L’accord d’étape de Lausanne du 2 avril sur le nucléaire iranien a de multiples mérites. Faut-il les évaluer avec des critères techniques, juridiques ou géostratégiques ? Faut-il se fier aux signatures des États et les considérer comme pérennes ? Cet accord est-il le premier d’un monde dont la fragmentation conflictuelle a déjà commencé ou le dernier d’un monde dont la cohésion compétitive se perpétue tant bien que mal? Pour le savoir, il faudra attendre la signature de l’accord-cadre fin juin et surtout surveiller son application ultérieure car il a bien des adversaires résolus à le faire capoter. Mais il dit beaucoup, sur les rapports de force de la planète, sur la façon dont le monde se réorganise et sur l’engagement à venir de la France.
L’atteinte d’un préaccord dans les temps prescrits, après une aussi longue négociation, rassure tous ceux qui voyaient la communauté internationale dangereusement enfermée dans l’impasse de la défiance méthodique, avec comme effets la sortie de l’Iran du TNP, le discrédit accentué de l’ONU et la probable division de son Conseil de sécurité sur la nécessité d’une intervention militaire. Laissons aux experts les débats techniques sur les centrifugeuses, leur nombre fixé à 6104, leur type et la limite à 3,67 % de l’enrichissement. Ils sont utiles mais pas essentiels en l’occurrence ; ils permettent à tous de gagner du temps politique.
Venons au reste qui est d’ordre stratégique. Cet accord attendu consacre mais limite le droit imprescriptible de l’Iran à une industrie nucléaire moderne capable d’enrichissement. Ce droit, concédé en fait en novembre 2013, change la donne politique régionale en confirmant la légalité de sa capacité nucléaire scientifique et technologique. Le prix payé, le contrôle intégral par l’AIEA de toutes les installations nucléaires iraniennes, est le révélateur de la centralité absolue de la revendication iranienne. Celle-ci, qui a toujours mobilisé tous les Iraniens se heurtait au mur de la défiance stratégique, celle que les puissances occidentales ont pratiqué sans retenue à son égard comme envers ceux qui lorgnent la puissance nucléaire militaire. C’est que les États dotés d’armes nucléaires, ont conféré à l’ONU, via son Conseil de sécurité, le soin d’offrir des garanties de sécurité à toutes les États qui se sentent en danger. Et la qualification de la prolifération nucléaire comme atteinte à la paix et à la sécurité internationale a exclu qu’un État puisse s’abstraire du système en constituant son propre système nucléaire de réassurance stratégique. La prolifération nucléaire, volonté d’autonomie stratégique, a été suspectée de sanctuarisation agressive pour défier l’ordre de l’ONU. Mais la défiance fut aussi, on le sait, à géométrie variable : d’un côté Israël et Inde, de l’autre Pakistan et Iran alors que les puissances du seuil nucléaire comme le Japon, voire la Corée du Sud et le Brésil restaient aux aguets. Cette vision régulatrice héritée de la guerre froide a été profondément discréditée par la façon controversée dont l’ONU a géré les crises depuis 20 ans et légitimé des interventions peu stabilisatrices dans de nombreuses régions de la planète. Les affaires balkaniques, la guerre Iran-Irak, les interventions en Irak, en Afghanistan, les manœuvres du Sud-Caucase et les tensions consécutives aux Printemps arabes et aux révolutions de couleur, notamment en Ukraine, auront convaincu l’Iran de se réassurer militairement de façon autonome. Il va de soi qu’en se rapprochant délibérément, et souvent secrètement, du seuil nucléaire militaire, l’Iran des mollahs a mis non seulement en doute la valeur des garanties de sécurité mais aussi au défi de sa cohérence l’organisation stratégique du monde. Son obstination aura payé, plus facilement à Washington qu’à Paris, d’ailleurs. Consacrée puissance régionale, l’Iran retrouve son rôle tutélaire traditionnel sur la région qu’il partage avec la Turquie et la Russie.
Car il faut se féliciter que cet accord réintègre de facto l’Iran dans le jeu régional et sauve l’unicité du système du monde en lui offrant une dernière chance de se transformer pour se proroger. C’est heureux au moment où d’autres capitales, Moscou, Pékin, Ankara, Brasília, font mouvement pour modifier la hiérarchie des puissances et des modèles stratégiques au début du XXIe siècle, en entreprenant des rééquilibrages puissants, -monétaires, industriels, militaires, culturels-, qui consacrent beaucoup plus la diversité stratégique du monde que son unicité en relativisant un peu plus encore la gouvernance occidentale. C’est aussi indispensable au moment où un ennemi commun, Daech, fait irruption et vient, en menaçant le Proche Orient et au-delà, relativiser les jeux dangereux auxquels les Pétromonarchies et Israël s’adonnaient sans scrupules avec le consentement tacite de la communauté internationale. Le préaccord de Lausanne, l’intervention arabe au Yémen, la nouvelle banque asiatique d’investissement en infrastructures, autant d’indices de ce glissement stratégique vers l’Est qui consacre une nouvelle régulation générale des tensions de la planète et confère un rôle central nouveau aux pays dont la profondeur historique et stratégique est utile aux équilibres régionaux. C’est à l’évidence le cas de l’Iran et de l’Égypte. La Chine, la Russie et l’Inde le savent bien qui ne peuvent qu’y trouver leurs comptes. La France qui fut en pointe dans cette négociation comme gardien des tables de la loi de la lutte contre la prolifération doit maintenant participer activement à l’instauration d’un ordre dont la défiance ne sera plus le moteur en favorisant cette coopération régionale indispensable pour éliminer rapidement Daech et sauver enfin la Syrie. Elle doit anticiper le nouveau système du monde que l’accord de Lausanne permet de préparer et qui nécessitera une relance stratégique de l’Europe et passera par un accord à négocier avec Moscou.
JDOK