Dire la France est aujourd’hui beaucoup moins évident et partagé qu’hier. De nombreux hiatus existent, entre générations, entre populations. Au-delà, c’est une compréhension commune de la géographie, de l’histoire et de l’État, ces trois piliers de la personne France, qui semble ne plus être partagée. En prendre conscience est indispensable avant de lancer tout projet de grande stratégie.
Qu’est-ce que la France ? La réponse à cette question semble tellement évidente, immédiate, presque charnelle… Pourquoi se la poser ? Parce qu’y répondre n’est pas si simple, aujourd’hui moins que jamais.
Pourquoi poser la question ?
Malgré l’évidence trompeuse de la réponse, cette question est désormais pertinente en raison d’un double hiatus.
Il y a d’abord un hiatus générationnel, celui existant entre les boomers et les millenials, pour reprendre le vocable anglicisées (un signe) des sociologues. D’un mot, les plus de 40 ou 45 ans ont été élevés dans un monde qui transmettait à peu près le même message depuis des générations, venant certes de la IIIe République mais avec des continuités évidentes jusqu’avant la Révolution française. On admettait « les 40 rois qui ont fait la France », des ancêtres communs (Gaulois, Romains ou Francs), une construction commune allant de Bouvines à Jeanne d’Arc, de Louis XIV à Napoléon. Géographiquement, si l’Union française fut abandonnée en 1960 (et la vision mondiale associée), on reconnaissait la même masse territoriale depuis le domaine royal entre Vexin et Orléanais jusqu’au pré carré et à l’hexagone actuel. Cette génération avait une représentation partagée de la France.
Il n’est pas sûr, loin de là, qu’elle ait beaucoup en commun avec celle des plus jeunes générations, situons les en dessous de 35 ans. Faites un test, y compris parmi les diplômés du supérieur : la connaissance de l’histoire et de la géographie française est succincte et minimale, pour rester aimable. Cela ne veut pas dire qu’ils ne connaissent pas la France, simplement qu’ils n’en ont pas la même représentation.
Cela renvoie à un hiatus culturel superposé au premier, entre générations. Car la France n’assimile plus, ou mal, les populations allogènes, à la différence de ce qu’elle fit pendant des lustres. Ce n’est d’ailleurs pas forcément la faute à l’immigration ou à l’école, causes souvent invoquées. C’est aussi (d’abord ?) dû à 40 ans de mondialisation, mouvement à l’origine essentiellement économique mais qui s’est avéré très politique. Lancée par R. Reagan et M. Thatcher elle fut le moteur de l’idéologie dominante pendant quatre décennies. Conjointement, la droite libérale et la gauche internationaliste se sont accommodées de la négation de la frontière et de la France, considérées comme superflues et obsolètes.
Un territoire (une géographie).
La France n’est pas le résultat d’une géographie. Sa géographie est construite et si la frontière pyrénéenne fut rapidement trouvée, si le rivage atlantique mit du temps à être fixé face à l’Anglais, la limite orientale varia beaucoup, de l’axe Saône-Rhône à l’axe Rhin-Alpes. Dans une perspective longue, la France a opéré trois poussées successives : vers le sud, vers l’ouest, vers l’est. Il en résulte une géométrie régulière, du moins pour la métropole : cet hexagone assez ramassé semble homogène à première vue.
Il cache pourtant de grandes disparités : au duo Paris-province de jadis, qui structurait la France, a succédé la fracture entre une France mondialisée (Paris, les six grandes métropoles, les autoroutes, lignes TGV et aéroports) qui rassemble un quart de la population ; et une France encore enracinée, réunissant littoraux dynamiques, villes moyennes et France périphérique. Mais cette France mondialisée n’est pas homogène car elle allie les professions supérieures et les banlieues ghettoïques où s’entassent les servants mal intégrés, indispensables à la grande machine pour fonctionner.
À cette métropole s’ajoute une France maritime (Corse, DROM-COM) qu’on sait si mal mettre en valeur. De ce point de vue, le prochain référendum en Nouvelle-Calédonie illustre le manque de vision de la métropole, par ailleurs si fière de sa 2ème ZEE au monde, qu’elle doit encore apprendre à fructifier. La France a longtemps dû arbitrer entre la terre et la mer, donnant préférence à la première quand les circonstances l’imposaient. L’habitude perdure avec cette obsession européenne plus fantasmée que réfléchie. Si De Gaulle, qui solda l’Union française et les territoires d’Afrique du Nord, reporta logiquement la priorité géopolitique vers l’Europe, continent de substitution à l’ambition universelle de la France, la donne a largement évolué depuis 1960 et il est temps de faire de nouveaux choix (LV 115).
Un passé (une histoire)
Comme disait Marc Bloch : « Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France, ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération ». Ce paradoxe a été partagé par la génération éduquée au XXe siècle, qui prolongeait ainsi quelques siècles de passions françaises. Selon son humeur, son milieu, son goût, on penchait plutôt pour un côté ou l’autre mais les disputes qui en résultaient réunissaient les deux bords, finalement d’accord sur ce code commun.
Ce passé partagé (et donc forcément composé) a laissé place à des lectures souvent très anachroniques de l’histoire. Chaque événement est relu à l’aune de la mode du moment et donne lieu le plus souvent à une condamnation rétrospective. La nuance de l’histoire, la mise à jour des conditions et de l’environnement, l’esprit de mesure qui est le rôle de l’historien ont apparemment disparu du débat public. Tout est biaisé et laisse penser que la France n’a plus de passé admirable.
L’histoire ne semble plus étudiée pour ce qu’elle est (plus exactement, pour ce qu’elle fut) mais comme un argument supplémentaire venant nourrir la polémique du jour. La culture historique autrefois partagée par tous semble avoir disparu. L’histoire qui était un terreau fertile est devenue la source d’anecdotes discordantes.
Alors que la France a été construite par l’histoire, cet abandon de l‘histoire comme référence première du débat public l’appauvrit et en avorte inéluctablement les perspectives. On ne peut se projeter loin dans le temps que si l’on sait que l’on vient d’encore plus loin hier. L’histoire oblige. Du moins, l’histoire devrait obliger. Pas de grande stratégie sans cette culture historique aujourd’hui négligée.
Un État faseyant
Le lecteur attentif de La Vigie aura relevé l’usage fréquent dans nos colonnes de ce mot d’État (LV 40). La France repose d’abord sur un État qui doit l’articuler et la coudre ensemble, marier toutes ses diversités qui normalement devraient pousser à l’éclatement. L’État est le trait commun à l’Ancien Régime comme aux régimes qui lui succédèrent (restaurations, empires et républiques). L’État a fait la France autant que la France a fait l’État.
Il est aujourd’hui malade, ne nous le cachons pas. Démembré par le haut (à cause notamment des transferts divers à l’Union Européenne, sources de complexité), déstructuré par le bas (à cause d’une décentralisation brouillonne donnant lieu à un mille-feuille territorial abscons et déséquilibré), bousculé par de nouvelles puissances qui empiètent sur son domaine (il ne s’agit plus des rivaux étatiques de jadis mais des firmes multinationales, des nouvelles superpuissances du numériques, des lobbies et autres mafias), l’État a perdu le fil de son action. Il est étouffé par une bureaucratie rendue folle à coup d’informatique et de pulsions réglementaires qui accumulent lois et règlements en réponse à n’importe quelle émotion populaire.
Disons-le d’un mot : l’État, outil de la chose publique (Res Publica), peine à conduire sa mission. Il déçoit.
Bilan de la France
Voici donc une France dont les trois fondements vacillent. Le citoyen ne s’y retrouve plus et démissionne. Observez le taux d’abstention à toutes les élections, si fort pour un peuple si farouchement politique… Observez également le faible nombre d’adhérents aux partis politiques, incapables désormais de proposer un projet et de rassembler autour d’eux. Chacun vaque à ses affaires, délaissant le commun pour ne s’intéresser qu’à son particulier. On est Français par habitude, par héritage : on ne l’est plus par passion, par ce sentiment qui fait vibrer les cœurs, celui qui fonde la nation ; selon Renan, cette réunion de « deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une […]. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. […] Une nation est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu’on a faits et de ceux qu’on est disposé à faire encore ». Qui nous parle de sacrifice aujourd’hui ?
Grande stratégie
Dresser le bilan de la France, de ce qu’elle n’est plus, de ce qu’elle ne peut plus être, de ce qu’elle n’a plus intérêt à être, de ce vers quoi elle doit se diriger : voici la condition indispensable à l’élaboration d’une grande stratégie. Trop souvent en effet, « la France » est considérée comme une donnée évidente. Elle ne l’est pas. Elle ne l’est plus et il faut partir de ce constat-là.
Qu’est-ce que la France ? Un pays, une personne, une représentation ? Un bien commun ? Un partage ? Qu’est-ce qui la différencie irréductiblement des autres peuples, aussi proches soient-ils ? Comment revivifier ce goût de l’universel qui a longtemps distingué notre pays ? Que signifie aujourd’hui la vocation globale de la France ? Peut-elle se contenter de n’être qu’une maison de retraite pour rentiers, comme tant de nos voisins semblent s’y résoudre ? Voici les premières questions qu’il faut poser. Urgemment.
Pou rlire l’autre article du LV 169, Garder le bon cap, cliquez ici
JOCV
La source du mal vient de l’Union européenne qui a failli à ses buts et promesses aux européens en facilitant l’accès à l’Europe, puis sa quasi domination par les USA, eux-mêmes, subissant la pression des lobbies des grandes finances.
La France semble obéir au Mondialisme, aujourd’hui.
Cependant, si la mondialisation (ou même le mondialisme) tenait compte des autres que l’élite fortunée…cela aurait pu être acceptable. Mais lorsqu’on lit que les 25 personnes les plus riches des USA ne payent pas d’impôts….cela laisse perplexe.
Dommage pour la France !
Vaste programme, comme l’aurait dit LE Général. Mais le hiatus générationnel évoqué ne paraît pas propre à notre époque ; chaque siècle en a vécu un voire plusieurs. Il est seulement plus prégnant aujourd’hui en raison de technologies/techniques invasives de COM démultipliées par les réseaux sociaux. De la même manière, les antagonismes de populations, de classes ou régionaux ont toujours eu cours, mais la France a pu les gérer jusqu’au siècle passé notamment parce que l’enseignement de l’histoire était dispensé d’une manière que d’aucuns estiment aujourd’hui scolaire, mais en tous les cas à des citoyens acceptant de partager un même scénario (le très prisé « vivre ensemble » d’aujourd’hui qui a pris d’autres connotations, avec le débat assimilation/intégration). Mais depuis les dernières décennies, de nombreux établissements n’ont plus insisté sur l’histoire chronologique, la notion de roman national a été battue en brèche au nom d’une repentance permanente et tous azimuts, la notion d’identité a été stigmatisée. Cela dit, rien d’étonnant lorsque le Président de la République lui-même déclare pour CBS qu’il faut « déconstruire notre propre histoire », expression pour le moins ambiguë et sujette à polémiques. Et dans ces conditions, il n’est pas plus surprenant que la citation de Marc Bloch n’évoque rien pour beaucoup des plus jeunes de nos concitoyens. Cette tendance lourde conjuguée à un estompement de la notion d’autorité (« Auctoritas ») engendre les pertes de repères, de limites et de convenances qui conduisent insensiblement à l’affaire de Tain l’Ermitage, qui ne contribue pas non plus à grandir l’image du pays.