L’Indonésie : Trait d’union Indo-Pacifique et partenaire stratégique pivot de la France (G Lacroix)

La Vigie est heureuse d’accueillir un nouveau chercheur associé, Gaël Lacroix, qui a eu une longue carrière opérationnelle dans la Marine et a également été Attaché de défense en Indonésie. Il nous propose ce premier article. Merci et bienvenue à lui.  LV

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Alors que je me rendais à Jakarta à l’été 2018, un couple de vacanciers français, lors de l’escale aérienne à Singapour, s’enquérait de ma destination. Comme je leur indiquais me rendre sur l’île de Java, ils répondirent qu’eux prévoyaient de passer deux semaines à Bali mais n’envisageaient pas de visiter l’Indonésie (sic), pourtant à une heure de ferry car, outre que rien n’y semblait justifier un aussi long détour, les récents attentats les en avaient dissuadés[1]. A ma réaction – « Bali est une île indonésienne », leur rappelais-je[2] – il soutinrent mordicus que non – l’opérateur touristique avait d’ailleurs été catégorique – Bali et l’Indonésie n’avaient rien en commun. Cette conversation reflétait tout à la fois la méconnaissance de l’Indonésie par beaucoup de nos concitoyens, favorisée par la diversité et la complexité de ce pays mais aussi une perception généralement négative de ses grandes caractéristiques présumées (islam radical, arriération politique, manque d’intérêt du point de vue culturel, etc.).

C’est qu’il faut bien le constater, l’Indonésie, premier archipel au monde, 4e puissance démographique avec plus de 270 millions d’habitants parmi lesquels la plus importante population musulmane (et environ 25 millions de chrétiens) occupe rarement les premières pages de notre presse nationale. Le pays reste largement méconnu en France et, bien que de très grande qualité[3], la production académique qui lui est consacrée demeure rare et confidentielle.

Les familiers de l’archipel connaissent son islam syncrétique et plutôt modéré, l’histoire de la compagnie des Indes orientales[4], les aventures d’Arthur Rimbaud, déserteur de l’armée hollandaise à Java, sa richesse d’autrefois en épices[5]. Mais ce sont surtout quelques événements, frappant par leur intensité dramatique, qui nous plongent dans l’actualité de ce pays si distant qu’il n’intéresse ainsi que de façon épisodique[6]. Ainsi va-t-il des éruptions immobilisant les vols de retour de Bali (2017), des séismes et tsunamis provoquant la mort de dizaines de milliers d’Indonésiens (2005 et 2018), mais surtout l’évacuation de quelques dizaines de nos ressortissants (2018). Plus récemment, la tragique disparition en mer de Java du sous-marin Nanggala et de 53 marins nous a aussi, naturellement, profondément émus, tout en nous rappelant que l’essentiel de l’Indonésie est constitué d’eau[7].

Coincé entre le continent-pays australien au Sud et l’hégémonisme chinois au Nord, tous deux au centre de l’attention de nos élites et connus du public, l’Indonésie ne suscite ici un intérêt que lorsque le Rafale est sur le point de s’y vendre ou qu’une catastrophe frappe les esprits. Tout, pourtant, milite pour que nos pionniers y soient suivis[8], que nos universitaires soient lus et écoutés, que l’État accentue ses efforts, tout juste repris à la faveur de prospects prometteurs[9] et pour qu’enfin, les enjeux et perspectives de cette contrée, brièvement française sous Napoléon[10], mobilisent davantage les énergies et les esprits.

Quels sont donc les enjeux de nature stratégique et quelles perspectives justifient-elles de réinvestir ces champs d’étude et d’action ? En voici un aperçu – qui sera détaillé au fil des des prochaines lettres bimensuelles de La Vigie – sous deux angles différents, étroitement liés en raison de la situation géostratégique du pays.

La première approche consiste à envisager la situation thalasso-politique centrale, qu’occupe l’Indonésie dans la région Indo-Pacifique, objet de stratégies française[11] récente et européenne à paraître[12]. Chacun de nos navires passant de l’océan Indien à l’océan Pacifique, civils ou militaires, sauf à accepter de doubler voire tripler son temps de transit, doit y maîtriser des contraintes spécifiques de droit de la mer. Elles sont inhérentes au statut des détroits internationaux (Malacca et Singapour) mais aussi des eaux et voies de passage archipélagiques. L’Indonésie serait en effet en mesure de contrôler partiellement ces deux détroits internationaux et, beaucoup plus directement, les routes maritimes qui constituent les seules alternatives en cas de blocage des détroits, et sur lesquelles elle est souveraine (la Sonde, Lombok, Wetar, Makassar, Karimata…)[13]. Elle est aussi, de fait, placée en situation de grande responsabilité pour contribuer à la sécurisation de ces voies de communication maritimes, vitales pour l’économie mondiale.

Or ces eaux sont aussi, pour Jakarta, tout à la fois un enjeu sécuritaire (piraterie, terrorisme, trafics), économique (exploitation halieutique, ressources marines), de cohésion politique et de souveraineté (contrôle des pêches, conflits de délimitation, communications et commerce intérieurs) et environnemental. Le président indonésien Joko Widodo avait d’ailleurs fixé pour objectif à sa nation, « pivot maritime mondial », un « retour à a mer », et ce dès le discours inaugural de son premier mandat en 2014[14]. Dans ces conditions, il apparait pertinent de favoriser un rapprochement bilatéral substantiel, de nature à renforcer notre connaissance et notre compréhension mutuelles. Les enjeux et perspectives d’un tel partenariat, multidimensionnel mais à dominante aéromaritime et de portée stratégique (environnement, économie bleue, gouvernance des océans, recherche et innovation, économie, action de l’État en mer, sécurité et sûreté des espaces maritimes…) feront l’objet de plus amples développements dans nos colonnes après analyse des deux textes signés lors de la récente visite de Mme Annick Girardin, ministre de la Mer, effectuée en Indonésie du 6 au 11 juin 2021.

La seconde approche appelle à mesurer le rôle de l’Indonésie à l’aune de la compétition entre grandes puissances qui s’installe durablement. À l’intersection des zones d’intérêt australienne et chinoise sur l’axe nord-sud[15] ; à l’interface entre celles de la Chine et de l’Inde d’Est en Ouest[16] ; priorité déclarée des administrations américaines qui se succèdent depuis 2010 ; placée au cœur de l’affrontement économique et sécuritaire entre Pékin et Washington ; lien incontournable entre le Japon et ses fournisseurs d’énergie, l’Indonésie est une zone de friction incontournable entre grandes puissances. Ces diverses confrontations ne sont pas nouvelles, puisque les deux blocs, Est et Ouest, recherchaient l’alignement de ce pays dans leurs camps respectifs dès son indépendance[17] – perspective que Soekarno rejeta lors de la conférence de Bandung en 1955. Du point de vue indonésien, la situation actuelle est sans doute comparable. Ne se connaissant, officiellement, aucun ennemi, les autorités indonésiennes naviguent aujourd’hui entre adversaires et partenaires dans un monde structuré durablement par la montée en puissance de la Chine et la volonté américaine de la contrer. Jakarta milite pour préserver une région Indo-Pacifique libre et ouverte[18], mais surtout la centralité de l’ASEAN, dont elle est une force motrice[19]. C’est la raison pour laquelle l’archipel s’ouvre progressivement aux puissances moyennes et aux partenaires alternatifs – dont la France. En définitive, l’Asie du Sud-Est, dont l’Indonésie représente le cœur essentiel, doit s’appréhender comme le Rimland archipélagique de la compétition contemporaine entre grandes puissances.

Si l’on adopte une vision prospective, cette lutte pour le Rimland, où nous pouvons aujourd’hui gagner en influence et contribuer à modeler les inflexions géopolitiques en cours dans un espace d’importance stratégique, n’est pas appelée à durer. En effet, quel que soit le scénario retenu, l’Indonésie est appelée à occuper une place centrale sur l’échiquier Indo-Pacifique et mondial dans la décennie à venir. D’ores et déjà 7ème puissance économique à parité de pouvoir d’achat, son économie la placera probablement dans le G5 d’ici 2030, probablement devant la France et le Royaume-Uni[20], grâce à l’explosion d’une classe moyenne dont la proportion devrait augmenter au sein d’une population dépassant elle-même les 300 millions à cette échéance. Alors, l’Indonésie n’écoutera qu’elle-même ou ses plus proches amis.

G. Lacroix

[1] Une série d’attentats, contre des églises notamment, perpétrés par des parents et leurs enfants, avaient frappé Surabaya en mai 2018, faisant 28 morts (dont 13 assaillants adultes et deux enfants de 8 et 11 ans).

[2] L’archipel en compte un peu moins de 17500, dont Java, Sumatra, la partie ouest de la Papouasie, les Célèbes, les Moluques et Kalimantan (dont la partie malaisienne, plus connue chez nous, se dénomme Bornéo).

[3] Ouvrage de référence très complet, consulter « Indonésie contemporaine », Rémy Madinier (dir.), IRASEC.

[4] Lire Philippe Haudrère, « Les compagnies des Indes orientales. Trois siècles de rencontres entre Orientaux et Occidentaux », Desjonquières, pour une première approche de la Voreenigde Oostindische Compagnie (VOC).

[5] En 1667, les Anglais et les Hollandais, par le traité de Breda, échangèrent New Amsterdam, alors possession hollandaise (la Manhattan d’aujourd’hui), et l’île de Run, de l’archipel de Banda. Les Hollandais y convoitaient sa principale richesse : la noix de muscade. Ils abandonnèrent sans hésiter les marécages achetés aux Indiens pour exploiter les épices de Banda.

[6] Deux ouvrages très accessibles – mais en anglais – permettront de se remémorer la riche histoire de la région, berceaux des puissants empires Majapahit et Sriwijaya (Paul Michel Munoz, « Early Kingdoms. Indonesian Archipelago and the Malaisian Peninsula », édition Didier Millet) ou d’accéder agréablement à une histoire d’une grande richesse (Tim Hannigan, « A brief History of Indonesia. Sultans, Spices and Tsunamis: the incredible story of Southeast Asia’s largest nation”, chez Tuttle).

[7] L’ensemble de la zone économique exclusive est des eaux archipélagiques totalise 5,8 millions de km2, les terres comptent pour 1,9 millions de km2.

[8] Comme par exemple Raoul et Jean Parmentier qui quittèrent Dieppe (et périrent, à Sumatra) en quête de poivre dès 1529, près d’un siècle avant qu’un gouverneur hollandais s’installe à Jakarta.

[9] Nos hautes autorités ont, à partir de 2016, réinvesti la relation bilatérale. Jean Marc Ayrault, ministre des affaires étrangères, s’est rendu à Jakarta en 2016. Le président Hollande, accompagné de Jean-Yves le Drian, ont eu l’honneur d’une visite d’État en 2017 – la première depuis près de 30 ans.

[10] Sous Napoléon, le général Daendels installa un gouvernement français de cette province hollandaise – qui ne dura officiellement que 6 mois avant d’être chassé par les Anglais, en la personne du célèbre Raffles, fondateur de Singapour. Sur ce sujet : Eymeret Joël. L’administration napoléonienne en Indonésie. in Revue française d’histoire d’outre-mer, tome 60, n°218, 1er trimestre 1973. pp. 27-44. (www.persee.fr/doc/outre_0300-9513_1973_num_60_218_1654). Le bilan dressé de la présence français est loin d’être négatif.

[11] https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/asie-oceanie/la-zone-indopacifique-une-priorite-pour-la-france/ https://www.defense.gouv.fr/dgris/action-internationale/enjeux-regionaux/la-strategie-de-defense-francaise-en-indopacifique2

[12] https://www.consilium.europa.eu/en/press/press-releases/2021/04/19/indo-pacific-council-adopts-conclusions-on-eu-strategy-for-cooperation/

[13] La littérature est abondante. On pourra lire Fau, Nathalie, « Les enjeux économiques et géostratégiques du détroit de Malacca », Géoéconomie, 2013/4 (n° 67), p. 123-140. https://www.cairn.info/revue-geoeconomie-2013-4-page-123.htm. Le traffic, en constante augmentation depuis, a depuis dépassé les 100 000 passages annuels pour le seul détroit de Malacca. Pour le Japon par exemple, environ 80% des approvisionnements énergétiques transitent le long des côtes indonésiennes, ce qui explique son investissement conséquent dans la sécurisation de ces détroits (https://www.researchgate.net/publication/326987890_the_importance_of_the_malacca_straits_to_japan_cooperation_and_contributions_toward_littoral_states). Un blocage des détroits de plus de six mois mettrait l’économie japonaise à l’arrêt.

[14] Surnommé « Jokowi », surnom qui lui aurait été suggéré par l’un de ses proches (un français longtemps expatrié à Solo), le président reconduit en 2019 avait annoncé en grande pompe une stratégie affirmant l’Indonésie comme Global Maritime Fulcrum (« Poros Maritim Dunia », en indonésien).

[15] Canberra recherche activement un renforcement de son partenariat bilatéral avec Jakarta, jugé primordial : https://thediplomat.com/2019/12/why-australia-seeks-deeper-relations-with-indonesia/

New Dehli renforce également son partenariat stratégique avec l’Indonésie depuis 2018 : https://jakartaglobe.id/news/indonesia-india-agree-to-strategic-partnership-declare-shared-vision-on-maritime-cooperation/

[17] Jugé trop proche des communistes, qu’il avait utilisés pour contrebalancer l’islam politique, le premier président de l’Indonésie libre en paya le prix et fut remplacé par Soeharto en 1965 dans les conditions que l’on connait, la main des Etats-unis ayant toujours été fortement soupçonnée d’avoir fait pencher la balance.

[18] Selon les termes de la stratégie politique japonaise : « Free and Open Indo-Pacific ».

[19] Nabbs-Keller, G. (2020). ASEAN Centrality and Indonesian Leadership in a Contested Indo-Pacific Order. Security Challenges, 16(3), 21-26. Consulté le 28 mai 2021, https://www.jstor.org/stable/26924335

[20] https://www.pwc.com/gx/en/research-insights/economy/the-world-in-2050.html

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