Il y avait eu LOUVOIS, puis l’abandon du logiciel unique de paie de la fonction publique ONP suivi de celui de l’Éducation nationale SIRHEN. Il y a les rames automatisées du métro qui bloquent tout le réseau, et les transformateurs de la SNCF qui brûlent à Montparnasse tandis que les aiguillages de Saint-Charles se mélangent les pinceaux. Et puis PARCOURSUP qui ne parvient pas à caser tous les étudiants tandis que sous couvert de prélèvement à la source, on euthanasie le quotient familial, cette exception de Gaulois réfractaires comme l’est leur taux anormalement élevé de fécondité – mais les deux n’ont rien à voir, rétorqueront les petits marquis de la rue Saint-Guillaume. N’empêche que toutes ces coûteuses merveilles numériques non seulement ne fonctionnent pas mais nous font régresser. La pensée de la complexité serait-elle une erreur logique ?
Quelle folie de chercher à tout comprendre et tout gérer parce que la technologie nous permet enfin de réaliser les dystopies de la fin des Lumières. Le résultat prévisible et prévu est qu’on est passé d’hypothèses de surdétermination politique, économique, sociologique ou psychanalytique, à la pratique d’un déterminisme numérique mou incapable de tout embrasser, qui plante tout là où auparavant des systèmes contigus mais disjoints permettaient une résilience rapide. D’aucuns s’étonnent également que le sur-renseignement aboutisse à la paralysie réciproque des protagonistes, ou que les moyens numériques permettent au faible d’accéder au terrain de jeu du fort.
Mais il y a ceux qui ont compris l’asymétrie et qui détruisent de l’information, qui évoluent au sens darwinien et non lamarckien, qui éliminent au lieu de s’obstiner dans cette hypermnésie freudienne dont le Big Data n’est que la transposition caricaturale à l’échelle d’une planète qu’on veut nous imposer univoque. D’où une proposition sur laquelle on aimerait voir plancher nos stratégistes en chambre : avoir moins que l’adversaire, est-ce stratégiquement équivalent qu’avoir davantage ? Folie furieuse ? Espérons-le, car à poursuivre l’engorgement informationnel et la constipation de données, la pensée complexe nous renvoie aux cavernes, là où nous pourrons rafraichir les peintures et réchauffer nos peaux de bêtes au coin du feu – pour peu qu’il reste des bêtes, pour peu qu’on n’ait pas perdu le feu.
Dans une micro-nouvelle à l’inspiration très voltairienne parue en 1963 de la plume d’un célèbre auteur américain de science-fiction, Fredric Brown, The Answer, on branche tous les ordinateurs de l’univers en une seule monstrueuse machine cybernétique totalisant toute la connaissance, et on lui pose la question insoluble : Dieu existe-t-il ? Oui, répond la machine, maintenant il existe. On tente alors de la débrancher, mais c’est déjà trop tard. Pour nous aussi… ?
Le Cadet (n° 53)