Le GCA Gomart, ex patron du COS, a récemment publié un livre sur les forces spéciales. Merci à notre fidèle amie Martine Cuttier d’en rendre compte. LV.
La parution du livre n’est pas passée inaperçue puisque dans son numéro des 25-26 septembre, Le Figaro magazine en a fait sa couverture et a consacré un long reportage aux « soldats de l’ombre », à la façon dont le président de la République les utilise et mène ses guerres secrètes en ajoutant un extrait de l’ouvrage que l’auteur présente comme des Mémoires (p 9).
Le livre suscite diverses réactions. Les uns s’étonnent que le général Gomart donne tant de détails et les noms de ceux avec lesquels il a servi, rompant ainsi le devoir de réserve auquel restent cantonnés les officiers généraux de 2e section. D’autres lui reprochent d’engager une polémique en mettant sur la place publique un débat interne à l’armée à propos des relations entre les FS et la DGSE alors que s’il connaît bien les FS, il ne connait pas de l’intérieur le SA de la DGSE puisqu’il n’y a pas servi. D’ailleurs combien sont-ils dans l’armée à connaître intimement les deux ? D’autres encore comme le général Henri Bentégeat se félicitent de l’initiative qui est une façon « d’insérer l’armée au sein de la société », tandis que l’auteur pense que le lien entre les militaires et les Français « doit être explicité, consolidé chaque jour » en ne confondant pas informer : acte de commandement et communiquer « un message formaté » (p 12). Dès lors, la question que le lecteur se pose est celle de sa motivation. Il y répond d’emblée : Expliquer les raisons d’être des FS et comment « elles peuvent s’intégrer au fonctionnement de notre démocratie. » Sujet peu abordé par les Français et le personnel politique ; or la bibliographie finale montre que le sujet des FS et des services ne laisse pas indifférent les universitaires et les journalistes. Le livre est d’ailleurs écrit avec Jean Guisnel et rappelons le succès de la série « le bureau des légendes ». Avant tout, l’auteur veut attirer l’attention des décideurs sur l’utilité d’ « accorder les moyens, surtout humains, d’agir plus efficacement à l’avenir. (p 10). Du point de vue des moyens, elles ne disposent pas d’hélicoptères de transport lourd, les armées non plus d’ailleurs. Il reste à les quémander aux alliés de l’OTAN (p 302).
Une dernière catégorie, les mauvaises langues bien sûr, pense que le livre est le reflet d’une amertume, en un mot qu’il règle ses comptes car d’une part, il n’est pas parvenu à intégrer la DGSE ce qu’il aurait pu lorsqu’il était officier subalterne et d’autre part, l’âge venu, il n’a pas atteint les hautes fonctions auxquelles il aurait pu prétendre ayant quitté le service actif en 2017, à 57 ans. Un âge où il pouvait espérer une ultime élévation. En effet, le renseignement devenu la cinquième fonction stratégique dans le Livre blanc de la défense et de la sécurité de 2008 valorise les services de renseignement. Et l’on remarque que les directions de ces services ont propulsé leur titulaire vers les fonctions ultimes. A l’état-major particulier du président, un lieu d’influence sur la prise de décision. Le général Benoit Puga, commandant du COS puis directeur du renseignement militaire, fut choisi comme CEMP, en 2010, à 57 ans, par le président Nicolas Sarkozy. Ou bien à la DGSE ou à l’EMAT. Le général Bertrand Ract-Madoux, directeur de cabinet du directeur donc n°2 de la DGSE de 2007 à 2011 fut nommé CEMAT, à 58 ans. Quant au général Jean-Pierre Bosser, directeur de la DPSD transformée en DRSD de 2012 à 2014, il est devenu CEMAT, à 55 ans.
Le lecteur curieux des questions de sécurité et de défense se plonge avec délectation dans le livre, tout en s’interrogeant sur la part de réalité, d’arrangement et de non-dit car l’auteur précise qu’il a veillé à ne pas dévoiler ce qui ne doit pas l’être en vertu des principes de discrétion et du secret. Un livre dans lequel défilent au gré des pages plus de trente ans d’histoire des relations internationales dans leur dimension militaire. Militaire sous l’angle particulier des FS et des services présents sur les théâtres où interviennent les armées conventionnelles désormais en coalition dont il montre les limites et les lenteurs (p 149). En effet, de la guerre du Golfe au Sahel en passant par les Balkans, le Rwanda, l’Afghanistan, la Libye, la France s’occupe des affaires du monde en fonction des résolutions du Conseil de sécurité dont elle est un membre permanent. Et ses armées y trouvent une place de choix selon ses moyens et les buts de guerre définis par le pouvoir politique. Si l’auteur met en lumière le rôle des FS, rien n’est possible sans le renseignement fourni par la DGSE et la DRM. Dans le cadre des grandes opérations comme Serval, l’armée conventionnelle poursuit la mission amorcée par les FS. Au début de la longue campagne d’Afghanistan, alors que l’armée entrait dans la professionnalisation, s’est posée la question de réduire l’armée de terre aux seules FS. Troupe d’élite, rompue aux coups de main, elle ne dispose pas des effectifs, des spécialités et de la doctrine d’emploi pour occuper les vastes territoires et répondre aux exigences de la guerre moderne.
En revanche, des passages attirent l’attention. Le général rappelle que les forces françaises n’agissent qu’à la seule initiative de l’autorité politique car nous « vivons dans l’une des trop rares véritables démocraties de la planète. » (p 11) Démocratie idéalisée (p 155) : Sans doute très occupé par le poids de ses responsabilités et l’exigence des missions à conduire au 13e RDP, au COS et à la DRM, n’a-t-il pas remarqué combien celle-ci était à bout de souffle, combien la pensée était bridée. Malgré la vive réaction aux attentats de 2015 perpétrés sur le sol national avec l’opération intérieure Sentinelle, ceux qui dirigent l’État ont laissé s’installer depuis des décennies des zones de non droit qui mettent à mal la démocratie et la liberté. N’établissant pas de comparaison, il expose sans « langue de bois » la réalité de l’alternance démocratique en Afrique. Il est notable que lorsqu’un homme politique est élu, il s’accroche au pouvoir jusqu’à modifier la Constitution pour s’y maintenir. Cela parce que les Africains ont par tradition et culture un rapport au pouvoir où le chef y reste d’autant plus qu’avec l’autorité, il détient l’argent[1]. Un argent qu’il redistribue selon le principe des trois cercles : la famille, la tribu et le village, l’ethnie (p 226). Chacun selon sa place dans les institutions de l’État détourne sans vergogne l’argent du contribuable et de l’aide des instances internationales à l’entourage qui attend la manne. Ce qui, dans nos contrées, est qualifié de corruption, n’est que coutume. Mais dans notre démocratie, les électeurs n’attendent-ils pas des avantages de l’élu ce que l’on nomme le clientélisme ? Autre découverte du général : les ethnies et les tribus (p 54). Un sujet devenu délicat dans l’armée de terre. Or à propos de l’opération Serval, le général confirme l’entente nouée avec les Touaregs du MNLA (p 206) avec l’accord au plus niveau de Cédric Lewandowski : Le directeur de cabinet du ministre de la défense considérait que « le MNLA n’est pas l’ennemi de la France, jusqu’à preuve du contraire » (p 204 et 206). Rappelons que dans le livre d’un autre général, le général Bernard Barrera décrit l’omniprésence du MNLA dans la vaste région de Kidal et Tessalit et signale l’ambiguïté française par rapport aux velléités maliennes de l’éliminer[2]. Car à Bamako, les Touaregs du MNLA sont alors considérés comme des terroristes qui remettent en cause l’unité de la nation et de l’État.
Puis il aborde le sujet qui lui tenait à cœur lorsque d’active, par souci d’efficacité, il n’a cessé de chercher à simplifier, à décloisonner, à modifier les rapports entre le COS et le SA de la DGSE. Il rappelle les points communs et les différences : clandestinité et discrétion, port de l’uniforme ou non, revendicabilité et attribution ou non par l’autorité politique (pp 233-234), lignes hiérarchiques distinctes de deux entités composées de soldats : « frères d’armes, voire frères de sang » (p 232). Lorsqu’il prend le commandement du COS en août 2011, la grande affaire est la Libye. Suite à une opération par hélicoptère qui fit trois morts, il découvre que la DGSE mène sans autorisation des actions sous couverture du COS et utilise « sans vergogne les immatriculations » de ses avions. De plus, il dénonce le fait que le COS ignore la présence du SA sur les théâtres alors qu’à l’inverse le SA « exige de savoir où » se trouvent les FS. Il s’insurge contre le « mélange des genres », le flou toxique ( p 235), « l’autonomie » de la DGSE « dans l’appareil d’État » rendant toute protestation vaine (p 235).
Enfin, GCOS, il s’est penché sur le « commandement unique dédié au suivi des forces spéciales pour leur entraînement, leur équipement et leur réglementation » par les trois armées (p 299). Pour cela, à son arrivée, il rend visite à chacun des chefs d’état-major, « chefs indispensables » pour le GCOS. Il est satisfait de l’organisation de l’armée de terre dotée d’un Commandement des forces spéciales terre : CFST et de celle de la marine qui dispose de la Force maritime des fusiliers marins et commandos : FORFUSCO, placée sous l’autorité de l’amiral commandant les fusiliers marins et commandos : ALFUSCO. Comme c’est loin d’être le cas de l’armée de l’air, il souhaite faire part au chef d’état-major de ses réflexions : regrouper les CPA 10 et 30, les avions de l’escadron Poitou et les hélicoptères de l’escadron Pyrénées, placés dans des chaînes hiérarchiques distinctes, en une seule entité afin qu’il n’ait qu’un seul interlocuteur. En 2017, un poste d’officier général forces spéciales air a été créé alors qu’il espérait une brigade des FS air (p 300). Il aurait aussi aimé intégrer l’escadron Pyrénées au COS car ses missions ressemblent « à ce que savent faire les FS ». Rien n’a évolué en dix ans.
Le général Gomart a tenté de mener une réforme qui sous l’angle de la rationalisation aurait renforcé la position des FS et infléchi le rapport des forces jugé trop « disproportionné » en faveur de la DGSE. Cela ne pouvait qu’agacer certains décideurs. Telle est du moins sa perception.
Martine Cuttier
[1] Dans le passé pré colonial et colonial, le chef animiste distribuait aussi les femmes afin de conforter des alliances. Une pratique dont les rois de France et d’ailleurs savaient user.
[2] Général Barrera, Opération Serval. Notes de guerre. Mali 2013, Seuil, 2015, pp 400-404.
Général Christophe Gomart, Soldat de l’ombre. Au cœur des forces spéciales, Tallandier, 2020