Un de nos fidèles correspondants, spécialistes de la Russie, nous permet de présenter ce texte. Une version anglaise a été publiée sur le site de l’ISPI (ici) que nous remercions chaleureusement de nous autoriser à donner la version française. LV
Identifier des perspectives n’est pas une tâche facile en cette ère de pandémie caractérisée par un haut degré d’imprévisibilité. Qui aurait pu imaginer qu’un virus inconnu rendrait les simples déplacements entre la Russie et l’UE presque impossibles pendant plusieurs mois, reconstituant dans une certaine mesure une forme de rideau de fer (sanitaire) trente ans seulement après la chute de l’Union soviétique ? Alors que la pandémie a ajouté de la volatilité à nos quotidiens, cette période a également confirmé certaines tendances clés susceptibles de façonner l’avenir de la relation économique entre l’UE et la Russie.
C’est la politique, idiot !
« It is the politics, stupid ! » pour paraphraser la célèbre réplique des élections américaines de 1992 (« it is the economy, stupid !« ) emblématique du paradigme de la « fin de l’Histoire » des années 1990. En ce qui concerne les relations entre la Russie et l’UE, la politique influence désormais les affaires plus que le contraire. Du moins depuis la crise ukrainienne de 2014, qui a prouvé que les deux parties étaient prêtes à sacrifier des intérêts économiques évidents à leurs objectifs politiques. Les sanctions ont remplacé la diplomatie et cette tendance se renforce, l’UE ayant adopté sa propre loi de type Magnitsky pour imposer des sanctions en lien avec les violations des droits de l’homme. Cela rend les liens économiques à long terme très vulnérables aux événements politiques, aux développements internes et aux tensions internationales.
Cette évolution est exacerbée par le rôle croissant joué par l’État russe dans l’économie du pays. Les entreprises d’État ne sont pas seulement des acteurs clés dans des secteurs « stratégiques » comme l’énergie ou les infrastructures. Leur rôle s’étend désormais à des domaines comme la finance, l’agriculture ou l’informatique. La structure des revenus réels confirme cette tendance : la part des revenus provenant d’activités entrepreneuriales est passée de 15,4 % en 2000 à 5,2 % en 2020, tandis que la proportion des revenus provenant de transferts sociaux a augmenté de 13,8 % à 20,1 %, ce qui est même supérieur au niveau enregistré en 1985 (16,3 %). Cette évolution doit être replacée dans le contexte d’un changement des politiques macroéconomiques après la crise financière mondiale de 2008, privilégiant désormais le maintien de la stabilité macroéconomique à la génération de taux de croissance élevés.
L’UE et la Russie s’éloignent l’une de l’autre
Au moment où l’économie devient de plus en plus politique, « il n’y a pas de relations avec l’UE en tant qu’organisation », a noté le ministre russe des affaires étrangères, Sergey Lavrov, le 23 mars dernier. Ce commentaire faisait écho à la déclaration réalisée la veille par le président du Conseil européen, Charles Michel, selon lequel « les liens entre l’UE et la Russie sont au plus bas ». On peut débattre des causes et des responsabilités ayant conduit à ce clivage. Le fait est qu’au cours de la prochaine décennie, la coopération économique s’inscrira essentiellement dans un cadre de discussions bilatérales avec les pays européens. Il serait pourtant possible de renforcer la coopération économique sur des sujets liés aux biens publics mondiaux tels que le changement climatique, la technologie ou la santé. Le « Green Deal » européen représente une excellente occasion de développer des partenariats économiques pour un développement plus durable. Mais le futur mécanisme d’ajustement carbone aux frontières de l’UE pourrait également créer des tensions avec les exportateurs russes. La polémique sur les vaccins Sputnik V montre qu’identifier des domaines pour une « coordination renforcée » est devenu un véritable défi. Même un retrait très hypothétique des sanctions de l’UE ne devrait pas nécessairement stimuler le commerce et les IDE de l’Europe tant que les sanctions américaines resteront en place, comme le montre l’exemple récent de l’Iran.
Figure 1 – Commerce bilatéral UE-Russie
Le « pivot » de la Russie vers l’Est
Ce n’est certainement pas une coïncidence si M. Lavrov se trouvait en Chine lorsqu’il a prononcé le commentaire cité sur l’UE. La nature a horreur du vide. Alors que la part de l’UE dans le commerce extérieur de la Russie est passée de 49,4 % en 2013 (avant les sanctions) à 41,6 % en 2019 et à 38,5 % en 2020, la part de la Chine n’a cessé d’augmenter, passant de 10,5 % en 2013 à 16,7 % en 2019 et à 18,3 % en 2020. La Chine est désormais le premier partenaire commercial de la Russie, avec des échanges de marchandises d’une valeur de 104 milliards d’USD en 2020, soit 19 % de plus qu’en 2012. L’Allemagne arrive en seconde position avec 54 milliards d’USD de chiffre d’affaires commercial entre les deux pays, soit 44 % de moins qu’en 2012.
Cette dynamique ne se limite pas au commerce et devrait s’accélérer car les entreprises chinoises tirent naturellement des dividendes de l’alliance politique entre Moscou et Pékin. Elles représentent une concurrence croissante pour les entreprises européennes, notamment dans des domaines comme les infrastructures et les transports, la Russie étant un axe important de l’Initiative ceinture et route (Belt and Road Initiative). Une partie de la future autoroute Moscou-Kazan sera d’ailleurs construite par la China Railway Construction Corporation. Alors que le projet « Nord Stream 2 » est menacé, le gazoduc russo-chinois « Power of Siberia » atteindra bientôt sa pleine capacité au point que la construction d’un second gazoduc « Power of Siberia 2 » est en cours de discussion.
Jusqu’à présent, les investissements chinois ont surtout concerné de très grands projets, souvent parrainés par des institutions publiques, comme l’acquisition par Sinopec d’une participation de 40 % dans l’usine de traitement du gaz d’Amour. Cette transaction de 200 millions d’euros représentait plus de 17 % des IDE nets dans le pays en 2020. Reste à savoir si elles seront suivies par davantage d’entreprises de taille moyenne. Les zones économiques spéciales mises en place par la Russie ont jusqu’à présent rencontré des difficultés pour attirer les investisseurs chinois et la pandémie n’arrange rien. Mais il n’y pas que la Chine. Sur le chemin du retour de son voyage en Chine, M. Lavrov se rendait par ailleurs à Séoul pour discuter, entre autres, de l’éventuelle création d’un fonds d’investissement russo-coréen d’un montant d’un milliard de dollars, l’accent étant mis sur des projets communs dans les régions de l’Extrême-Orient et de l’Arctique.
Figure 2 – Les gazoducs russes vers la Chine
Investir pour remplacer les importations
La stratégie russe de substitution des importations représente une autre tendance de fond. Le pays n’est pas autosuffisant dans un grand nombre de domaines et, dans le contexte actuel cette dépendance est perçue comme une faiblesse. D’où les tentatives logiques de Moscou de stimuler la production nationale.
Le secteur de la viande de porc présente un bon cas d’étude, la Russie étant passée du statut de l’un des plus grands importateurs au monde à celui d’autosuffisance. En 2020, les exportations de viande de porc ont dépassé les importations pour la première fois, alors qu’il y a dix ans, les importations représentaient un tiers de la consommation intérieure. Malgré ces progrès impressionnants, le pays reste très dépendant des importations de matériel génétique et de porcs reproducteurs de qualité. Ces dernières ont augmenté de 83 % au premier semestre 2020 en raison de la demande croissante des producteurs locaux. Une interruption de ces importations, dont plus de 90 % proviennent d’Amérique du Nord et de l’UE, aurait un impact dévastateur sur la production porcine russe, les prix de détail et la sécurité alimentaire.
Substituer les importations là où c’est possible, et plus généralement diversifier l’économie du pays nécessite encore d’énormes investissements et transferts de technologie.
Investisseurs du monde entier, unissez-vous !
Les tensions politiques ont rendu les exportations moins fiables, comme l’ont constaté les exportateurs européens de produits agricoles suite à l’interdiction des importations de produits alimentaires comme « contre-sanctions » en août 2014. Cependant toute entreprise investissant dans le pays est considérée comme un investisseur national. Le revers de la médaille est que les investisseurs européens ne bénéficient plus d’une sorte de « statut d’étranger honorable ». Ils ont davantage intérêt à se présenter comme des entreprises « russes », ce qui signifie également qu’ils doivent respecter les règles du jeu locales. Certes, l’environnement local des affaires s’est considérablement amélioré selon le classement Doing Business de la Banque mondiale. Le pays a fait d’énormes progrès, passant de la 120e position en 2010 à la 28e position mondiale en 2020. C’est mieux que l’Italie ou la France, classées respectivement 58e et 32e. En revanche, les investisseurs étrangers ne bénéficient plus d’aucun traitement favorable si les choses tournent mal avec un concurrent, un partenaire local ou les autorités fiscales.
En février 2019, l’arrestation de six cadres supérieurs du fonds de capital-investissement Baring Vostok a suscité de vives inquiétudes au sein du monde des affaires. Depuis 1994, Baring Vostok a investi environ 3 milliards de dollars dans le pays et a joué un rôle déterminant dans la croissance de certaines des entreprises les plus prospères de Russie, comme le géant digital Yandex. Cette affaire pénale tire son origine de ce qui a été largement perçu comme un litige commercial avec les actionnaires minoritaires de la Vostochny Bank, où Baring Vostok avait investi. Son fondateur, le citoyen américain Michael Calvey, et ses cinq collègues, des ressortissants français et russes, ont été libérés de leur assignation à résidence en novembre 2020, mais font toujours face à des accusations de détournement de fonds. Selon l’ancien ministre des Finances Alexey Kudrin, l’affaire Baring Vostok aurait fait doubler la fuite des capitaux. Plus récemment, en décembre 2020, les services fédéraux des douanes ont lancé une enquête criminelle contre la filiale locale de H&M, accusée d’avoir évité le paiement de droits de douane d’une valeur de 42 millions de dollars en lien avec des droits de licence. L’enseigne de vêtements suédoise compte 155 magasins dans le pays, qui représente son 7e marché. Les sanctions possibles incluent des peines de prison pour les cadres supérieurs de la société.
Quelles sont les conséquences de ces différentes tendances pour les entreprises européennes ? Celles qui exportent vers la Russie devraient envisager d’investir directement dans le pays, qui présente encore des perspectives prometteuses dans un large éventail de secteurs allant de l’agriculture aux équipements industriels, en passant par le commerce en ligne ou l’informatique. Dans l’enquête annuelle 2020 de l’Association des entreprises européennes, 79 % des répondants exprimaient des perspectives positives pour l’économie russe au cours des 6 à 10 prochaines années. Travailler main dans la main avec les chambres de commerce locales, les ambassades nationales et le médiateur des affaires Boris Titov est de plus en plus stratégique. Construire une relation solide avec les autorités locales reste crucial. Attirer des investisseurs fait partie des indicateurs clés de performance reçus par les gouverneurs régionaux, ce qui a permis d’aligner les intérêts. Dans l’ensemble, l’indicateur le plus révélateur est peut-être la déclaration de Michael Calvey sur son intention de rester en Russie et de continuer à investir dans le pays.
Alexandre Kaufmann est consultant en finances