L’Europe et la défense : le sujet a pris de nouvelles teintes à la suite du sommet de l’Alliance début juillet, pour le moins mitigé, mais aussi de l’initiative européenne d’intervention, projet proposé par la France en juin, suivi de la proposition par le président Macron, la semaine dernière, d’une «solidarité quasi-automatique» entre États européens en matière de défense. Faisons le point sur cette si mal nommée « Europe de la défense » avec C. Glock. JDOK
Le 25 juin 2018, neuf pays d’Europe signaient une lettre d’intention relative au lancement de l’Initiative européenne d’Intervention (IEI), projet novateur initié par la France, visant à développer avec quelques voisins « aptes militairement et volontaires politiquement » une culture stratégique et opérationnelle commune. Cette IEI se met en œuvre parallèlement au mécanisme de Coopération structurée permanente (CSP) qui, lui, a été adopté quelques mois plus tôt par l’UE – et qui réunit 25 des 27 États membres. Le lancement quasi-simultané de ces deux nouveaux outils de défense aux contours et perspectives différents, révèle les divergences fondamentales de vision stratégique entre les deux « poids lourds » militaires restants de l’UE – après départ du Royaume-Uni – que sont la France et l’Allemagne. D’une part, le haut degré d’ambition opérationnelle vers lequel la France veut tirer la politique de défense européenne ; de l’autre, la volonté intégratrice de l’Allemagne, sans finalité opérationnelle immédiate. Dès lors, vers quoi la défense européenne est-elle en train de s’orienter, entre un couple franco-allemand pas si harmonieux qu’il n’y paraît et un divorce du Royaume-Uni avec ses voisins européens qui n’en est pas vraiment un ?
A quelques mois des grandes échéances européennes de 2019[1] et du Brexit[2], c’est dans un contexte sécuritaire fragilisé – menace terroriste, crise migratoire, incertitudes quant à la posture américaine, tensions avec la Russie, changement des équilibres politiques nationaux en Europe – que l’Union européenne continue de décliner sa nouvelle stratégie globale pour la politique extérieure et de sécurité, initiée en 2016. Sensibilisés à ce nouvel environnement pétri d’incertitudes sécuritaires et géopolitiques – mais paradoxalement propice à la revitalisation de l’idée d’une « Europe qui protège » – les États membres de l’UE ont globalement pris conscience que le statuquo n’est plus une option et que la recherche d’une forme d’autonomie stratégique européenne est devenue vitale.
Une volonté affichée…mais un manque d’ambition
Les instances européennes, qui se voient pousser des ailes depuis l’annonce du départ du Royaume-Uni, portent une attention inédite aux problématiques de défense et de sécurité, poursuivant le vœu (pieux ?) de « réveiller » l’Europe de la Défense. Ce qui se traduit par une série de mesures visant à revitaliser la coopération industrielle, capacitaire et opérationnelle de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC). Pour la première fois, le prochain cadre financier pluriannuel 2021-2027, qui fixe le budget de l’UE, comprendra un chapitre « Défense et sécurité », qui sera doté de près de 28 milliards d’euros (contre moins d’1 milliard d’euros sur l’exercice actuel). Ce nouveau budget intègrera notamment un Fonds européen de défense de 13 milliards d’euros, pour la recherche et le développement capacitaires. Un autre outil financier, la Facilité européenne de paix (FEP), est à l’étude. Extrabudgétaire[3], la FEP est censée soutenir les opérations militaires et les actions de capacity building non éligibles au budget de l’UE. La Commission souhaite la doter de 10,5 milliards d’euros. Encore faut-il y associer des mécanismes permettant de s’assurer que la Commission oriente réellement les fonds en fonction des besoins opérationnels et des intérêts stratégiques des États membres contributeurs…
Au niveau politique, en 2017 les États membres s’étaient accordés sur la mise en place, au sein de l’état-major de l’UE, d’une capacité de planification et de conduite des missions militaires non exécutives (c’est-à-dire les missions de conseil/formation/entraînement de type EUTM[4]). Cette Military Planning and Coordination Capability (MPCC) doit permettre de soutenir directement les commandants de missions militaires menées par l’UE. Après un an de fonctionnement, la MPCC connaît un bilan mitigé du fait d’un manque d’effectif chronique[5]. Les réflexions sont en cours quant à son évolution : fusion avec son pendant civil ? Au contraire, renforcement de son caractère militaire par l’ouverture aux opérations militaires exécutives ? Là aussi, les avis des États membres diffèrent.
Quant au mécanisme de Coopération structurée permanente (CSP), lancée fin 2017, il représente sans doute l’avancée la plus tangible, du moins la plus politiquement viable, de la structuration d’une Europe de la Défense. C’est pourtant aussi la mesure qui illustre le mieux les divergences de visions stratégiques entre les États membres – en particulier la France et l’Allemagne qui ont toutes deux initié sa mise en œuvre. Prévue depuis le Traité de Lisbonne, la CSP est un cadre juridique permanent qui consiste à mettre en œuvre des projets capacitaires et opérationnels. Très inclusive, la CSP réunit 25 des 27 États membres au sein d’un format peu contraignant, puisque soumis à peu de mécanismes de contrôle du respect des engagements de chacun. De nombreux projets ont déjà été lancés[6], signe du dynamisme régnant désormais dans les couloirs de Bruxelles. Un volontarisme clairement affiché, mais qui masque la frilosité de certains dès que le degré d’ambition opérationnelle et capacitaire augmente. Autrement dit : bien que la France ait largement contribué à lancer le projet pour soutenir la politique de défense européenne, ce sont bien les desseins allemands d’intégration européenne qui en ont majoritairement façonné la copie finale.
Le couple franco-allemand – qui représentera près de la moitié des capacités militaires de l’UE une fois que le Royaume-Uni aura quitté le navire européen – peine à parler le même langage, malgré l’impérieuse nécessité de faire front commun. L’Allemagne voit la construction d’une défense européenne essentiellement sous l’angle du processus d’intégration, privilégiant le développement d’une industrie de défense par les Européens pour les Européens (le pays exporte plus de 50% de son armement à ses alliés de l’UE et de l’Otan). La France, qui se place dans une optique capacitaire et opérationnelle, souhaite pour sa part la mise en œuvre d’une véritable politique de défense, pour pouvoir intervenir utilement là où s’expriment les intérêts stratégiques européens. Deux histoires, deux cultures, et des visions nécessairement divergentes qui aboutissent aux récurrents désaccords de fond susmentionnés.
D’autres voies possibles
Les mentalités n’étant pas prêtes d’évoluer rapidement au sein des instances bruxelloises, alors même que le contexte sécuritaire et géopolitique mondial l’exige, la solution à l’autonomie stratégique européenne se cherche d’autres voies. C’est l’intuition qu’a eue Emmanuel Macron en proposant fin 2017[7] l’Initiative européenne d’intervention (IEI). Hors cadre de l’UE, l’IEI vise à renforcer l’aptitude des États européens à planifier et mener des opérations et des missions de façon autonome (cadre UE, Otan, Onu, coalitions ad hoc…). Elle réunit un noyau dur de pays « volontaires politiquement » et « capables militairement » de coopérer pour intervenir rapidement, où ils le souhaitent et quand ils le souhaitent, en particulier sur des opérations militaires dites « haut du spectre ». Elle a été officiellement lancée le 25 juin 2018 par neuf pays signataires : France, Allemagne (qui rechignait d’y adhérer jusqu’à quelques jours de son lancement), Espagne, Portugal, Belgique, Pays-Bas, Estonie, ainsi que Danemark (qui n’est que partiellement engagé dans le processus européen) et Royaume-Uni. Suite au changement de son gouvernement, l’Italie (qui se classe parmi les premières armées d’Europe et contribue pour presque ¼ des effectifs déployés dans le cadre des opérations et missions de l’UE, en particulier Eunavfor Med Sophia[8]), n’a pour l’heure pas adhéré.
En plaçant ce projet d’IEI hors cadre de l’UE, et en lui donnant un niveau d’ambition élevé, la France et les autres pays signataires échappent aux « freins communautaires » (manque d’engouement des uns et déficit capacitaire des autres) et ouvrent la voie au développement d’une culture stratégique européenne renforcée. Une perspective objectivement inenvisageable sans le Royaume-Uni. La mise en place de l’IEI en parallèle des initiatives de défense de l’UE, sonne donc comme un compromis raisonnable pour avancer vers l’objectif d’autonomie stratégique européenne : l’UE en pose les bases industrielles et politiques, quand l’IEI en crée le socle opérationnel. Au-delà de ce constat, l’effet collatéral majeur du renforcement de la défense européenne se trouve être le renouvellement et la clarification de la relation de l’UE avec l’Otan. Que les Européens soient plus autonomes en matière de défense renforcerait la place de l’Europe dans l’Alliance atlantique.
La politique de sécurité et de défense commune (PSDC) de l’UE a atteint un tournant décisif de son histoire. Les États membres peuvent aujourd’hui saisir – ou non – l’occasion de transformer l’essai pour que la PSDC joue enfin pleinement son rôle de « capacité de gestion internationale des crises militaires et civiles ». Pour cela deux défis restent à mener. Faire perdurer la dynamique de mise en cohérence des instruments financiers et des mécanismes civilo-militaires de l’UE vers une finalité opérationnelle ; Et concrétiser la coordination de la PSDC avec les structures militaires de la gestion de crise (IEI, multilatéral, Otan). Dans ces conditions, les concepts d’ « Europe de la Défense » et de « défense de l’Europe » ne seraient, finalement, pas exclusifs l’un de l’autre.
Cynthia Glock est une analyste indépendante des questions européennes de sécurité.
[1] Les élections parlementaires européennes auront lieu fin mai 2019, et une nouvelle Commission et un nouveau Haut représentant pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité seront nommés
[2] La sortie officielle du Royaume-Uni de l’UE est prévue le 29 mars 2019
[3] La FEP devrait être financée par des contributions nationales supplémentaires spécifiques
[4] EUTM : European Training Mission. Trois EUTM sont en cours : EUTM Somalie, EUTM RCA et EUTM Mali
[5] Ce déficit d’effectif résulte à la fois du manque d’engouement de certains États membres pour l’action militaire européenne, mais aussi de la limitation structurelle en ressources humaines, également sollicitées par le renouvellement des structures Otan en cours (NFS/NCS)
[6] Une première vague de 17 projets a été adoptée en mars 2018 et une deuxième vague suivra en novembre
[7] Discours d’Emmanuel Macron « Initiative pour l’Europe », prononcé à la Sorbonne le 26 septembre 2017 :
[8] Eunavfor Med Sophia : opération militaire de l’UE en Méditerranée centrale, lancée le 18 mai 2015 dans le cadre de la crise migratoire pour lutter contre le trafic d’êtres humains, et dont le mandat a été étendu en 2016 à l’embargo sur les armes et la formation des garde-côtes libyens