Notre fidèle lectrice, Martine Cuttier, nous transmet la fiche de lecture du dernier opus du général de Villiers. Elle avait déjà proposé une lecture du premier opus (ici). Merci à elle. JDOK.
Le général (2S) Pierre de Villiers introduit son livre en racontant comment les conférences et les séances de dédicaces lors de la promotion de Servir[1] lui ont permis de rencontrer le monde civil dans toute sa diversité tout en retrouvant des militaires et des anciens des guerres d’Indochine et d’Algérie.
Il a retenu le ton d’«une désespérance ambiante », d’une déception, de la part de gens « ne trouvant plus leur place dans notre société fracturée. ». Témoignages « de gens simples, dévoués, courageux, généreux dont le regard de solitude révélait une vraie attente. Des solidaires solitaires »[2]. En ce début de 2019, ces mots ne renvoient-ils pas au phénomène dit des « gilets jaunes », imprévu à l’automne 2018 mais devenu une surprise politique en décembre pour ceux qui refusaient de prendre en compte bien des signaux faibles ?
Il dresse un état de la société du point de vue des relations internationales ; du rapport entre stratégie et tactique; de la financiarisation de l’économie ; du temps politique, économique et social face à la société du temps court qui empêche toute réflexion ; de l’autorité confrontée au relativisme ambiant ; de la formation des élites ; de la société digitale, de la robotisation, de l’intelligence artificielle et de la cyberguerre ; du renforcement de l’individualisme ; de l’enjeu écologique… Autant de thèmes propices à une réflexion sur « le chef » mais en réalité, un prétexte à évoquer l’Homme du XXIe siècle et les rapports entre les hommes selon leur place dans la hiérarchie sociale. A ce sujet, il montre combien, contrairement à la société, l’armée « a conservé son ascenseur social en parfait état de marche » avec « le culte du mérite. ». De rappeler cet adage qu’« aujourd’hui encore, on peut commencer simple soldat, marin ou aviateur et terminer général ou amiral.»[3] Il devrait pourtant savoir combien ce qui fut dans des temps relativement récents ne l’est plus. Prenons le cas du général Christian Baptiste. Entré dans l’armée comme simple parachutiste, en 1975, il entama une carrière d’officier à sa sortie de l’EMIA jusqu’aux étoiles franchissant avec talent les étapes du parcours. Encore d’active, il se rendit aux Écoles de Coëtquidan et rencontra de jeunes officiers issus de l’EMIA auxquels il expliqua qu’avec la professionnalisation aucun d’entre eux ne pourrait réaliser son parcours[4]. Certes, « plus de la moitié des sous-officiers ou officiers mariniers est d’origine semi-directe c’est-à-dire issus du rang »[5] comme plus de la moitié des officiers est issue du corps des sous-officiers par le rang, le concours des OAEA ou de l’EMIA. Sans compter les officiers sur titre, les officiers sous contrat, les officiers du corps technique et administratif, les officiers d’état-major et dans la marine, les volontaires officiers aspirants. Les officiers de l’armée de terre, issus de l’EMIA, ayant commandé une compagnie ou un escadron puis passé le diplôme d’état-major, ayant tenté voire même réussi le concours de l’ESG sur le conseil de leur chef de corps du fait de leur excellente notation, savent parfaitement qu’ils n’ont que peu d’avenir. Leur hiérarchie peut tenter de retenir les meilleurs car elle a besoin de leurs compétences mais pour des fonctions sans forcément grand intérêt pour eux. De plus, pour toutes les catégories, la contractualisation résulte d’un modèle de ressources humaines qui repose sur un impératif de jeunesse des forces dans une armée professionnelle amenée à intervenir et c’est un moyen comptable d’éviter que les pensions de retraite ne pèsent trop sur le budget. Les écrits du général de Villiers sont fort éloignés de ces réalités alors qu’il maintenait « des contacts directs avec toutes les catégories de personnels. »[6]
Celui qui s’intéresse à la vie quotidienne du CEMA et à la difficile gestion du temps retient l’organisation de l’agenda, « le Famas du dirigeant » qui permet de « hiérarchiser les priorités et de ménager du temps libre. »[7] En vue du Conseil restreint de sécurité et de défense, il sanctuarisait « une page blanche » le mardi afin de préparer cette réunion consacrée à la prise de décision politico-militaire. Et à son retour à Balard, il ne manquait pas d’organiser « une réunion de restitution des sujets évoqués et des éventuelles décisions prises » afin de répercuter à ses équipes les orientations venues du haut[8]. Comme il organisait deux à trois fois par an « un séminaire des cadres intermédiaires (les généraux en situation de commandement) ».[9]
Revenons au « chef » tant militaire que civil. Militaire, responsable de l’organisation des armées, l’auteur commanda toutes les opérations sous l’autorité du président de la République, chef des Armées, comme conseiller militaire du gouvernement sous la tutelle du ministre de la Défense. A ce poste, il fut amené à rencontrer des dirigeants d’entreprises du CAC 40 dont celles relevant de l’armement. Redevenu « pékin », il a créé une société de conseil qui lui vaut de côtoyer des entrepreneurs représentant le large spectre du monde économique. Dans les deux cas, son but est de montrer « l’importance du facteur humain dans la réussite de tout changement. »[10] et « d’en revenir systématiquement au triptyque : un chef, une mission, des moyens. »[11] Se référant aux écrits du maréchal Hubert Lyautey et à partir de son expérience du commandement, il met en avant « le chef » et ses rapports avec ses subordonnés d’où émerge une figure idéale à tel point que le lecteur, quelque peu influencé par la spécificité militaire, pourrait en déduire que pour l’auteur le seul rôle du « chef » consiste à gérer ses subordonnés, à les aimer et à « leur être totalement dévoué. »[12] Le lecteur peut alors penser que l’auteur fait sienne cette phrase un peu oubliée du capitaine Paul Simon qui, en 1905, écrivait : « Nous savons comment sont habillés les soldats, ce qu’ils portent dans leur sac mais savons-nous ce qu’ils ont dans la tête et dans le cœur ? ». « Connaître le cœur des hommes », l’auteur insiste : cela ne s’apprend pas, y compris à Saint-Cyr mais relève de « l’expérience du terrain »[13] tout comme de « chercher à saisir la poésie de leur caractère. »[14] Cette recommandation ne renvoie-t-elle pas à la phrase assassine de Christophe Castaner sur « le poète revendicatif » prononcée suite à la démission tonitruante du CEMA ? A cet effet, chaque matin, en arrivant, le général saluait ses collaborateurs directs et tous ceux qu’ils croisaient lors du trajet à pied. Avec un mot pour chacun, il discernait « le ton et le regard », et en allant plus loin, il parvenait à obtenir des informations utiles pour mieux comprendre certains sujets[15]. De ce point de vue, à propos de l’autorité, il condamne la « recherche de l’autorité et de la réussite à tout prix dans certains milieux » car « on ne naît pas chef ; on le devient par le travail et par l’effort mais surtout par l’écoute, le respect et l’estime des autres. L’autorité passe par la confiance et pas par la seule compétence. Vous ferez autorité par votre expertise, mais surtout par votre charisme, vos qualités de leadership et d’entraînement. La nécessaire proximité du chef l’éloigne de l’élitisme parfois méprisant ou tout simplement ignorant. Le chef se voit ; il se sent. Le subordonné lui obéit d’amitié, pas par obligation. »[16] Voilà l’obéissance d’amitié. Elle doit éviter l’exercice de l’autorité par la séduction, « cette forme déguisée de l’orgueil. »[17]
Ainsi par petites touches, se dessine le portrait du « chef » que fut l’auteur. CEMA, il considérait que la richesse d’un groupe se trouve dans la diversité, il constituait ses équipes en associant « hommes, femmes, jeunes, anciens » provenant « d’armées différentes avec des cursus diversifiés et des milieux sociaux d’origine divers. »[18] Rien de surprenant pour un terrien confronté à une logique interarmées au plus haut niveau. Cependant, à l’heure de la mixité brandie dans les armées et de la volonté de féminisation portée par la ministre des Armées sous la pression de sa collègue Marlène Schiappa, la femme militaire est absente du livre. Doit-on en conclure que dans l’esprit de l’auteur, le chef est un homme ? A moins que ce ne soit un réflexe générationnel ? Dans les rapports hiérarchiques, il considérait que le chef doit être capable d’écouter le subordonné, « la vraie loyauté du subordonné est de dire la vérité. La réussite d’un groupe est à ce prix »[19] Un principe à nuancer car tout est affaire de caractère, de capacité d’écoute ou d’expression, de confiance réciproque, de relations personnelles donc d’homme. Ne s’est-il pas appliqué à lui-même ce principe en démissionnant ? Sans oublier que la vérité est relative et qu’à son niveau, le chef détient souvent des informations que le subordonné n’a pas. Si « un vrai chef ne doit pas avoir peur de ses subordonnés », il doit les « écouter avant de décider et d’entendre pour corriger », « infléchir » la décision après avoir pris leurs avis différents, enrichir « un projet en écoutant les suggestions de la base », lancer « un projet en reprenant une idée découverte lors d’une visite sur le terrain. »[20] Serait-ce une réminiscence de la doctrine du « commandement participatif par objectif » du général Lagarde qui ne laissa pas de souvenirs impérissables ?
« Le chef doit être avant tout exemplaire », tel est le titre du 2e chapitre. Une exemplarité guidée par « des valeurs éthiques » car « le chef donne le ton », il ne doit pas se laisser dominer par ses émotions, et « rester naturel » afin de créer une « dynamique de l’action, de créer l’ambiance, de révéler ses talents », savoir « convaincre », avoir « un style » donc « être prévisible » pour les équipes et savoir déléguer[21], une façon de se protéger « de la flatterie » et de « l’esprit de cour »[22] . Il en déduit les quatre dimensions de l’être humain qu’est le chef. Tout d’abord, l’équilibre du corps par la pratique régulière du sport, une alimentation équilibrée et une vie sans excès. « Être en forme physique est un devoir, une exigence ». Lors de ses visites hebdomadaires auprès des forces, en France ou en OPEX, le footing matinal lui fournissait l’occasion de faire passer l’information aux subordonnés. Au cours de ces « échanges parfois essoufflés », il obtenait « une vision souvent objective du quotidien du soldat, des difficultés parfois tues ou cachées et pourtant essentielles. »[23] Une forme de loyauté et une façon de multiplier les sources d’information. La seconde dimension est liée à l’intelligence de l’homme et au bon sens. Ensuite pour donner du sens à l’action, pour faire adhérer avec la part d’irrationnel, il faut toucher le cœur de l’homme. Il faut « mettre de la flamme et de la passion » pour mettre « les équipes en mouvement. » Disons de l’énergie. N’est-ce pas le ton d’un « poète revendicatif » ? Enfin la dernière dimension est « l’assouvissement du besoin transcendantal inhérent à tout homme pour être en paix totale » face au matérialisme outrancier des sociétés occidentales[24]. Dès lors, « le chef est un homme d’équilibre. » Équilibre entre passion et raison, entre pensée et action, entre tradition et modernité, entre vie professionnelle et vie personnelle (Il veillait à maintenir des horaires compatibles avec une vie de famille équilibrée tant pour lui que pour ses collaborateurs). Il est « un mouvement d’ajustement permanent » qui ouvre sur l’unité et l’harmonie pour le bien commun et non les intérêts individuels des dirigeants. L’équilibre requiert de l’abnégation jusqu’à sacrifier de son temps car le subordonné est sensible à la disponibilité du chef, « acte de charité fraternelle » jusqu’à prendre le temps de recevoir un collaborateur quittant le service[25].
Le lecteur aura compris que le général de Villiers décrit une conception chevaleresque du rôle du chef dans l’exercice de son autorité. Une conception aristocratique empreinte d’une dimension chrétienne, paternelle, certains diront paternaliste dans son souci d’humilité, d’optimisme, d’attention aux plus faibles et aux plus fragiles comme les blessés. Selon lui, le chef doit être charismatique, habité de vertus et doit refuser que la nécessité financière s’impose à la décision stratégique (chapitre 10). Une autre raison de sa démission. Pourtant, major général des armées, à partir de 2010, il appliqua à la lettre la réduction des moyens humains et matériels puis comme CEMA, dans le cadre de la LPM 2014-2019, il ne s’opposa pas à la poursuite de la réduction des effectifs finalement stoppée par les attentats de 2015. En 2017, alors que le président avait prolongé sa mission d’un an, il décida de cesser d’avaler des couleuvres.
Et si finalement, ce portrait du chef n’était autre que l’image inversée du chef des Armées ?
- Général d’armée Pierre de Villiers, Qu’est-ce qu’un chef ? Fayard, 2018, 254 p. Lien vers éditeur
Martine Cuttier
[1] Général d’armée Pierre de Villiers, Servir, Fayard, novembre 2017, 254 p. Voir Recension La Vigie ici
[2] P 13.
[3] P 84 et 202.
[4] Témoignage recueilli par l’auteur, été 2007.
[5] P 84.
[6] P 188
[7] Ibidem.
[8] P 191 et 72.
[9] P 72.
[10] P 15.
[11] P 224.
[12] P 238.
[13] P 50.
[14] P 70.
[15] Ibidem.
[16] P 49.
[17] P 47.
[18] P 50.
[19] P 47.
[20] Pp 186-187.
[21] Pp 51-52.
[22] Pp 179-180.
[23] P 73.
[24] Pp 58-59.
[25] P 190.