Dans le cadre de nos débats du Cercle euromaghrébin (ici), nous sommes heureux de publier cette contribution du Dr Goumiri. Merci à lui. LV
Le concept de la profondeur stratégique est un outil opératoire de la géopolitique qui permet de comprendre les décisions et les conflits qu’imposent les grandes puissances sur la scène internationale. Il est construit sur des considérations historiques, de défense et de sécurité, économiques et culturelles et des visions à moyen et long terme.
C’est ainsi que les grandes puissances du siècle dernier, en particulier la France, le Royaume-Uni, le Portugal, la Belgique… se sont partagées des territoires à travers le monde ( en Amérique, Afrique, Moyen-Orient et Asie), après de grands bouleversements, en général, liés à des conflits mondiaux qu’elles ont elles-mêmes provoqué (en particulier ce qui est appelé communément la Première et la Seconde Guerre Mondiale), en fonction de leurs propres intérêts, qui vont se solder par des accords et traités de partage du monde (1). L’histoire étant évidemment écrite par les vainqueurs, nous retiendront cette phrase célèbre de César qui déclara naguère « Malheurs aux vaincus » ! En Afrique, précisément, ceux sont les empires coloniaux français (pour l’Afrique de l’Ouest) et britannique (pour l’Afrique de l’Est) qui se sont taillés la part du lion, ainsi que le Portugal (Angola, Mozambique, Guinée) et le royaume de Belgique (le Congo RDC actuel) dans une moindre mesure. Les mouvements d’indépendances des pays colonisés, de l’après-guerre, ont été favorisés par le dernier venu, après la Seconde Guerre Mondiale, les États-Unis, (ancienne colonie britannique) qui vont, eux aussi, construire leur propre « empire », au détriment de la « vieille Europe » mais d’une autre manière, qu’on appellera communément néocolonialisme voire impérialisme (2), de manière à favoriser leurs intérêts bien compris.
Dès lors, la notion de profondeur stratégique va s’imposer dans la géopolitique pour justifier les décisions lourdes de sens (guerres coloniales, économiques, culturelles et cultuelles, financières, technologiques…) afin de maintenir « l’ordre établi » par ces puissances ou du moins, pour préserver leurs intérêts, avec d’autres instruments plus « soft », avec pour objectifs stratégiques le contrôle des richesses naturelles (3) notamment. Le découpage territorial de l’Afrique est de ce point de vue d’une extrême lisibilité, puisque que les frontières héritées de la colonisation entre grandes puissances et à l’intérieur des états nouvellement indépendants, va refléter le rapport de force du moment. « Diviser pour régner » avait prôné Bonaparte comme doctrine militaire, pour justifier ses manœuvres guerrières, vis-à-vis des autres puissances européennes, ce qui lui a permis de gagner de grandes batailles mais aussi de perdre la guerre et son empire à la fin et de terminer ses jours à l’île de Saint Hélène (4). Il est étonnant de constater le tracé rectiligne des frontières africaines, dessinées sur des cartes d’état-major, avec une règle et de l’encre de chine ! Ces frontières ont séparé des peuples, des cultures, des ethnies, des royaumes, assez homogènes avant cette opération mais qui vont devenir des foyers de tensions voire de guerres civiles, du fait de ce découpage brutal et qui ne répondait qu’à des considérations mercantiles et hégémoniques. Tant et si bien que la charte de l’OUA, se trouvera obligée de décréter le principe de « l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation » pour apaiser les foyers de tension (5) multiples et variés que l’Afrique va devoir affronter dès sa sortie de l’ère coloniale, sans toujours arriver à trouver des solutions durables, pour effacer ces cicatrices héritées de la colonisation et qui perdurent actuellement (6).
Notre pays, l’Algérie, n’a pas échappé à cette logique coloniale, puisqu’il a été découpé, graduellement, en cinq territoires autonomes d’Algérie (décret du 13 juin 1957) avec le territoire d’Alger (loi cadre du 5 février 1958), le territoire du Chéliff (loi cadre du 5 février 1958), le territoire de Constantine (loi cadre du 5 février 1958), le territoire des Kabyles (loi cadre du 5 février 1958), le territoire d’Oran (loi cadre du 5 février 1958) et le Ministère du Sahara (décret du 13 juin 1957). A l’évidence, la France qui considérait l’Algérie comme son propre territoire, va procéder à son découpage, à son avantage, vis-à-vis de ses voisins (Maroc, Sahara Occidental, Mauritanie, Mali, Niger, Lybie, Tunisie) et en fonction de ses intérêts et notamment après la découverte du gisement d’Hassi Messaoud, situé dans le bassin de Berkine et la même année du gisement de gaz d’Hassi R’Mel, en 1958 (7). Dès lors, à l’indépendance de l’Algérie, nous allons nous retrouver avec deux profondeurs stratégiques qui se chevauchent : celle de la France qui considère que la région sahélo saharienne (tous les pays du fleuve Niger) est sa profondeur stratégique et celle de l’Algérie, nouvellement indépendante, qui considère que les pays à sa frontière sud (Sahara Occidental, Mauritanie, Mali, Niger, Lybie), représentent également sa profondeur stratégique. Nous sommes dans cette région, au cœur des conflits actuels qui se trament dans la région, après l’introduction d’un nouvel acteur qui s’impose avec force, le terrorisme islamiste, en général et Daech sa société franchisée, en particulier. Le maillon faible de cette chaîne est le Mali, qui après une période de stabilité relative (8) a vu ressurgir du fond son histoire et de son découpage colonial, ses réalités ethnologiques non ou mal résolues (9), aggravées par une dégradation majeure des conditions économiques et sociales, doublées d’une répartition discriminatoire (entre ethnies) des richesses du pays.
Ce n’est donc pas anormal que la pression terroriste actuelle se concentre sur le Nord du pays, c’est-à-dire, aux frontières algériennes. Marginalisées et paupérisées par le pouvoir central qui siège à Bamako, la capitale, les ethnies du Nord sont de proies faciles à l’endoctrinement salafiste financé par les puissances du Golf (Arabie Saoudite, en particulier). D’autant que, la région va connaitre un autre drame, après qu’une guerre civile sanglante, va ravager la Libye et remettre en cause le pouvoir sans partage de M. Kadhafi. Cette guerre civile va s’internationaliser, après que, le 19 mars 2011, en accord avec la résolution 1973 du Conseil de sécurité des Nations-Unies, une intervention militaire aéronavale ait été déclenchée par la France avec l’opération Harmattan, suivie par le Royaume-Uni et les États-Unis, appuyée par l’Italie, de manière à établir une zone d’exclusion aérienne et de protéger les populations civiles contre les bombardements. L’OTAN, qui a pris le relais de la coalition initiale, bombarde les positions loyalistes, tandis que les insurgés mènent les opérations au sol. C’est en tentant de fuir Syrte, sa ville natale, dans laquelle il s’était réfugié, que le Rais Kadhafi est capturé et exécuté dans des conditions douteuses. Mais cette situation va créer un véritable chaos dans la région, du fait des immenses arsenaux d’armes de toutes catégories et de toutes origines dont le pays disposait et de milices régionales qui s’y sont infiltrées. Tous les efforts diplomatiques algériens déployés pour tenter d’imposer un « dialogue inclusif » entre les factions rivales, afin de mettre un terme aux combats et à l’internationalisation des deux conflits sont restés vains, tant en Libye qu’au Mali. Parée de son sacro-saint principe de « non-ingérence dans les affaires intérieures des Etats » et de celui de toujours privilégier « les solutions politiques », l’Algérie, affaiblie sur son front intérieur, va prendre une position d’attente, même si elle a patronné « l’accord d’Alger » au Mali. Cet accord, qui correspond à sa vision de sa profondeur stratégique dans la région, n’a pas emporté d’emblée l’assentiment des autorités françaises qui ont privilégié le langage de la force, engageant des troupes dans plusieurs opérations militaires directes (10) sans que les résultats escomptés soient atteints, malgré les pertes sévères enregistrées sur le terrain (11). Dès lors, le Commissaire à la Paix et à la sécurité de l’Union africaine, Ismaïl Chergui, entre, de nouveau dans ce ballet diplomatique et appelle à « la dynamisation de l’accord d’Alger » afin de stabiliser le Mali et « d’éradiquer les groupes terroristes et criminels ».
Pourquoi l’accord d’Alger, comme instrument de règlement politique (le dialogue national inclusif) du conflit malien, n’a pas convaincu la France ? Avait-elle peur de perdre la main dans une partie de sa profondeur stratégique, au profit de l’Algérie ? Pourquoi l’Algérie a refusé tout engagement de ses forces armées (12) dans ce conflit, comme suggéré par la France ? A l’évidence, la remontée d’informations fiables vers les centres décisionnels français n’a pas bien fonctionné et la phrase lâchée, par l’ambassadeur de France à Alger, le 14 Juillet 2019, de « n’avoir rien vu venir de ce qui se passe en Algérie » est édifiante par elle-même, d’autant que l’Algérie n’accepte jamais de jouer le rôle de supplétif, dans sa propre profondeur stratégique, pour les opérations militaires menées par la France, dans la région. Le retour à une diplomatie classique, internationalement reconnue, devrait permettre de tourner la page des relations diplomatiques, construites par officines interposées. Il est donc impératif de refonder nos relations de défense et de sécurité sur la base des intérêts stratégiques biens compris, des chacun des pays, en levant l’hypothèque des défis mémoriels (13) et des « crispations » politiques qui existent dans les deux pays. Seule une volonté politique forte, des deux partenaires, doublée d’un grand dessein à mettre en œuvre ensemble, peuvent permettre d’atteindre la stabilité et la prospérité partagée, pour les deux peuples de la région. C’est possible, encore faut-il le vouloir !
Dr Mourad GOUMIRI, Professeur associé au Cercle euromaghrébin.
(1) Les accords Sykes-Picot signés le 16 mai 1916, entre la France et le Royaume-Uni (avec l’aval de l’Empire russe et du royaume d’Italie), prévoyait le partage du Proche-Orient en plusieurs zones d’influence, revenant à dépecer l’Empire ottoman malgré les promesses d’indépendance faites aux Arabes en cinq zones : une zone bleue française, d’administration directe formée du Liban actuel et de la Cilicie ; une zone arabe A, d’influence française comportant le Nord de la Syrie (la province de Mossoul) ; une zone rouge britannique, d’administration directe formée du Koweït et de la Mésopotamie (l’Irak sans Mossoul) ; une zone arabe B, d’influence britannique, avec le Sud de la Syrie, la Jordanie et la Palestine mandataire ; une zone brune, d’administration internationale comprenant Saint-Jean-D’acre, Haïfa et Jérusalem. Le contrôle des ports d’Haïfa et d’Acre reviendra au Royaume-Uni. La conférence de Yalta a réuni Joseph Staline, Winston Churchill et Franklin D. Roosevelt du 4 au 11 février 1945 dans le palais de Livadia, à Yalta (Crimée), avec pour objectifs essentiels l’adoption d’un plan de partage de l’Europe du Sud-est et de « zones d’influence » dont la division de l’Allemagne en trois zones occupées par les trois vainqueurs (Déclaration de Berlin du 5 juin 1945). L’organisation en avril 1945 de la Conférence de San Francisco va aboutir au déplacement de la Pologne vers l’ouest (frontière soviéto-polonaise sur la ligne du pacte germano-soviétique de 1939).
(2) Cf. V.E. Lénine : L’impérialisme, stade suprême du capitalisme ».
(3) Le contrôle des ressources naturelles notamment l’énergie, les mines, les produits agricoles, la production technologique et la finance internationale, est particulièrement prisé et segmenté entre grandes puissances.
(4) Essentiellement connue comme lieu d’exil de Napoléon Ier du 14 octobre 1815 à sa mort le 5 mai 1821, l’île lui doit son intérêt touristique qui repose sur l’attrait des lieux qu’il a fréquentés.
(5) La « guerre des sables » que le Maroc déclencha en 1963, contre l’Algérie, entre dans ce registre, puisque le roi Hassan II, considérait que l’Algérie devait lui rétrocéder des territoires dans la Wilaya de Béchar, que lui avait « promis » le GPRA !
(6) Le continent africain est le seul au monde à avoir une fréquence aussi importante de changement de frontières, suites aux guerres civiles, ethniques et intra-territoriales qu’a engendré ce découpage qui a été effectué par le colonialisme. Faut-il rappeler les conflits au Soudan, au Biafra, au Ruanda, au Congo, en Ethiopie, en Somalie… et qui se sont soldés par des millions de morts et de déplacement de populations.
(7) Ces découvertes vont prolonger la guerre d’Algérie de deux années au moins, la France considérant que le Sahara algérien et ses richesses lui appartenait.
(8) Cette stabilité relative a été obtenue après un massacre des tributs du Nord pour la plupart Touareg (Amazigh), perpétré par le premier président Modibo Keita avec la complicité du Président algérien A. Ben Bella.
(9) Ancienne colonie française du Soudan français, le Mali est devenu indépendant le 22 septembre 1960, après l’éclatement de la fédération du Mali regroupant le Sénégal et la République soudanaise. La république du Mali a conservé les frontières héritées de la colonisation, celles du Soudan français. Avec 15 millions de résidents, la population malienne est constituée de différentes ethnies, dont les principales sont les Bambaras, les Bobos, les Bozos, les Dogons, les Khassonkés, les Malinkés, les Miniankas, les Peuls, les Sénoufos, les Soninkés (ou Sarakolés), les Sonrhaïs, les Touaregs, les Toucouleurs. Avec une économie encore essentiellement rurale, le Mali, pays enclavé, fait partie des 48 pays les moins avancés (PMA) sur le plan du développement socio-économique.
(10) L’opération Barkhane est une opération militaire menée dans la région Sahélo-saharienne par les armées françaises, avec l’aide de l’armée estonienne et britannique qui vise à lutter contre les groupes armés salafistes djihadistes dans toute la région. Lancée le 1er août 2014, elle prend la suite des opérations Serval et Épervier. Elle s’inscrit dans le cadre d’une stratégie des forces pré positionnées dans la région, en partenariat avec les États de la région. Elle mobilise plusieurs milliers de soldats contre quelques centaines de salafistes djihadistes.
(11) Des manifestions de plus en plus importantes au Mali, fustigent la présence de troupes françaises dans ce pays, alors qu’elles sont censées protéger les populations en proie au terrorisme.
(12) L’Algérie a permis, pour la première fois dans son histoire, d’ouvrir son espace aérien aux forces françaises envoyées dans la région.
(13) Le Président E. Macron vient de récidiver, il y a quelques mois, de retour de Jérusalem, en comparant « la guerre d’Algérie à la Shoah » après avoir déclaré, à Alger, il y a quelques années, que la colonisation française en Algérie « était un crime contre l’humanité », soulevant ainsi un tollé d’indignation, en France, dans les milieux conservateurs.