Le lancement du SNU suscite beaucoup de communication et de promotion d’un stage que certains veulent à toute force faire ressembler, mais pas trop, mais quand même assez, à un « service militaire ». Or, le SNU n’a quasiment rien à voir avec les armées, leur but (vaincre) et leur organisation (entraîner des jeunes hommes et femmes à combattre). Merci à F. Narolles de nous le rappeler (son billet n’engage que lui et non une quelconque position officielle). JDOK.
Commençons par un peu de description : la mise en place du SNU, service national universel, est une mesure phare du gouvernement, issue directement du programme de campagne du Président de la République. Il est, en ce sens, un emblème. Longtemps pourtant, et encore aujourd’hui dans une large mesure et alors que les premiers dispositifs expérimentaux sont mis en place, les modalités exactes de cette institution sont restées floues. Depuis quelques jours donc, quelques premiers jeunes, volontaires, testent le dispositif, et sont le support d’une vaste campagne de communication des uns pour promouvoir ce service, des autres pour le critiquer.
Précisons tout de suite la chose : le SNU ne m’intéresse pas ou, plutôt, le SNU n’est pas en tant que tel le sujet de mon analyse. C’est par ailleurs une mesure de la République, à laquelle je me soumets et que mon statut m’invite à ne pas remettre en question. Ma réflexion porte donc uniquement sur les conséquences pour les armées et plus particulièrement sur ce que les campagnes actuelles véhiculent au sujet du monde militaire en termes d’image et de messages. En effet, tous ces débats, campagnes et réactions sont un révélateur de plus d’une profonde méconnaissance de ce qu’est le monde militaire, de ce pour quoi il est fait, et mène logiquement à une méprise quant au rôle que les armées remplissent pour la société.
Le SNU en lui-même est et sera le fruit d’injonctions paradoxales, toujours présentes dans l’opinion des Français. Le monde militaire pourrait d’abord être un monde de décérébrés, bas de plafonds serviles, attirés par leurs penchants machistes et xénophobes, où nos soldats se complaisent en écoutant le doux son des bruits de bottes. Cette vision antimilitariste, soixante-huitarde, remise au goût du jour avec des thèmes comme le harcèlement ou le nucléaire, semblait pourtant avoir largement régressé, notamment depuis 2015. Elle est l’apanage de franges très minoritaires. Elle reste pourtant présente et je m’étonne toujours de voir l’idiotie systématique de certains commentateurs idéologues qui ne connaissent rien des armées ni des domaines dans lesquels les armées puisent leur légitimité (c’est-à-dire les relations internationales et la philosophie politique, en fait – voir Kaamelott et Star Wars, si on préfère les images). Car oui, évidemment, les armées sont légitimes, utiles et nécessaires, j’y reviendrai. Il n’empêche que cette crainte du « trop militaire » a été largement prise en compte dans la conception du SNU. Ce n’est pas, déjà, un service militaire. Les activités n’y sont pas militaires, c’est-à-dire ni au service des armées, ni pour servir les armes. Toute référence à la hiérarchie militaire et à ses règlements a été supprimée. Pourtant, il semble rester beaucoup de symboles militaires. Pourquoi ?
Parce qu’à l’inverse, l’autre injonction paradoxale qui a fait naître le SNU, c’est la croyance selon laquelle les armées seraient à la fois le salut ultime, le dernier rempart contre la « décivilisation », l’école de la « vraie vie », le lieu de l’apprentissage du français, des valeurs, de l’amour de la République et du drapeau, du respect et de la vie en communauté, du goût de l’effort et du sport, du dépassement et de la discipline. Rien que ça.
Il faut dire que cette idée est assez répandue parmi les militaires eux-mêmes, souvent prompts à penser qu’un service sous les drapeaux permettraient à cette jeunesse faible et amorale de se forger une vie digne. Et en effet, le service que les militaires effectuent maintenant volontairement, pour une durée plus ou moins longue, apporte beaucoup. Servir, ça m’a personnellement fait évoluer. J’ai développé ma rigueur, ma précision, mais aussi ma combativité et ma confiance. J’ai dépassé les lignes que je prenais pour des limites, et ai même pu atteindre, souvent, mes limites réelles, tant physiques que morales. Je sais donc le danger qu’il y a à les surestimer et je respecte ceux qui, autour de moi, ont des limites plus grandes et me tendent la main quand j’en ai besoin, comme je respecte ceux à qui je tends la main. Oui, être militaire, c’est apprendre à vivre ensemble, face à la réalité des hommes. Les hommes d’ici, dans leur diversité sociale, de genre, d’intérêts, d’âge, de valeurs, de compétence, et les hommes d’ailleurs, dans leur violence, leur misère, parfois leur extrême précarité qui provoque la pitié, parfois leur manque total de considération qui provoque un sentiment étrange (car découvrir que pauvre et miséreux n’est pas toujours la marque d’une grandeur d’âme heurte nos préjugés traditionnels).
Pour autant, il faut bien se rendre compte que les armées d’aujourd’hui n’ont les outils pour « éduquer » que ceux qui sont volontaires, attirés par le monde militaire, désireux d’y réussir et d’y rester. Nos armées ont encore plus de candidats que de postes à offrir, et il n’est pas rare que nous prenions des candidats ayant des diplômes plus élevés que ce que les textes prévoient. On notera au passage que notre jeunesse est loin d’être si faible et amorale que ça, et le discours de l’amiral McRaven sur les « Millenials » achèvera de convaincre les hésitants, même de ce côté-ci de l’Atlantique. Mais les armées d’aujourd’hui ne disposent pas des capacités techniques (infrastructures), humaines (encadrement) ni juridiques pour accueillir et encadrer, pire encore éduquer, une classe d’âge qu’on aurait forcée à venir.
Que faire lorsqu’un jeune voudra s’enfuir ? Que faire s’il ne se soumet pas à la discipline ? Quel sera le cadre de cet appel sous les drapeaux pour des gens qui n’auront pas le statut de militaire, ni celui de salarié ? Les personnes appelées seront mineures ? C’est incompatible avec la plupart des éléments du statut d’appelé (comme ça a été rappelé par la mission d’information parlementaire qui étudiait la conformité à l’article 34 de la Constitution). La « militarité » du SNU relève donc à la fois d’une « astuce juridique », pour autoriser l’état à exercer une contrainte que l’impératif de la Défense de la Nation ferait exister sur des jeunes en se passant de leur volontariat, et d’une astuce communicationnelle, pour utiliser l’image positive que l’armée conserve auprès d’une partie importante de la population.
Parce que justement, on veut continuer à faire croire que l’armée résoudra en une ou deux quinzaines de jours ce que l’école, les parents et les autres dispositifs éducatifs n’auront réussi à faire en 17 ans avec des moyens considérablement plus importants. Soit on le croit vraiment, et on vit donc dans le fantasme du militaire super-héros aux techniques magiques ; soit on le fait croire sans y croire soi-même, et il y a là un décalage qu’il appartiendra à chacun de caractériser.
Il reste encore beaucoup d’inconnues face à ce SNU. Il semble avoir été dit très clairement que les appelés, ou les stagiaires, ou les servants (comment devra-t-on d’ailleurs les nommer ?) n’apprendront pas de technique de combat ni de maniement d’armes. Ils ne seront donc d’aucune utilité à la défense effective de la nation. L’ambition du SNU est d’obtenir une utilité pour la défense par externalité positive : une nation soudée est forte et si elle est forte, elle se défend mieux. En fait, le lien entre armées et SNU est faible dans les faits, fort dans les idées. Il y a une véritable volonté, pour ses défenseurs comme ses détracteurs, d’associer le SNU à la notion de service militaire, de préparation de la nation en arme.
Il faut alors rappeler qu’une armée est une organisation conçue pour un but : la victoire dans son milieu, et par les armes. Une armée obtient une victoire pour le compte de la République par deux moyens : la dissuasion ou l’attrition. Faire de la dissuasion, c’est uniquement persuader que l’on peut faire beaucoup d’attrition. Donc pour le soldat, l’enseignement consiste à déterminer, et c’est déjà énorme, comment générer l’attrition mesurée, précise, discriminante, en toute humanité, sans perfidie, et en assurant la sécurité maximale pour lui-même et ses compagnons.
Cela passe nécessairement par l’emploi des armes, et c’est cette responsabilité extraordinaire (être le gardien des armes de la France, leur serviteur, et assumer le rôle du monopole étatique de la violence légitime) qui seule autorise l’État et les armées à utiliser les règles du statut général du militaire, exorbitantes du droit commun. Pensons simplement à l’absence de droit de grève, de syndicats, à la suspension de la liberté d’aller et venir, à l’interdiction d’appartenir à un parti politique, aux obligations physiques associées, tant sur l’apparence que sur les efforts à produire, etc. C’est pour vaincre que les armées ont des militaires, et non pas pour éduquer la nation. Sinon, elles s’organiseraient autrement (et ça s’appellerait éducation nationale, par exemple).
La compréhension par la nation de ce qu’est un militaire, une armée, et de ce à quoi nos armées servent est mauvaise, et s’étiole chaque jour. Certains diront que le service militaire servait au moins à ça. S’ils peuvent avoir raison, c’est aussi le rôle de l’éducation civique, qui ne saurait être une responsabilité des armées. Dans un environnement médiatique comme le nôtre, nos armées ne peuvent laisser quelques anciens officiers parler en leur noms sans participer elle aussi, officiellement, au débat, de façon plus présente, sans encourager ses membres à prendre part également au débat (à celui-ci comme aux autres, d’ailleurs). C’est grâce à une plus grande prise de parole des militaires, dans leur diversité, sur ce qu’est véritablement une armée, sur ce pourquoi elle existe, que se rapprocheront les perceptions et les réalités. Ce rapprochement pourra éviter que certains, mus par des agendas propres, utilisent à leur propre compte l’image fantasmée du militaire pour promouvoir ce qui ne lui est pas lié.
Les militaires sont globalement aimés, mais méconnus, et avec eux la raison de leur existence. C’est un manque périlleux pour la défense de notre nation.
Je ne pourrai conclure sans renvoyer le lecteur vers les travaux de Bénédicte Chéron. Son dernier livre parle exactement de ce sujet : Le soldat méconnu, les Français et leurs armées (Armand Colin, 2018).
Ce billet d’opinion reflète la vue personnelle de son auteur et n’est pas une position officielle du ministère des armées ni de ses entités rattachées. François Narolles est officier de marine. Ce billet est développé à partir de la série de tweets publiée sur son compte @FNarolles (le fil original est disponible ici : https://twitter.com/FNarolles/status/1141411794667417600).
François Narolles
Bonsoir,
j’ai beaucoup apprécié votre billet, et les perspectives qu’il ouvre quant à l’opportunité de communication individuelle des militaires (ce que font certains gendarmes par ex).
Je me suis fait la réflexion il y a longtemps que les militaires ne se sont pas engagés pour faire de l’encadrement de jeunes déboussolés, et qu’il existe d’autres professionnels pour le faire.
Vous le résumez très bien :
‘C’est pour vaincre que les armées ont des militaires, et non pas pour éduquer la nation. Sinon, elles s’organiseraient autrement (et ça s’appellerait éducation nationale, par exemple).’