Fidèle contributrice à La Vigie, auparavant enseignante à l’université de Toulouse, Martine CUttier nous propose ses réflexions sur les questions actuelles de la mémoire…. Merci à elle de cette contribution à un débat apaisé. LV
Depuis son élection à la présidence de la République, Emmanuel Macron cherche à trouver une issue à l’épineuse question liée à deux moments de l’histoire contemporaine de la France. Il y a d’abord l’Algérie puis le Rwanda. Dans les deux cas, il a commandé des rapports à des historiens.
Sur l’Algérie, Benjamin Stora a remis le 20 janvier 2021 son rapport sur « les mémoires de la colonisation et de la guerre d’Algérie » suivi de plusieurs recommandations. Mémoires et non pas Histoire. La nuance est de taille si l’on compare avec l’initiative du Premier ministre Lionel Jospin qui, en 2001, suggérait que la guerre d’Algérie devait « pouvoir être, pour les historiens, un objet d’études. »[1] Cette fois, si le but semble être resté de faire toute la lumière « sur cette guerre de décolonisation, qui fut aussi une guerre civile et durant laquelle des atrocités ont été commises de part et d’autre »[2], il vise en réalité à réconcilier les mémoires et les peuples. Ses conclusions, objet de critiques en France, ne semblent pas trouver d’écho de l’autre côté de la Méditerranée car la dénonciation de la colonisation et la glorification de la lutte du FLN et de l’ALN pour la libération de l’Algérie du joug de la France sont devenues les pierres angulaires du régime en place depuis 1962.
Sur le Rwanda, le professeur Vincent Duclert a remis à son tour le 26 mars dernier le rapport sur « La France, le Rwanda et le génocide des tutsi » pour la période 1990-1994. L’historien s’étonne du titre car l’on sait que des Hutus ont été assassinés et l’on sait que beaucoup d’habitants des collines ont profité du chaos pour régler des comptes. Quant au rapport, il dénonce la connivence politique des gouvernements français sous la présidence de François Mitterrand et rejette toute idée de participation de l’armée française au génocide. Cette conclusion a suscité un communiqué du général (2S) Jean-Claude Lafourcade[3]. Il commandait l’opération Turquoise et il rappelle que depuis vingt ans, « les soldats et leurs chefs ont été l’objet d’accusations infamantes et diffamatoires allant jusqu’à la complicité de génocide et de crimes contre l’humanité. »[4] Le professeur Duclert s’est ensuite rendu à Kigali, le 7 avril, remettre le rapport à Paul Kagamé, le président du Rwanda, dans la mesure où ce dernier considère que le génocide a commencé le 6 avril à l’issue de l’attentat contre l’avion du président Habyarimana Juvénal de retour d’Arusha, en Tanzanie. Chaque année, les Rwandais en commémorent l’anniversaire car le génocide est devenu la pierre angulaire du régime depuis 1994.
Ces deux cas peuvent servir le prétexte à quelques considérations sur la mémoire et l’histoire, deux réalités devenues il y a plusieurs décennies sujets de réflexion de la part d’historiens de renom tels René Rémond, Jacques Le Goff[5], Gérard Noiriel[6], Pascal Ory, Jean-Clément Martin[7]… mais aussi des philosophes Paul Ricoeur ou Jacques Rancière. Tous ont conclu à la différence entre l’histoire et la mémoire, montré l’entrelacement et la relation complexe entre les deux car les historiens participent à la construction de la mémoire, les objets de la recherche historique étant présents dans la mémoire. Selon Jacques Le Goff, l’histoire est une reconstruction tandis que la mémoire est une instrumentalisation. L’enseignement de l’histoire a une fonction intellectuelle, culturelle mais aussi patrimoniale donc politique comme l’a souligné le colloque sur « les usages politiques du passé » organisé par l’EHSS, en 2001. Avec d’autres auteurs, Paul Ricoeur a évoqué les us et les abus de la mémoire et proposé de substituer le travail de mémoire au devoir de mémoire[8] qu’il considère comme un palliatif à la crise du projet collectif, une crise des idéologies, un alibi, la culpabilisation et la repentance. Devoir de mémoire pourtant promu par le Premier ministre Lionel Jospin dans son discours du 26 avril 2001[9] . A les confondre, l’on risque l’anachronisme en jugeant les faits passés à l’aune du présent et de ses enjeux politiques, d’instrumentaliser l’histoire jusqu’à lui faire perdre la rigueur de la méthode et d’en faire un tribunal. Les Armées se sont emparées du sujet et Armées d’aujourd’hui a proposé en 2004 d’« Arpenter la mémoire »[10] en s’appuyant sur la Seconde Guerre mondiale. Selon le professeur Jean-Christophe Romer, « l’histoire a d’abord une fonction critique, elle est faite pour être remise en cause. L’historien est un homme de la relativité, qui pose des questions, alors que la mémoire participe d’une vision de l’absolu. »[11] L’histoire concerne la raison et la mémoire la passion. Parfois nécessaire à la constitution des mythes fondateurs d’une nation, la mémoire peut être soumise à des fins politiques au nom de la cohésion sociale donc à des dérives.
Martine Cuttier
[1] Discours du Premier ministre Lionel Jospin à l’occasion de l’inauguration de la plaque en hommage à Georges Morin et le devoir de mémoire, 26 avril 2001.
Pour cela, la circulaire de 1999 ouvrait par dérogation l’accès aux archives relatives aux évènements du 17 octobre 1961 puis celle du 26 avril 2001 ouvrait l’accès à celles concernant la guerre d’Algérie. L’année 2001 fut marquée en février par la reconnaissance du génocide arménien par l’Assemblée nationale, en 1915 ce qui provoqua un incident diplomatique avec la Turquie puis le 11 mai par « la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’Humanité. »
[2] Ibidem.
[3] Communiqué du général Lafourcade, Lille, 30 mars 2021.
[4] Ibidem ;
[5] Jacques Le Goff, Histoire et mémoire, Gallimard, 1988
[6] Gérard Noiriel, La crise de l’histoire, Belin, 1996
[7] Jean-Clément Martin, « L’histoire, la mémoire, l’oubli », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n°47, octobre-décembre 2000
[8] Paul Ricœur, contribution à « L’histoire, la mémoire, l’oubli », op cit.
[9] Discours de Lionel Jospin, op cit.
[10] Olivia-Jeanne Cohen, Arpenter le mémoire. Mémoire et Histoire, ADA, n°291, juin 2004, pp 54-61.
[11] Ibidem, p 57.