et depuis les fameux dividendes de la paix cher à Laurent Fabius en 1990, à la possibilité des conflits dans le Golfe, l’ex-Yougoslavie, les Balkans et aujourd’hui l’Ukraine ? Et pourtant cela a été et est encore une réalité. La nouvelle LPM permettra-t-elle une véritable transformation des armées ? Rappelons-nous comment, avant 1991, fonctionnait la dissuasion nucléaire en lien étroit avec des forces blindés-mécanisées, aériennes et navales, nombreuses et massives. Stéphane Audrand écrit ainsi : « Autant de choses liées au « souvenir du corps de bataille en Allemagne », de la conscription, d’une idée de la masse peu compatible avec un éthos de guerriers d’élite. »
Michel Goya dans un article récent (https://lavoiedelepee.blogspot.com/2023/01/pour-une-nouvelle-force-daction-rapide.html?m=1&s=09) fait ainsi quelques rappels salutaires : « En 1899, le jeune Winston Churchill écrit qu’il ne connaîtra jamais de gloire militaire car il n’y aura plus de guerre en Europe. En 1910, Norman Angell publie La Grande Illusion, un essai dans lequel il explique que toute grande guerre est impossible entre États modernes aux économies interdépendantes. C’est alors une opinion communément admise. En 1925, les accords de Locarno normalisent les relations entre l’Allemagne et ses vainqueurs de 1918. Trois ans plus tard, toutes les nations du monde signent le pacte Briand-Kellog qui met la guerre hors la loi. En 1933, Norman Angell publie une nouvelle version de La Grande Illusion où il réaffirme la folie que représenterait une nouvelle guerre mondiale. Il obtient même le Prix Nobel de la paix pour cela. Cette année-là, alors qu’Adolf Hitler arrive au pouvoir, la France réduit son budget militaire. En août 1939, le capitaine Beaufre publie un article sur le thème de la « paix-guerre », on ne parle pas encore de « guerre hybride » ou de « confrontation » mais c’est la même chose et c’est plutôt bien vu. Il conclut en revanche qu’il n’y aura plus de guerre en Europe. Les horizons visibles sont toujours victimes d’obsolescence programmée. L’«Extremistan » dont parle Nassim Nicolas Taleb revient toujours, là et à un moment où on ne l’attend pas, y compris éventuellement près de chez nous. Cela peut donner des choses inattendues positives comme la fin de l’URSS et du Pacte de Varsovie ou dangereuses comme le basculement d’une démocratie dans une dictature nationaliste. »
L’histoire et son temps long ne sont pas seulement une lanterne qui éclaire le chemin déjà parcouru. L’histoire doit être regardée dans les rétroviseurs afin d’aller de l’avant tout en sachant ce qu’il y a derrière. Ceci permet de mieux évaluer les biais cognitifs du temps présent.
Il y aurait un vrai travail à mener sur la sociologie du corps des officiers et le poids des mythes car les mythes militaires font des trous à l’histoire et, donc, modèlent aujourd’hui et demain en influant grandement sur les choix politiques et financiers. Dans cette LPM, l’audace – pour reprend re l’idée du titre de l’article dans L’Opinion – n’est peut-être justement pas à la bonne place.
Gilles Aubagnac
Gilles Aubagnac, aujourd’hui retraité, a choisi l’artillerie à la sortie de l’ESM de Saint-Cyr. Puis, diplômé de l’Institut national du patrimoine, il effectue une seconde partie de carrière en alternant des postes spécifiquement militaires avec ceux de conservateur au musée de l’Armée, du musée de l’Artillerie et au musée de l’Air et de l’Espace.
Je connais cet Homme,ce Chef juste,humain,particulièrement intelligent et clair-voyant,j’ai eu l’Honneur de travailler avec lui et son analyse pertinente devrait inspirer bon nombres de nos »gugus » décideurs bien trop enfoncés dans leur fauteuil de bureau et guère sur le terrain!