Hâtivement décidée et préparée, précédée d’une médiocre Revue stratégique, la Loi de Programmation Militaire est pourtant ambitieuse bien qu’elle constitue encore une loi de rattrapage. Les 413 milliards d’euros permettront de continuer à densifier les armées sans tomber dans le piège de la haute intensité qui serait l’horizon indépassable de toute stratégie. Mesurée et équilibrée, elle maintient une prudente cohérence.
Le Parlement a entamé la semaine dernière l’examen de la Loi de Programmation Militaire (LPM) qui couvrira les années 2024 à 2030. Sur ces sept ans, elle prévoit 413 G€ de ressources (400 milliards en budget, 13 en ressources exceptionnelles garanties par les députés). Elle succède à une précédente LPM 2019-2025 qu’elle tronque des deux dernières années : cette dernière Loi a été exécutée de 2019 à 2023 à l’euro près, ce qui constitue une performance jamais réalisée depuis les premières LPM des années 1960.
Un processus précipité
La succession de ces deux LPM pose immédiatement une question : pourquoi le gouvernement a-t-il avancé la construction d’une nouvelle loi alors que la précédente permettait de cadrer l’effort budgétaire jusqu’à 2025 ? C’était notre recommandation début juin 2022 (LV 194) car rien ne pressait administrativement. Et déjà à l’époque, il semblait bien tôt pour tirer les leçons de la guerre d’Ukraine. À l’époque par exemple, tout le monde louait l’efficacité du drone turc Baykar TB2. Or, un an plus tard, il n’est plus utilisé sur le champ de bataille tant il est lent et repérable. Ainsi, nous disposions de deux ans pour analyser tranquillement les choses, observer non seulement la guerre d’Ukraine mais aussi l’évolution des conflits à travers le monde, comparer les situations stratégiques mouvantes en Europe comme dans le reste du monde. Rien ne forçait à la précipitation.
Suggérée dès le salon d’Eurosatory en juin 2022 (LV 195), la décision de travailler à une nouvelle LPM fut annoncée par le Président de la République le 13 juillet 2022. Les états-majors se mirent au travail.
Une RNS inepte
Il ne faut pas leur imputer la mauvaise qualité de la Revue Nationale stratégique (RNS), document médiocre qui réussit l’exploit d’être le pire document de stratégie de 2022, malgré la concurrence du Concept stratégique de l’Otan ou de la Boussole stratégique de l’UE. Comme nous le disions (LV 205), elle fut « préparée en catimini, dévoilée au dernier moment, brève et convenue, résultat de travaux administratifs sans guère de portée et surtout sans aucun débat ». Tous les mots en vogue étaient prononcés : Ukraine 60 fois, hybride 60 fois, intensité 18, Europe (et ses adjectifs) 126. En revanche le mot Chine n’est utilisé que 2 fois, Pacifique, 3, Afrique 13, Moyen-Orient 8, Otan 7.
La Revue se conclut par dix objectifs stratégiques dont l’entassement pose question, tant l’inventaire à la Prévert peine à suggérer de vraies priorités sans même évoquer la novlangue pratiquée : « une dissuasion nucléaire robuste et crédible, une France unie et résiliente, une économie concourant à l’esprit de défense, une résilience cyber de premier rang, la France, allié exemplaire dans l’espace euro-atlantique, la France, un des moteurs de l’autonomie stratégique européenne, la France, partenaire de souveraineté fiable et pourvoyeuse de sécurité crédible, une autonomie d’appréciation et une souveraineté décisionnelle garanties, une capacité à se défendre et à agir dans les champs hybrides, une liberté d’action et une capacité à conduire des opérations militaires y compris de haute intensité en autonomie ou en coalition, dans tous les champs ». Rien que ça !
Au fond, ce document n’était rien d’autre qu’un jalon nécessaire dans la construction d’une LPM (il lui faut un préalable d’évaluation stratégique) qui a été promptement troussé et qui, dès sa publication, ne fit plus référence. Notons d’ailleurs qu’il n’y avait pas de réflexion sur les deux expressions à la mode de « haute intensité » (longuement débattue dans nos colonnes LV 167, 192, 206) ou d’hybridité.
Que prévoit la LPM ?
La LPM prévoit 413,3 G€ de ressources pour les sept ans à venir : 400 G€ de budget, 13 G€ de recettes exceptionnelles garanties par un amendement des députés. Ainsi, la France devrait atteindre la cible des 2% du PIB consacré au budget de défense en 2025, selon une ferme recommandation de l’Otan depuis le sommet de Galles en 2014. Passons sur les négociations préalables (les armées visant 430 G€, Bercy proposant 390 G€), l’effort est marqué. La précédente LPM avait prévu un volume de 295 G€. Ainsi, en 2017, le budget annuel des armées dépassait à peine 30 G€. En 2030, il atteindra 68,9 G€.
Les esprits critiques notent que l’essentiel de l’effort s’exercera en fin (augmentation de 3 G€ jusqu’en 2027, de 4,3 G€ les trois dernières années) ou que l’inflation devrait « grignoter » une grande part de l’effort.
La cible en effectifs du ministère des armées est fixée à 275 000 à l’horizon 2030. Quant aux volontaires, l’objectif est d’atteindre 105 000 réservistes au plus tard en 2035, soit un militaire de réserve pour deux militaires d’active. Les soldes augmenteront pour fidéliser les militaires.
13 % des crédits sont consacrés à la dissuasion : acquisition de futurs sous-marins lanceurs d’engins, missiles M51 et ANS4G … L’entretien des équipements devrait progresser de 40 % à 49 G€, l’entraînement des forces s’élèvera à 65 G€, les stocks de munitions croitront de 45 % à 16 G€. L’accent est mis sur la défense sol-air (5 G€) ou les drones (5 G€), ainsi que les nouveaux champs de conflictualité : l’espace (6 milliards, +40 %) ou le cyber (4 milliards, +300 %), le renseignement (5 G€) et les forces spéciales (2 G€).
Malgré ces efforts, les cibles d’un certain nombre d’équipements sont décalées : cela concerne l’armée de l’air (Rafale, A 400M) et l’armée de terre (programme Scorpion). Pour la Royale, le texte chiffre la construction du porte-avion de nouvelle génération (PANG, LV 137) à 10 G€ dont 5 G€ budgétés dans cette LPM. Mais la marine nationale est moins privilégiée qu’on le dit : Les vieilles frégates de surveillance Floréal seront remplacées par six corvettes à partir de 2030, tandis que le décalage de la livraison de deux FDI à l’après-2030 va obliger la Marine à accomplir, jusqu’à post-2030, ses missions avec un nombre réduit de frégates de premier rang. La MN n’aura en 2030 que 3 des 5 FDI qu’elle prévoyait (une sera livrée en 2031, la dernière en 2032).
En 2030, l’armée de l’Air disposera de 137 Rafale contre un objectif initial de 185 et de 35 avions de transport A400M (contre 50 anticipés). Cependant, le renouvellement des capacités de l’aviation de combat s’élèvera à 19 G€ sur la période. Enfin, si l’équipement de l’armée de terre s’élève à 18 G€ (soit une hausse de 5 G€), le décalage de la livraison des parcs Scorpion entraînera mécaniquement la prolongation des parcs plus anciens, au premier rang desquels les AMX-10 RC et les VAB, dont le coût d’entretien est plus élevé en fin de vie. Notons que l’artillerie (DSA, feux dans la profondeur) et, dans une moindre mesure le génie, bénéficieront enfin d’attention.
Quelle signification ?
Beaucoup d’observateurs s’attendaient à une LPM « ukrainienne ». Malgré les mots du ministre de la Défense, S. Lecornu, qui évoque une LPM de transformation, force est de constater qu’elle est au contraire une LPM de continuité. Voici le fond du débat entre la masse et la cohérence.
Si l’on écoute les partisans de la masse, assez bruyants ces temps-ci, les choses étaient entendues : la résurgence de la menace à l’Est, l’exemple de la guerre d’Ukraine, la fin d’un temps expéditionnaire poussaient à augmenter le nombre des équipements en ligne, de façon à pouvoir tenir notre rang dans l’effort européen et allié et faire face.
Or la guerre n’est pas terminée, toutes les leçons n’en ont donc logiquement pas été tirées et enfin la France n’est pas la Pologne. Cette guerre est bien sûr massive mais aussi exceptionnelle quand on regarde l’arsenal de départ des deux belligérants. Elle est enfin tout à fait moderne par bien des côtés, que ce soit la densification de la troisième dimension, le retour remarqué de la guerre électronique, le rôle prégnant de la propagande, la présence partout d’ordiphones. Que ce soit dans un cadre européen ou allié, la France n’interviendrait qu’à distance, en envoyant à plus de 3000 km les forces qu’elle pourrait engager, à l’image du bataillon déployé en Roumanie. Finalement, ce serait encore une expédition.
Par ailleurs, il s’agit toujours d’une LPM de réparation : il faut bien dix ans pour réparer 25 ans de négligence à l’issue de la Guerre froide. Aussi il est logique de revenir à la cohérence tout en maintenant nos points forts. Renforcer les munitions, le soutien, l’entraînement ou l’artillerie sont des nécessités évidentes. Notons d’ailleurs que ceux qui crient en faveur de la masse ne disent pas comment l’obtenir : quels postes réduire dans l’enveloppe de 413 G€ ? Aurait-il fallu accroître celle-ci sachant que la mission défense n’est pas la plus populaire chez nos concitoyens ?
Finalement, cette LPM affirme des constantes et fait malgré tout un choix. La constance tient à la dissuasion pour laquelle l’effort est maintenu, le reste des armées venant l’épauler, selon une doctrine tout à fait classique. Quand on est une puissance nucléaire, on a moins besoin de masse que d’autres pays. Surtout, au risque d’ailleurs d’être incompris en Europe, cette LPM ne néglige pas le grand large : elle prend en compte le reste du monde et donne plutôt l’accent aux océans qu’à l’Europe. Elle préserve les qualités expéditionnaires de l’armée française. Il lui manque probablement quelques navires de guerre (petites frégates ou patrouilleurs de haute mer) qu’elle aurait pu gager sur les fonds alloués au renseignement (la DGSE en prend la plus grande part) ou au cyber.
Au bilan, cette LPM témoigne d’un effort évident et cohérent. Décidée précocement, mal préparée, elle tient pourtant la route.
JOCVP
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