Bilan hebdomadaire n° 31 du 2 octobre 2022 (guerre d’Ukraine)
La semaine a été chargée avec le sabotage des gazoducs, l’annexion des provinces ukrainiennes par Moscou et la prise de Lyman par les Ukrainiens. Longue enfilade (billet en entier en lien en fin de fil). Commençons par un front extérieur, celui des gazoducs Nordstream 1 et 2 qui ontLa semaine a été chargée avec le sabotage des gazoducs, l’annexion des provinces ukrainiennes par Moscou et la prise de Lyman par les Ukrainiens. Longue enfilade (billet en entier en lien en fin de fil).
Commençons par un front extérieur, celui des gazoducs Nordstream 1 et 2 qui ont été percés au début de semaine. Il est rapidement apparu que ces accidents étaient très probablement dus à des sabotages. La controverse a enflé pour savoir qui en était l’auteur. Notons que techniquement, une telle action est à la portée de beaucoup de marines de la région et que les suspects ne sont donc pas seulement américains ou russes. Il semble par ailleurs que les dégâts soient très difficilement réparables, malgré les déclarations du Kremlin.
J’ai pour ma part le sentiment que ce sont les Occidentaux qui y ont le plus intérêt et j’ajoute que c’est de bonne guerre puisque cela ôte malgré tout un outil de pression à Moscou. Mais comme l’affaire n’a pas été revendiquée, connaître l’auteur n’a finalement pas d’importance. Au résultat, constatons que ces gazoducs ne peuvent plus servir et que ceux qui en Allemagne pouvaient avoir la tentation de les réutiliser cet hiver (le débat y est vif à ce sujet même s’il est peu suivi en France) en sont désormais pour leurs frais.
Venons-en aux fronts militaires et pour une fois, partons de l’Ouest. Personne ou presque n’a parlé de Kherson cette semaine. Cependant, sur la dernière carte du site pro-russe rybar, on aperçoit que la ville de Kostromka, au sud de la tête de pont ukrainienne de Lozove, était sous contrôle russe. Or, il y a encore quinze jours, les cartes de la zone montraient une poche bien plus profonde. Cela signifierait que les Russes auraient grignoté la zone tenue par les Ukrainiens au cours des quinze derniers jours.
Il est vrai que nous étions tous occupés par le Donbass. Force est de constater une stabilisation du front autour de Kherson, même si les Ukrainiens ont repris leurs offensives depuis deux jours. Ils auraient ainsi tenté de prendre Davydiv Brid, sans succès visiblement. De même, quelques offensives auraient été lancées au nord et au sud (Posad Pokroske) Les comptes pro-ukrainiens annoncent une reprise de l’offensive. Aux dernières nouvelles du jour, au nord Petrivka, Zolota Balka, Kreshenivka, Shevchenivka et Lyubumivka auraient été prises.
Si cela se confirme, les Ukrainiens pourraient progresser le long du Dniepr et prendre à revers tout le dispositif russe au nord de la poche… Cela constituerait un nouvel écroulement local à porter au débit des Russes.
Dans le front sud de Zaporija, selon le site américain ISW, les Russes auraient un peu progressé au sud-ouest d’Orikhiv en prenant les villages de Stepove, Myrne, Nesterianska, Konolanova. Plus à l’est, ils auraient pris Vodiane à l’est de Vuhkledar, mais les Ukrainiens auraient repris Mykilske. On le voit, les lignes de ce front sud bougent marginalement mais indiquent cependant une reprise de l’activité sur ce front qui était calme depuis plusieurs semaines.
Sur le front est, rien à signaler de vraiment pertinent, ni à Donetsk ni vers Bakhmouth (légère pression autour de Soledar, dont on n’entendait plus parler depuis des semaines). L’essentiel se joue sur le front nord.
Les Ukrainiens ont en effet réussi à prendre la ville de Lyman. La semaine dernière, ils avaient percé au nord jusqu’à Ridkodub. Ils ont poursuivi leur mouvement d’encerclement, atteignant la rivière Zherebets. Simultanément, la pince se refermait au sud avec la prise de Yampil. Il ne restait plus aux Russes qu’une route par Torske. Finalement, entre vendredi et samedi, les Russes cédaient la zone tout en laissant derrière eux un nombre significatif de prisonniers et de matériels (moins pourtant que les 5000 h annoncés par les Ukrainiens). Plus au nord, les Ukrainiens ont maintenu leur tête de pont à l’est de l’Oskil, à hauteur de Koupiansk. Kurylivka serait ainsi prise. Ce matin, il semblerait que les Ukrainiens poussent dans ce secteur-là (vers Orlyanske) afin de nettoyer la bande de territoire entre les rivières Oskil et Zherebets. Or, les forces ukrainiennes du secteur ont eu deux semaines pour se reconditionner avant de reprendre l’offensive. Après la poussée au sud, il y aurait donc maintenant effort au nord.
Les Russes sont donc en train de reculer partout et cela ne semble pas fini. En effet, le prochain objectif est Kraminna, au nord de Bilohorika. Kreminna se trouve dans la même situation opérative que Lyman : un saillant au confluent entre la rivière Donets et une rivière nord-sud, cette fois-ci la Krasna. Cet affluent de la Donets n’est pas forcément large, mais sa vallée est urbanisée et surtout, elle est bordée d’un grand coteau la dominant à l’ouest (celui par lequel les Ukrainiens arrivent). Or, les Ukrainiens auraient déjà atteint la route 66 (qui suit la Krasna) au nord de Kreminna, coupant donc les approvisionnements depuis le nord et le bourg de Svatove, centre de gravité tactique du secteur.
Les Ukrainiens ont donc plusieurs possibilités : soit poursuivre depuis Koupiansk et coiffer Svatove par le nord, soit faire tomber directement Kreminna en l’abordant par le nord tout en poussant par le sud, depuis Dibrova.
Appréciation militaire : les mauvaises nouvelles militaires se succèdent pour les Russes. Observons que si la chute d’Izioum à partir de la percée de Balaklia a été décidée en 5 jours, du 6 au 10 septembre, autant la chute de Lyman a été plus longue. Non que les Ukrainiens aient été moins valeureux, mais les Russes se sont cette fois-ci battus, envoyant des renforts et essayant de tenir leur ligne de repli à hauteur de la rivière Oskil. Lyman était ainsi l’objectif ukrainien depuis le 11 septembre et il aura fallu trois semaines pour la faire tomber. C’est peu si on compare au temps qu’il avait fallu aux Russes pour la prendre au printemps (24 avril au 29 mai). Cela signifie que les Ukrainiens sont désormais capables de manœuvres tactiques combinées (deux axes d’attaque sur Lyman plus poussée au nord à Koupiansk), provoquant de vrais effets opératifs.
Ainsi, le front nord ne cesse d’être repoussé à l’est, les Russes ayant toutes les peines du monde à rétablir leur dispositif. On les voit ainsi reculer de ligne d’arrêt en ligne d’arrêt, selon un dispositif classique de freinage. C’est du moins la théorie car cela suppose que les lignes d’arrêt successives sont préparées et aménagées. Rien ne suggère que ce soit vraiment le cas (si le lecteur me permet cet euphémisme).
Cela étant, les Russes sont obligés de céder du terrain pour gagner du temps afin de faire monter au front des forces. Tout leur enjeu consiste à rétablir un rapport de force sur le terrain pour geler la ligne d’ici l’hiver et espérer avoir reconstitué assez de profondeur pour le printemps grâce à leur mobilisation. Ici, on sent en effet un retard russe sur les Ukrainiens. Ceux-ci ont mis à profit la période de la fin du printemps et de l’été pour former leurs soldats (notamment en Angleterre), acceptant des pertes territoriales et humaines conséquentes avec l’espoir de mieux rebondir ensuite : cette stratégie se révèle bonne au vu des résultats observés depuis un mois. Les Russes qui s’étaient engagés au départ avec un effectif faible compte-tenu de l’objectif (180.000 hommes) et décimé par les combats, sont aujourd’hui en infériorité numérique sur le terrain. Ceci explique la mobilisation partielle annoncée la semaine dernière mais qui n’aura pas d’effets sur le terrain avant plusieurs semaines au mieux.
Les Ukrainiens profitent au maximum de cet avantage pour reprendre le plus possible de territoire. Cela étant, les Russes se battent et l’on observe l’arrivée de renforts multiples dans la zone. Il reste à voir si cela suffira et surtout si le commandement assurera la bonne conduite des opérations. Pour l’instant, les Russes sont obligés de céder.
Appréciation politique : Les référendums des quatre oblasts de Donetsk, Lougansk, Zaporija et Kherson ont donc été précipitamment tenus cette semaine. Personne ne pense sérieusement à la sincérité du scrutin et donc à sa légitimité.
Pour autant, la Russie a accepté leur demande de rattachement. Cela a été l’occasion, vendredi soir, d’une cérémonie au Kremlin. Vladimir Poutine a prononcé un discours destiné tout d’abord à son opinion publique intérieure. Il y a très peu parlé de la guerre d’Ukraine, beaucoup de son opposition à l’Occident, voué aux gémonies avec de plus des allusions nettes au nucléaire. L’observateur retrouve des thèmes récurrents chez V. Poutine mais répétés avec virulence.
Il y a donc clairement escalade politique. Car si aucun pays ne reconnaîtra la légitimité du rattachement, celui-ci change les choses du point de vue du droit intérieur russe. Désormais, ces territoires (dans les limites de leurs oblasts d’origine) sont considérés comme russes. La guerre se déroule donc, vue du Kremlin, pour la sauvegarde du territoire russe. Ce qui change stratégiquement les choses. Si le terme de « opération militaire spéciale » n’a pas apparemment bougé, la Russie est désormais comme l’Ukraine « en guerre ». Cela justifie a posteriori l’ordre de mobilisation partielle décidé la semaine dernière.
Cela permet surtout une mobilisation de toutes les forces et l’emploi éventuel de l’arme nucléaire. Autant celle-ci restait improbable jusqu’ici dans le déroulement des opérations, autant elle vient désormais dans le champ des possibles. La guerre pour les quatre oblasts pourrait justifier, le cas échéant, de constituer une « menace existentielle » (l’équivalent, comme le remarque J. D. Merchet, de la notion d’intérêt vital dans la doctrine française).
Observons ici qu’avec la prise de Lyman, les Russes ne contrôlent plus désormais la totalité de l’oblast de Lougansk, seule région qu’ils avaient jusque-là totalement conquise. Les quatre oblasts sont désormais contestés et considérés, par les deux parties, comme étant leur territoire. Plus aucune négociation n’est possible et c’est désormais une lutte radicale qui oppose les belligérants.
Certains théoriciens occidentaux avaient expliqué, il y a quelques années, qu’une stratégie russe consistait en « l’escalade pour la désescalade ». Nous avons pour notre part toujours considéré cette théorie comme fumeuse et ne correspondant pas à la réalité. Constatons qu’ici, V. Poutine a brûlé ses vaisseaux et a clairement choisi l’escalade : elle est politique, elle est stratégique, elle sera militaire.
Plus que jamais désormais, nous sommes en présence d’une guerre qui ne sera pas seulement longue : elle ne s’arrêtera pas. Nous n’avons pas seulement passé cette semaine le jalon d’une nouvelle phase de la guerre : Nous sommes presque entrés dans une nouvelle guerre, qui prolongera et amplifiera celle qui a commencé il y a sept mois.
C’est donc à regret que je vous dis : « à dimanche prochain ».
OK