Les Gaulois sont dans la peine

Le peuple de France a manifesté sa sensibilité profonde, sa nostalgie vibrante et son solidarité inoxydable à l’occasion de la disparition de son idole musicale. En fait ce sont les deux Jean, deux héros français singuliers, deux baladins, personnages publics que la mort a associés, « l’aristo et le prolo », qui sont partis ensemble pour le grand voyage dans l’émotion nationale.

Johnny Hallyday et Jean d'Ormesson.Source

Ce phénomène spontané qui en aura frappé plus d’un est un révélateur utile de la France, tout comme le furent les réactions aux attentats de Charlie Hebdo, du Bataclan et de Nice. Le stratégiste se doit d’y prêter grande attention. Reprenons donc cela sous trois angles complémentaires: celui des Gaulois, celui du rève américain, celui de la cohésion nationale.Les Gaulois. Le peuple de France est mélangé, qui l’ignore? Comme bien d’autres d’ailleurs, à commencer ses voisins européens et maghrébins, sans parler de l’américain. Mais comme les aventures d’Astérix l’ont sublimé, il aime s’identifier au peuple gaulois, à ces ancêtres exaltés par l’esprit de rébellion contre les dominations extérieures. Aujourd’hui, sans préavis, le peuple français profond s’est mobilisé pour manifester publiquement et avec éclat son affection à ce chanteur érigé en peu de jours en icone nationale, comme Victor Hugo le fut en son temps a-t-on pu lire.

Quelle rébellion manifeste donc ici le peuple de France ? Les sociologues professionnels habituels le diront. Tentons quelques explications: celle des racines contre le cosmopolitisme; des valeurs populaires contre les progressismes modernistes; des retraités contre le jeunisme des élites; des territoires contre la capitale; des campagnes contre les banlieues; de la spécificité française contre la culture mondialisée? Qui sait? Le mythe gaulois, nouvel objet d’étude stratégique?

Le rêve américain. Il a bercé la vie du chanteur, accompagné sa réussite, nourrit son répertoire et abrité les épisodes de sa vie, comme ceux de multiples personnages de sa génération, de Philippe Labro à Jacques Chirac. Cette voie américaine vers le progrès et la liberté a été pour lui la voie royale vers la musique. Une voie d’espoir parmi d’autres, celle des kibboutz d’un Israel rustique qui se constituait et plus tard après le Vietnam, celle de la révolution par la paix et l’amour.

Face à cette mythologie d’hier, les stratégistes d’aujourd’hui se demanderont pourquoi l’Amérique de Trump diffère tant de l’Amérique de Kennedy, pourquoi elle ne peut plus guère incarner progrès et réussite, pourquoi le rève américain, comme le rève israélien d’ailleurs, s’est envolé en laissant orphelins les peuples de la liberté, notamment en Europe. Ils soupèseront l’effet de la décongélation qui a suivi la guerre froide il y a 25 ans; ils évalueront la puissance des forces qui se sont libérées alors et ont perverti la dynamique de progrès; ils identifieront peut-être dans « la fin de l’Histoire » proclamée la folle tentation d’établissement d’un monde post-moderne profitant d’abord aux transversales infra et transétatiques; ils détectereont dans le « choc des civilisations » assumé un projet de gouvernance globale par des acteurs masqués. Ils identifieront peut-être dans l’élection du président Trump comme dans le Brexit ou encore la popularité intacte du président Poutine, une réaction méfiante des « peuples profonds » aux emprises des « systèmes américains profonds », ceux du 11 septembre 2001 et du crash financier de 2008. Ils se demanderont pourquoi le rêve européen a fait long feu et pourquoi les peuples veulent reprendre la main contre leurs élites.

La cohésion nationale. C’est le dernier point que suggère cette surprenante semaine de mémoire d’une « douce France » qu’incarnaient chacun à sa manière les deux Jean placés sur le même piédestal de gardiens folkloriques mais inspirés d’une certaine idée de la France.

Une France rebelle aux convenances, aux pressions et aux schémas tous faits, on l’a dit. Mais une France avide d’unité dans une diversité assumée, ajoutons-nous, tant ce spectacle renverse quelques tables : unité intergénérationelle célébrée, unité naturelle des cultures religieuses et laïques, unité autour du devoir accompli par le sergent Smet lors de son service national, unité dans la célébration de la fidélité dans l’amitié, de la complicité dans la famille, de la solidarité dans la proximité populaire …. Capable de tolérance décrispée aussi, tant il est apparu combien les milieux se sont mélangés aisément dans ces échanges inattendus entre personnages publics, musiciens, littérateurs, politiques, spectateurs, policiers, seuls les journalistes hésitaient … La cohésion si éprouvée par les tentations individuelles et les crispations communautaires ne demande qu’à se régénérer dans un élan collectif qu’il faut susciter. La résilience française n’est pas qu’une illusion.

Si les Gaulois sont dans la peine, c’est sans doute qu’ils sont aujourd’hui privés d’une cohésion qui leur paraît si inaccessible, d’une fraternité quotidienne si à l’étroit entre égalité et liberté, une fraternité naturelle qu’incarnaient chacun à sa façon les deux Jean disparus la semaine dernière et qu’ils ont vécue avec gratitude en les honorant.

JDOK

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