A la suite de la polémique sur l’article du Col. Légrier, paru dans la RDN puis retiré de la publication, nous accueillons cette réaction du colonel Moutarde, un de nos correspondants. Merci à lui. JDOK
Ainsi donc, un militaire a non seulement pensé mais écrit et pire, publié ! Où va la France ? Elle est clairement menacée dans ses fondements stratégiques, dans la solidité de ses alliances, dans sa cohésion nationale, dans sa loyauté des corps constitués. L’affaire est grave mais heureusement, un esprit brillant et éclairé a veillé au grain et empêché les factieux, les félons, les traîtres, les vendus, les bachibouzouks de compromettre la défense de la France avec des idéaux ennemis et contraires aux valeurs les plus éternelles de l’hexagone.
Rappelons les faits. Le colonel Légrier, chef de corps de la task force Wagram, au Levant, d’octobre 2018 à février 2019, a donc publié un article dans la dernière livraison de la Revue de Défense Nationale (RDN). Son titre : La bataille d’Hajin, victoire tactique, défaite stratégique ? L’outrecuidant ose critiquer la pertinence de notre organisation, relativiser le succès militaire qui fait de ces quelques coups de canons l’équivalent contemporain d’Austerlitz (puisque sachez-le, c’est la bataille décisive qui met un point final à l’État Islamique, ce dragon contemporain), et même mettre en doute la façon dont le commandement américain conduit la guerre. Pensez-donc, il ose écrire que cette bataille illustre « les limites de la guerre par procuration et de notre approche tournée vers la suprématie technologique ». Il va jusqu’à dire qu’il faut « près de cinq mois et une accumulation de destructions pour venir à bout de 2000 combattants ne disposant ni d’appui aérien, ni de moyens de guerre électronique, ni de forces spéciales, ni de satellites ». Des gueux, quoi : où est le problème ? Il affirme ensuite que « certes la bataille d’Hajin a été gagnée mais de façon très poussive, à un coût exorbitant et au prix de nombreuses destructions » : C’est bien la première fois que l’on voit un chef victorieux relativiser la difficulté de sa victoire et donc sa gloire corrélative. Cet homme est décidément bien orgueilleux.
Heureusement, un esprit éclairé a décelé le danger et a mis un terme à cette insubordination évidente. L’article a été retiré du site de la RDN et de l’édition numérique, même s’il demeure présent dans l’édition papier. Ouf !
Il y a juste un problème : cela s’est vu. Tellement vu que l’effet Streisand a joué à plein. Certains ont en effet remarqué ce retrait, l’ont signalé, ce qui a été repris sur les réseaux sociaux. Du coup, tout le monde s’est intéressé à l’article, l’a lu et commenté. Le Monde, le Figaro, Reuters, le New York Times et même les médias arabes, russes et chinois l’ont découvert. Beau succès ! Sans même parler de ce qu’à l’heure d’Internet, il n’est plus possible de retirer des textes de la scène publique, puisque rien ne s’oublie sur Internet et qu’on l’a trouvé sans problème en lecture libre. Bien joué ! Grâce à ce gardien du temple, tout le monde est désormais au courant qu’il y a un problème stratégique dans notre action au Levant. On pourrait lui prêter du machiavélisme, une forme supérieure de calcul qui aurait justement voulu cette publicité grâce à une suprême habileté, interdisant pour mieux faire valoir. Mais quelque chose nous dit que ce ne fut pas le cas et qu’on a réellement voulu contrôler l’expression. Un entourage à courte vue a cru maîtriser et il a échoué. Autant dire qu’il ne s’agit pas d’une affaire Légrier mais d’une affaire X, du nom de l’entourage qui a décidé de « faire un exemple ».
Au-delà de cet amateurisme, il a surtout montré des réflexes fortement inquiétants : celui de vouloir brider la pensée militaire et de contrôler les esprits. Car dans le monde contemporain, la bataille est aussi celle des idées. Face à l’ennemi (puisque l’État Islamique est notre ennemi), il s’agit aussi d’une lutte d’influence. Dans le cas présent, nous avons perdu un combat. C’est une défaite tactique car nous avons justement perdu cette capacité d’influence, au nom des valeurs de liberté que nous prétendons défendre. Car réfléchir sur nos opérations serait désormais sanctionnable, comme le remarque F. Chauvancy (ici). Ajoutons qu’au regard du droit, ce contrôle a priori de la liberté d’expression paraît extrêmement problématique, comme le démontre Rosine Letteron, professeur de droit public à la Sorbonne (ici), puisqu’on ne sait s’il s’agit d’une mesure disciplinaire ou d’une mesure interne à la rédaction… Mais l’insécurité juridique persiste. Penser mérite désormais une autorisation…
Car que reproche-t-on au colonel Légrier ? Plusieurs choses.
D’avoir publié alors qu’il était encore en poste en opération. Certes, cela est maladroit mais constitue une peccadille. Une soufflante à son retour aurait suffi à le remettre dans le cadre, on aurait lavé le linge sale en famille, comme on le fait habituellement. Il eut été certes prudent de temporiser la parution de l’article et d’attendre le retour de l’officier en métropole, erreur vénielle de la RDN. Quant à la validation de l’écrit, que certains prônent, elle nous dérange : elle suppose une approbation préalable qui n’est pas de droit et qui est contraire à la liberté d’expression. Car s’il faut une autorisation préalable (ce qui est suggéré par l’argument) cela signifie qu’on ne pense plus mais qu’on communique. Voici pour la forme.
Sur le fond, on entend plusieurs critiques. La première est la mise en cause des appuis indirects (aviation comme artillerie). Pourquoi pas mais cela ne constitue pas une faute contre l’esprit, mais justement un sujet de débat entre spécialistes sur la façon de conduire la guerre et de mobiliser différents moyens pour atteindre le but militaire recherché.
La seconde voudrait que le colonel Légrier parle du niveau tactique et en tire des leçons stratégiques. Où est le problème ? rappelons qu’il y a deux approches de la stratégie : une descendante, clausewitzienne, selon laquelle la stratégie obéit à des lois indépendantes, quand l’autre est ascendante, jominienne, et considère la stratégie comme une grande tactique. Ce n’est pas parce qu’on est aristotélicien que Platon a tort, ce n’est pas parce qu’on préfère Clausewitz que Jomini est périmé. Le tacticien peut tirer des leçons stratégiques de son expérience et comme chef militaire, le colonel Légrier a parfaitement le droit d’élever le débat à partir d’une expérience de terrain pour en tirer des leçons de plus grande portée.
La dernière, jamais exprimée ouvertement, reproche la remise en question de la stratégie américaine à laquelle s’associe la France. Voilà en effet le tabou intouchable et il n’est probablement pas anodin que le retrait ait été décidé juste avant la Conférence de sécurité de Munich, alors que les représentants français allaient devoir rencontrer des Américains qui ne sont pas aujourd’hui des partenaires faciles en Europe. Pourtant, l’article d’un colonel ne constituait qu’une péripétie et n’engageait pas le dialogue bilatéral. La gêne était minime et facilement évitable. En supprimant l’article, on a déclenché un tumulte qui a pour le coup entravé lesdites discussions : la défaite tactique est devenue défaite opérative. Bravo !
Qu’eût-il fallu faire ? Bien sûr, laisser paraître l’article et au besoin, publier une réponse dans le numéro à venir de la RDN si on n’était pas d’accord. Cela aurait évité bien des désagréments et surtout permis au débat stratégique de s’exprimer, sans de plus affaiblir la RDN qui désormais apparaîtra comme le journal du parti, ce qu’elle n’est pas.
Car au-delà, c’est la question de la pensée militaire qui est en jeu. On reproche finalement au colonel Légrier d’avoir pensé. En le censurant (car c’est bien de censure qu’il s’agit), on refuse finalement aux spécialistes de penser leur sujet, on va à l’encontre de la recommandation du CEMA qui incitait les officiers à écrire. On entretient l’idée que les militaires ne sont pas capables de penser et que la stratégie n’est pas de leur niveau. On confond loyauté et servilité. On laisse dès lors à des décideurs le soin de d’opiner et de « tout savoir » alors que l’immense majorité d’entre eux n’a pas d’éducation stratégique et ne réfléchit qu’à coups de communication, comme on l’a trop souvent vu ces dernières années. On montre finalement sa faiblesse, si on n’est pas capable de « prendre le risque » d’un article qui n’est pas complaisant. Car voici le fond du problème : alors que le cœur de métier (cette notion tellement en vogue) du soldat est la gestion du risque, elle ne signifie pas la disparition du risque ni la prudence la plus radicale. Car non seulement l’absence de risque est impossible à atteindre, mais surtout elle est la plus sûre voie vers l’échec.
En voulant maîtriser la pensée militaire, on ne fait pas que l’appauvrir, on la tue à petit feu. C’est la garantie des défaites futures. La censure est une défaite stratégique.
Colonel Moutarde
Ou alors, puisque l’on peut débattre, un colonel à la tête de moins d’une poignée de canon (un peu chère l’encadrement qui serait plutôt pour un capitaine non?) a manqué de clairvoyance en publiant un article sur ces états d’âme pendant un combat (oubliant que la France a des alliés et qu’il ne faut pas se tromper d’ennemi, oubliant qu’il allait avoir des successeurs qui auraient à gérer se qu’il a écrit, oubliant qu’il avait des précurseurs qui avaient aussi fait des choix tactiques et stratégiques, oubliant qu’il n’était pas seul et le meilleur – c’est parfois bien d’attendre et de se faire relire). Il devait comprendre que son article était polémique à ce moment-là, il devait au moins avoir cette intelligence, ou alors il a perdu toute la force d’un jugement clairvoyant en opération, ce qui est grave pour un officier dans le stress du feu. A-t-il perdu toute notion du sens des responsabilités ?
Quant au fond, il y a beaucoup à dire. Il est possible de commencer, car cette conflictualité latente qu’il joue entre artillerie et aviation, pitoyable, car la force est la complémentarité. Il est possible aussi de discuter du rapport de force qu’il propose (1 pour 2, et 2 si les renseignements sont bon contre un ennemi classique) très loin de la réalité terrain et du retour d’expérience. Parlons justement du retour d’expérience, il a oublié les guerres irakiennes et d’Afghanistan proposant les mêmes solutions que lui et dont nous en connaissons les limites. Il a oublié que les pays occidentaux avaient aussi des troupes au sol, mais qu’il est important que la population se sente surtout libérée par son armée afin d’écrire le roman national qui est l’un des meilleurs moyens de lutter contre les groupes terroristes sur le long terme. Il a aussi oublié de connaitre son ennemi le prenait de haut oubliant qu’il a lui autant de jour de guerres que le colonel de permission. Son armement et ses moyens sont en plus loin de la rusticité qu’il envisage. Il a oublié aussi que la guerre est une dialectique des volontés, et que la guerre asymétrique est originellement celle de celui qui lutte pour sa survie contre celui qui lutte pour ses intérêts (c’est bien beau d’écrire, mais encore faut-il avoir lu quelques livres autrement qu’en mode fiches pour l’école de guerre). Et en l’occurrence, celui qui lutte pour ses intérêts, certes pour sa sécurité, même si c’est le fort, à moins de volonté que celui qui lutte dos au mur. Et cela se transcrit en un refus de la mort de nos soldats.
Et il y aurait encore plein de choses à dire sur cet article critiquable dans le fond, franchement pas terrible.
Il faut bien sûr débattre, il faut bien sûr écrire, il faut bien sûr publier, mais il faut aussi accepter la critique, un mauvais papier au mauvais moment. N’en faites pas un héros, ne faites pas de l’anti-américanisme primaire, ne surjouer les effets (non, la pensée militaire n’est pas en jeu et bien des militaires écriront encore des articles bien plus intelligent et pertinent). Non, je ne pense pas que l’on reproche au COL d’avoir pensé, mais d’avoir perdu tout sens de discernement pendant une période de combat ce qui est dramatique pour un officier. C’est cela le fond du problème.
Cher professeur Violet,
Au sujet de la relecture, n’hésitez pas à vous appliquer le principe!
Si l’article est mauvais, il me semble que la RDN est assez grande pour en juger ou alors c’est le comité de rédaction qu’il faut blâmer.
Comme exposé précédemment, la censure n’a eu qu’un effet amplificateur alors qu’un article répondant à l’argumentaire du Colonel LEGRIER aurait au moins eu la légitimité d’un débat d’idée.