Interventions extérieures et paix du monde
Compte-rendu d’une seconde séance d’échanges entre militaires et militants, éclairés par des praticiens de la médiation politique en situation de crise ouverte et de l’intervention civile de paix, tous armés de convictions et de valeurs fortes et désireux de les partager dans un esprit d’ouverture.
Il y avait 16 participants autour de la table le 19 octobre 2018 dans la salle de la Revue de la Défense Nationale à l’Ecole Militaire, pour examiner la consistance, la pertinence et l’efficacité des interventions en zone de crise violente : cinq praticiens militaires des interventions extérieures, deux femmes – l’une experte en médiation en zone de crise ou de combat et l’autre investie dans la promotion des interventions civiles de paix -, et sept militants de l’action non-violente ou assimilés. Tous étaient de la même génération ou presque. Comme lors de la première réunion, ce sont les deux associés militaires de La Vigie qui ont modéré les échanges.
La matinée a été didactique avec un bref exposé des divers cadres de l’expertise militaire, de la médiation et de l’intervention civile puis un tour de table des expériences et des convictions de chacun. Un déjeuner a permis des échanges plus personnels. L’après-midi a été interactive avec une séance de disputatio qui a permis un dialogue critique sur la base des éléments échangés le matin.
Comme la fois précédente, il s’agissait de s’écouter et de se questionner pour cerner les points d’accord et de désaccord. La présence de deux intervenantes et d’une observatrice chevronnée rappelait qu’on ne pouvait traiter de paix seulement entre hommes. Chacun avait pris connaissance à l’avance de réflexions sur la paix durable et ses conditions de Jean Dufourcq (La Vigie) et a reçu en séance une documentation précise sur l’ICP, intervention civile de paix.
Cette réunion cordiale a révélé bien des points de vue compatibles, coordonnables et même parfois convergents entre experts militaires, civils et militants non-violents.
Au titre des points partagés, les 5 problématiques de l’expérience militaire OPEX :
1- il faut apprendre à penser la paix pour pouvoir conduire la guerre ;
2- la paix n’est ni le silence des armes, ni une pause entre deux crises, encore moins un retour forcé au statu quo ante ;
3- il faut se méfier des mauvaises paix qui laissent les problèmes entiers et qui annoncent de futurs conflits ; les interventions militaires pour restaurer de simples équilibres dans des pays en guerre civile ne font que refroidir la violence et canaliser les tensions, mais établissent rarement la paix ;
4- ce n’est pas au militaire de définir l’état sociopolitique souhaitable à la suite d’une intervention, c’est à l’autorité politique de le faire, à celle qui a décidé l’intervention pour faire cesser une situation jugée insupportable ;
5 – seul le bon combat conduit à la bonne paix et seule la bonne paix conduit à la sécurité, car la voie militaire n’est qu’un expédient.
Au titre des points d’intérêt collectif, on a salué le mérite des interventions de médiation en crise par un tiers facilitateur, neutre, indépendant et qui a la confiance des parties. Ni arbitre, ni juge, le médiateur s’attache à établir un diagnostic partageable par tous dans un climat de confiance et à identifier des intérêts communs pour créer des conditions favorables à un accord sur le terrain.
On a pris une meilleure conscience de l’utilité des interventions non armées dans les zones de conflit ouvert. Ces « interventions civiles de paix » sont une formule qui peut s’intercaler entre les interventions militaires en urgence et les actions humanitaires. Ce sont des actions d’observation, de protection de personnes menacées, d’interposition, de médiation menées, à la demande des acteurs locaux, d’États ou d’organisations internationales par des corps de civils formés à ce type d’action (par ex. Peace Brigades International, Nonviolent Peaceforce, etc.). Sur une requête locale, on peut en effet chercher à établir une sécurité non-violente fondée sur l’action des participants eux-mêmes et la mise en œuvre d’une méthodologie reposant sur une rationalité minimale partagée pour juguler les frustrations, fanatismes et actions désespérées. Ces interventions supposent une forte grille de valeurs, de principes mais aussi des méthodes et des compétences concrètes pour conduire des combattants locaux à faire taire leurs armes, puis à rechercher la paix.
De leur côté, les militaires ont fait à leur façon leur autocritique avec recul et humilité, tout en rappelant le rôle central des autorités politiques et des préalables diplomatiques dans les interventions extérieures. Ce sont ces acteurs-là qui requièrent, mais souvent bien trop tard, des militaires des solutions opérationnelles rapides et radicales pour pacifier des zones où les populations sont opprimées et/ou révoltées.
Ainsi les OPEX sont-elles souvent le fruit de quiproquos, de compromis (ou même de calculs à visée de politique intérieure pour les décideurs des OPEX…) ; leurs cibles réelles sont parfois cachées ou indirectes. Et comme les militaires considèrent comme sacrée la mission confiée, ils l’exécutent avec une détermination qui peut aller loin (cf. la bataille d’Alger). Bien souvent, ils le notent avec amertume, une prévention sociopolitique éclairée et plus sereine aurait permis d’apaiser (effet verre d’eau) une situation envenimée, en privilégiant le renforcement de la justice et de la prospérité, qui sont les vrais gages de la sécurité durable. L’ultima ratio, disent-ils, est bien moins efficace que la prima ratio pour préserver la paix. Ils font aussi observer que la crise initiale qui requiert une intervention militaire est le plus souvent d’ordre socio-politique et que les opérations de coercition ou de force ont rarement les moyens politiques d’en venir à bout. Les solutions à appliquer sont, ils le savent, une liste de mesures précises de gouvernance, d’administration, de développement combinées avec des pressions sécuritaires. Car l’emploi de la force militaire ne peut conduire seule à la paix sans mise en condition sociale et en pression politique des parties pour les amener au dialogue, en intégrant leurs histoires longues et leurs cercles d’allégeance.
Ils s’inquiètent de la pratique devenue trop comptable des OPEX, ciblée sur des performances rapportées à des indicateurs, laissant trop peu de marge aux acteurs de terrain. Elle conduit, disent-ils, à se couper des populations par aversion du risque et référence à une norme souvent théorique, dans l’ignorance des lois coutumières et des régulations locales.
Quant à la technologie qui permet les frappes à distance, elle rend les combats souvent artificiels et efface les combattants du terrain au profit des écrans. C’est ainsi que les succès tactiques sur le terrain sont souvent des échecs stratégiques et des illusions de paix.
Les partisans de la résolution non-violente des conflits ne disent pas vraiment autre chose quand ils affirment que la gestion des conflits se fait d’abord sur le terrain politique, social, économique et que la paix durable ne peut résulter que d’un effort maintenu de régulation des conflits et d’établissement d’un État de droit structuré. Ils ont affirmé que les militaires n’étaient pas de vrais artisans de paix tant que la force militaire restait instrumentalisée par le politique et que trop peu d’attention était accordée aux dynamiques et acteurs locaux. La loyauté républicaine du militaire exigée par le politique en fait trop souvent des agents brutaux d’une paix décidée ailleurs selon des critères trop souvent extérieurs et arbitraires.
Quant aux interventions civiles de paix, elles ne peuvent fonctionner que là où existe une idée suffisante de l’état de droit qui pratique une police et une justice acceptables par tous et permettant une médiation sociale. C’est le contact humain, la présence, l’observation et le travail en réseau qui permettent de co-construire une démarche visant la paix civile. Cette démarche a fait ses preuves même dans des contextes difficiles (Soudan du Sud, Haïti, Aceh…). Néanmoins, face à des terroristes ou d’autres acteurs non-cartésiens, ils ont convenu qu’il était très difficile de limiter les dégâts.
Étant donné que les facteurs d’insatisfaction, de rébellion et d’insécurité ont évolué et affectent majoritairement les milieux civils, ils ont donc appelé à une meilleure coordination voire coopération pour vaincre les contradictions entre intervenants militaires, civils, humanitaires et non violents.
Au titre du débat, on verse les observations et critiques qu’adressent les uns aux autres.
Pour les non-violents, c’est l’interventionnisme à tout va, la docilité et l’adaptabilité qui sont pointés : « Ce n’est pas un travail de militaire, mais il n’y a aujourd’hui que les militaires pour le faire ; de toute façon, les militaires, ils font ce qu’on leur dit ! ». C’est cette forme militaire de compétence systémique et d’exemplarité fondée sur une préparation soignée qui les interpelle. Leur capacité à refroidir la violence les étonne, mais ils y voient le fait que la tactique militaire incorpore d’emblée des tâches humanitaires, sociales, sanitaires.
Mais si les militaires sont irremplaçables en intervention directe, ils le sont moins en stabilisation et normalisation, car on ne peut confondre les champs d’action militaires, politiques et humanitaires. Les militaires répondent qu’ils sont formés au discernement, à la retenue et au prix de la vie humaine et que l’emploi de la force est nécessaire en contre-violence. On les invite donc à être de meilleurs conseillers du politique, à exercer une influence plus pacifique sur les décideurs. Ils évoquent des expériences de régulation réussie sur le terrain et de cohérence locale maintenue avec leurs homologues diplomates.
Pour les militaires, ce qui pêche le plus aujourd’hui, c’est l’absence de vision d’ensemble des autres formes d’intervention et l’excès de juridisme ou de légalisme en terrain de crise. Face à l’ultra-violence, il faut savoir appliquer dans l’urgence la force (que les « non-violents » nomment ici plutôt la contre-violence). Et pour refroidir la crise ouverte, il faut aussi parler avec tout le monde, ne pas se mettre hors sol et accepter de prendre des risques. C’est là que se place l’idée d’une impartialité différenciée, une « multipartialité » qu’il faut distinguer d’une forme de légalité politique acceptable ou de la neutralité. Pour réussir, il faut ouvrir le champ des possibles et des intérêts partagés et ne pas se contenter d’une forme de légitimité de façade pour explorer avec tous le champ de « l’inacceptable commun » ciment possible d’action coordonnée d’acteurs en conflit ouvert (Cf. dans la « Théorie du conflit » de Th. Schelling la réflexion sur l’ouverture d’un canal de l’intérêt commun avec son adversaire).
L’image d’impartialité que sont censés véhiculer la nature internationale des mandats et la multinationalité des intervenants est en général très brouillée par des biais comportementaux partisans des intervenants, disent les militaires. On convient que face à la violence entre des belligérants ou envers les populations civiles, un vrai partage des rôles est souhaitable entre militaires, humanitaires et civils, entre ce que les militaires appellent les Verts (les soldats qui appliquent la contre-violence), les Bleus (les policiers y compris militaires qui font appliquer la loi) et les Blancs (les humanitaires qui soignent et reconstruisent). Quelle couleur faudra-t-il attribuer aux intervenants civils qui, eux, travaillent dans le champ politique ? Restent les religieux fanatiques et sacrificiels, les barbares et les canailles profiteuses qui doivent être mis hors d’état de nuire, sans naïveté et en prenant le mois de risques possible.
Au total, cette rencontre a été fructueuse entre milieux familiers des interventions dans des États le plus souvent faillis et entre des parties combattantes en conflit, formations civiles, minorités ethniques, groupes mafieux ou paramilitaires…
On pourra en tirer quatre idées fortes :
- La contre-violence exercée par les militaires est le plus souvent indispensable pour mettre hors d’état de nuire des fanatiques et des criminels ;
- Les interventions extérieures nécessitent une vraie vision politique d’ensemble et la présence parfois séquentielle de multiples opérateurs qui cohabitent et se complètent sur le terrain de la crise ouverte : les militaires, les intervenants civils dans le champ politique, les humanitaires ;
- Les interventions civiles de paix exigent un cadre minimal d’intérêt commun ;
- La paix durable résulte d’un effort qui associe justice, sécurité et prospérité.
La journée a été conclue par un tour de table marquant la satisfaction générale et sur la perspective de se revoir. Trois sujets sont à ce jour envisagés :
- la poursuite de notre échange sur les OPEX et les intervention civile de paix, en présence des deux grands absents de cette réunion : politiques et diplomates ;
- la panne de l’ambition européenne, et notamment la défense commune et la force d’intervention extérieure européenne ;
- la place critique de la mémoire algérienne en France.
Jean Dufourcq et Étienne Godinot, 17 Novembre 2018