La Vigie est heureuse de publier ce texte que nous propose Laurent Morin. Celui-ci est chargé d’analyse et de développement dans une association, amateur de géopolitique et ce texte est tiré d’une suite de micro billets publiés sur Twitter ! Conformément à l’ambition de La Vigie de donner leur chance à de jeunes talents, il nous semble particulièrement opportun d’accueillir ces analyses venant de canaux différents, qui se montrent particulièrement pertinentes et apportent une belle analyse de la « lutte contre le terrorisme ». Bonne lecture et merci à lui. JDOK
« L’éradication du terrorisme », exprimée par le Président de la République Française Emmanuel Macron lors de sa visite en Mauritanie le 02 juillet 2018, est-elle l’expression consciente d’une conception sur la nature du terrorisme (en l’occurrence ici islamique), et plus largement, celle d’un discours sur une méthode de contre-terrorisme ?
Le terme utilisé, ‘éradication‘, appartient à un champ lexical qui induit des représentations, par-delà la radicalité du processus à employer face au terrorisme (‘extirper totalement‘) et de son éventuelle possibilité, qui est un autre débat. ‘L’éradication‘ est ainsi le plus souvent utilisée pour décrire une action dans le champ sanitaire, lié à une maladie endémique, une tumeur ou une lésion, mais aussi en zoologie sur des animaux dits nuisibles.
L’utilisation de ce terme laisserait donc à penser que le terrorisme relèverait de ce même champ lexical, et par-delà, que les méthodes qui lui sont liées pourraient être utilisées dans le champ de la lutte contre le terrorisme : des actions prophylactiques, de vaccination ou des opérations chirurgicales pourraient ainsi être utilisées pour en venir à bout.
Cela laisserait ainsi à penser qu’il existerait une notion d’espaces et de populations qu’il s’agirait de protéger contre l’expansion ‘maligne‘ du terrorisme (prophylaxie), à opposer aux espaces où un ‘traitement‘ de contre-terrorisme pourrait s’appliquer (‘éradication‘), y compris évidemment aux populations concernées. La réalité sur le terrain au Sahel démontre néanmoins que ce type d’action n’est pas pertinente, de par l’extension territoriale, y compris au sein de zones ‘saines‘ (zones urbaines denses plus faciles à contrôler) ou situées en dehors de la zone du Sahel, mais aussi de par la permanence du phénomène terroriste dans le temps (plusieurs années) et même en intensité (augmentation de la fréquence des attaques terroristes).
L’application de cette représentation et de ses méthodes au champ du terrorisme avec une ‘vaccination‘ est encore plus problématique, puisque le principe même de la vaccination est d’introduire en doses contrôlées le principe actif à ‘éradiquer‘ afin que les défenses immunitaires du corps (humain) puissent fabriquer leurs propres défenses. Concrètement, cette représentation impliquerait d’introduire une dose de ‘terrorisme‘ (de violence politique) afin de s’en prémunir, soit concrètement des ‘méthodes‘ qui s’avoisineraient à celles utilisées par les terroristes afin de les combattre.
Enfin, les ‘opérations chirurgicales‘ sur les ‘tumeurs‘ (foyers de concentration terroriste), pour nécessaires qu’elles soient militairement, n’ont pas pu permettre, à ce jour, ‘l’éradication‘ souhaitée, malgré qui plus est leur réussite d’un point de vue militaire (supprimer ces foyers).
L’usage d’une telle terminologie est donc plus que problématique, nonobstant son éventuelle impossibilité effective (selon Olivier Roy, par exemple).
Problématique, parce qu’elle légitime l’idée portée par le discours sur le terrorisme que celui-ci EST l’ennemi, cette inversion lexicale entre ‘phénomène observé‘ et ‘agents‘, cette inversion entre le fait que les ennemis sont bien les terroristes et non ‘le terrorisme‘, participe d’une confusion quant à la compréhension du phénomène pour les populations concernées, au Nord comme au Sud.
Problématique, aussi et surtout, parce qu’elle nie la dimension politique et idéologique du terrorisme islamique, au Sahel ou ailleurs, cette ‘naturalisation‘ du terrorisme ne facilite ainsi pas la lutte contre celui-ci en le ‘dénaturant‘.
En premier lieu parce que les méthodes évoquées correspondant au champ lexical de l’éradication ne correspondent en rien aux réalités observées sur le terrain, et surtout parce que de telles méthodes mises en œuvre ne fonctionnent pas, ou partiellement. On construit ainsi un hiatus entre le discours et la méthode utilisée qui ne peuvent que construire une incohérence pratique et théorique qui ne profite, in fine, qu’aux terroristes.
En second lieu, parce qu’en niant la dimension politique et idéologie au profit d’une ‘naturalisation‘, on fabrique une représentation du terrorisme fausse parmi les populations, accréditant que le terrorisme islamique est une ‘maladie‘, contagieuse, extérieure au corps social, dont il suffirait juste de se prémunir ou se vacciner (ou à extirper), un corps ‘animal‘ (non humain donc) nuisible qu’il s’agirait de détruire.
On ne peut pas nier la persistance du discours d’Emmanuel Macron à ce sujet[1], ce qui laisserait à penser qu’un tel discours correspondrait bien à un Discours sur une méthode contre-terroriste, puisqu’il l’avait employé déjà à l’ONU en Septembre 2017, mais aussi en France dès août 2017.
Ce Discours sur la méthode appliqué au terrorisme permet d’ailleurs aux acteurs politiques sahéliens, maliens notamment, de s’en saisir politiquement pour défendre leurs intérêts propres, évoquant ainsi des ‘barrières‘ qui tomberaient si le Mali devait venir à tomber, se ‘répandant‘ en Méditerranée, servant tout à la fois de discours connexes légitimant le discours principal que de légitimations de leurs propres intérêts.
‘L’éradication‘ du terrorisme islamique est ainsi un choix sémantique mais traduit également, consciemment ou non, un choix stratégique de ‘traitement‘ du problème en termes de zonages, de doses (de plus en plus fortes) et d’actions tactiques qui, pour l’instant, n’ont pas porté leurs fruits, si ce n’est de ‘circonscrire‘ (délimiter), même mal : ne parle-t-on pas justement de ‘risque de propagation‘, ou de ‘terreau propice‘ (la pauvreté) comme le fait le président malien ?
Il semblerait pourtant qu’il y ait urgence à réviser non seulement le vocabulaire servant à décrire la nature du dit terrorisme, mais aussi de modifier des stratégies et les méthodes qui jusqu’à maintenant n’ont au mieux pu que contenir le terrorisme islamique au Sahel.
Les champs politique et idéologique ne sont pourtant pas vides de toutes substances pour ce faire, en particulier avec le développement de la zone de libre échange africaine, correspondant d’ailleurs à une réalité historique méconnue en Occident sur l’Afrique (empires sahéliens et de l’Afrique de l’Ouest, espace culturel et économique swahili, développement actuel du swahili, …). Encore faudrait-il que l’UE et notamment la France puissent comprendre la nécessité d’une révision stratégique d’avec l’Afrique (et pas uniquement le Sahel), en adaptant son logiciel sécuritaire mais aussi commercial, financier et écologique et utilisant pour ce faire la renégociation des accords de Cotonou qui s’annonce pour 2020.
Il y a là des potentialités de développement phénoménaux, à commencer non pas par ‘éradiquer‘ le terrorisme, mais bien de lutte, dans le temps et dans l’espace, contre celui-ci, pour engranger sur les champs politique et idéologique des victoires essentielles et fondatrices.
Dans le cas contraire, le maintien d’un tel langage/concept sur la méthode de lutte contre le terrorisme laisserait à présager comme seule option un ‘sursaut‘ (surge) militaire et sécuritaire (puisqu’un ‘endiguement‘ (containment) n’est pas envisageable, pour pouvoir atteindre l’objectif d’une ‘éradication‘) dont on connaît dans l’histoire récente ses échecs et ses impasses, un sursaut par ailleurs actuellement hors de portée militairement d’une UE (à fortiori d’une France seule), sauf à dénaturer l’UE elle-même.
C’est d’ailleurs sans doute un des objectifs politique et idéologique du terrorisme islamique au Sahel, et ailleurs, à travers une politique de subversion, qui passe, aussi par les champs lexicaux.
[1] Cette représentation n’est d’ailleurs pas propre qu’au seul Président de la République, puisqu’on la retrouve un peu partout dans le champ politique français. La vision ‘sanitaire’ d’une ‘éradication’ du terrorisme conduit d’ailleurs certains en Europe à considérer les migrants et les réfugiés comme de potentiels ‘vecteurs’ du terrorisme islamique, imposant ainsi son impact sur la définition même des politiques européennes, notamment migratoires mais pas seulement (aide au développement, …) en imposant des ‘contreparties‘ sécuritaires lourdes pour les pays concernés.
Laurent Morin
Pour résumer l’idée, si j’ai bien compris, l’on pourrait pasticher le Général Lanrezac : « éradiquons comme la Lune ».