La guerre entre la Russie et l’Ukraine suscite toute les attentions. Il convient de revenir brièvement sur ses causes, lointaines ou proches, sur les facteurs ayant conduit personnellement V. Poutine à décider de l’agression, aux buts dans la guerre et aux buts possibles de guerre, enfin aux réactions mondiales, tant de l’Alliance atlantique que des pays tiers ou surtout de la Chine.
La vraie guerre, « conventionnelle », est donc revenue une fois encore en Europe, après les épisodes balkaniques des années 1990. Le stratégiste doit à la fois suivre les événements et se dégager de leur pression.
Des causes de la guerre
L’arrière-plan général tient à deux causes principales : un long sentiment russe d’obsidionalité, accru par le sentiment de déclassement qui a suivi la fin de l’URSS. Pour Moscou, l’objectif stratégique de long terme consiste à retrouver une profondeur stratégique à son ouest et donc y aménager des zones tampons. Il y avait la Biélorussie, il y avait la Moldavie, il y avait l’Ukraine. La deuxième cause tient à la désinvolture américaine envers la Russie et à un activisme en Ukraine que l’on a vu en 2008 et en 2014. À plus court terme, la Russie avait relancé depuis neuf mois le dialogue stratégique avec les États-Unis, avec quelques succès mais pas de vraie percée. Il était encore possible, fin décembre ou début janvier, de jouer la carte des négociations. Washington, toute à ses difficultés de politique intérieure et à son obsession chinoise, n’a pas cru (pas voulu ?) à cette option de la dernière chance.
Dès lors, en rejetant le principe d’une conférence de sécurité en Europe, en déclarant qu’ils n’interviendraient pas en Ukraine, en retirant il y a quelques jours tous leurs soldats et ressortissants, ils ont signifié à la Russie que l’Ukraine passait par pertes et profits.
Irrationalité ? Non, pas vraiment.
Quelques commentateurs ont vu dans la brutale entreprise russe une folie ou encore de l’irrationalité. C’est évidemment faux. Vladimir Poutine est un calculateur froid. Il est probable qu’il se soit isolé et admette moins la contradiction (cf. la séquence où il rudoie le directeur du renseignement). Enfin, la pandémie aurait accentué à la fois cet isolement et cette paranoïa (la crainte de la contamination expliquerait la longue table adoptée lors de l’entretien avec E. Macron).
Mais les ressorts apparents de l’homme laissent discerner deux choses : d’une part, le souci de l’histoire et donc celui de laisser la Russie plus grande qu’il ne l’a trouvée, d’autant que son expérience de la force a depuis ses débuts été couronnée de succès (Tchétchénie, Géorgie, Crimée, Syrie). D’autre part, la conscience d’une certaine unité russe qui remonte loin dans l’histoire : la naissance du pays vient de la Rous de Kiev qui pouvait rester neutre mais certainement pas passer dans le camp adverse.
Il faut voir là un nouveau sentiment, celui de la revanche sur l’histoire, sentiment partagé avec la Chine (pour celle-ci, envers les traités inégaux). L’Ouest qu’incarnent les États-Unis paye sa domination triomphante de plus d’un siècle. Ainsi, Moscou comme Pékin veulent tirer profit de la relativisation de la puissance qu’ils incarnent… Autrement dit, V. Poutine n’est pas irrationnel même s’il peut montrer de l’épaisseur humaine.
Prétextes et faits
Ceci précisé, on peut contester la rhétorique russe sur l’expansion à l’ouest de l’Alliance faite au mépris d’engagements précis, sur les provocations ukrainiennes, la dénazification ou le génocide dans le Donbass.
Pour autant, force est de constater que les accords de Minsk n’ont pas été mis en œuvre et que notamment les gouvernements de Kiev n’ont jamais accepté de discuter avec les entités séparatistes du Donbass. Nous resterons pudiques sur la qualité politique et éthique des gouvernements ukrainiens depuis l’indépendance, qui ont plus montré une tendance à la corruption qu’au souci du bien du pays. L’attitude courageuse de l’actuel président Zelensky, alors que son pays est menacé, constitue une exception notable à cette observation. Or, ces accords de Minsk entérinés par l’ONU étaient garantis par un « format Normandie » où France et Allemagne étaient engagés avec les parties. Constatons que nous n’avons pas assez fait pression sur Kiev pour résoudre à temps le conflit du Donbass. Ici encore, nous avons été négligents et péché par omission.
Le Donbass a d’ailleurs été le déclencheur de la crise : reconnaissance il y a quelques jours de l’indépendance des deux républiques sécessionnistes, puis de leur souveraineté sur les oblasts (circonscriptions administratives) plus vastes que le territoire qu’elles contrôlaient, enfin accusation d’attaques ukrainiennes et ce prétexte du génocide qui aurait été perpétré.
Une guerre illégitime
Disons-le nettement : le recours à la guerre par Moscou pour régler cette question sensible est inadmissible. Il contrevient au droit international et à la charte des Nations-Unies. On ne peut que condamner la Russie. Certes, par le passé des pays de l’Otan ont aussi transgressé le droit avec des accommodements peu justifiables (Kossovo, Irak, Lybie) ce qui a beaucoup contrarié Moscou qui l’a fait savoir. Mais Moscou affaiblit sa position en rompant à son tour avec ledit droit international. De ce point de vue, sa position internationale est durablement affaiblie. L’agression de Moscou n’est pas justifiable.
« Buts de guerre »
Revenons ici à Clausewitz et à sa distinction des buts dans la guerre et des buts de guerre (Ziel et Zweck). Les buts dans la guerre appartiennent à l’histoire immédiate. À l’heure d’écrire ces lignes, nous observons une campagne méthodique avec progression vers Kiev pour contrôler la capitale (action principale) sans vraiment supprimer les défenses aériennes, des offensives secondaires au nord de la Crimée et vers Kharkov pour prendre en tenaille le front de défense ukrainien face au Donbass. L’objectif général consiste à susciter la neutralisation de la chaîne de commandement ukrainien, aussi bien la liaison entre politique et militaire que la chaîne militaire opérationnelle, afin de réduire les unités dispersées. Un objectif particulier consiste à tenir toute la côte. Dans un premier temps, les Russes visent à clore la mer d’Azov (Marioupol). Dans un deuxième temps, ils pourraient progresser depuis Kherson (le Dniepr est déjà franchi) vers Odessa, le principal port ukrainien. Cela permettrait d’assurer la liaison avec la Transnistrie mais aussi avec l’oblast de Budzak (et donc la façade maritime de l’ancienne Bessarabie, au contact direct avec la Moldavie, au débouché du Danube). Nous verrons si ce prolongement opératif est entrepris.
Nous ignorons si l’Ouest de l’Ukraine est aussi visé. Cela nous amène aux buts de guerre. Moscou peut chercher à annexer purement et simplement l’Ukraine : c’est peu probable à notre sens. Une variante serait l’annexion des républiques dissidentes du Donbass. Elle peut aussi vouloir installer un gouvernement affidé à Kiev. Elle peut enfin chercher à couper le pays avec une Ukraine satellite (d’Odessa à la Biélorussie) et une Ukraine résiduelle « européenne » autour de Lviv, réunissant les Ukrainiens uniates et sous influence polonaise. Une Ukraine entière sous influence mettrait le « bloc russe » en contact direct de l’Alliance (Pologne, Slovaquie, Hongrie et Roumanie). Une Ukraine divisée offrirait des États tampons (Biélorussie, Ukraine satellite et Moldavie) et une épine utile comme dans le cas des deux Allemagnes ou des deux Corées : un avantage de longue durée.
Réactions mondiales
Sans surprise, l’Europe et l’Amérique ont condamné l’agression militaire russe. La Turquie opportuniste a suivi. La Chine et l’Inde se sont abstenues lors du vote de la condamnation à l’ONU. Les pays du Golfe et africains adoptent un silence prudent. Autrement dit, la capacité d’entraînement de la « communauté internationale » par les pays de l’Otan apparaît faible, payant ici les accommodements passés et l’affaiblissement général. Très tôt, les pays de l’Alliance ont dit qu’ils ne défendraient pas l’Ukraine. Ils mobilisent l’Otan et décident de sanctions économiques : un accès refusé au système interbancaire SWIFT accélérera la montée en charge de son concurrent chinois et donc fragilisera la dollarisation de monde, un facteur essentiel de la suprématie américaine, tandis que bien des pays européens dépendent durablement des hydrocarbures russes. L’arme économique est à double tranchant. Cela ne doit pourtant pas faire illusion.
La guerre déclenchée par la Russie ouvre un nouveau cycle stratégique, comme lors de la chute du Mur ou les attentats du 11 septembre 2001. Une nouvelle forme de guerre froide s’installe en Europe. Elle relance la perspective de haute intensité militaire, toujours la plus dangereuse même si toujours pas la plus probable. Les budgets de défense au sens le plus large devraient logiquement augmenter.
La Chine observe cela avec attention. Elle ne peut en effet cautionner la mise à mal de la souveraineté (elle pense au Tibet et au Xinjiang). La faiblesse affichée de Washington (après le départ précipité de Kaboul) et surtout celle du président Biden ouvrent une possibilité : la question de Taïwan (non souverain, faut-il le rappeler) sera au cœur de ses calculs, tout comme l’instrumentalisation de la péninsule coréenne. Le théâtre européen risque de redevenir très bientôt secondaire.
Quant à la France, elle a tenu son rang : aussi bien en suscitant une initiative diplomatique de dernière minute qu’en trouvant le ton juste, aussi bien avec l’Ukraine qu’avec les alliés de l’OTAN et l’envoi mesuré de renforts militaires. Mais en ressuscitant l’Alliance de sa mort cérébrale, V. Poutine a mis à mal les projets européens de Paris et montré le peu de cas qu’il faisait des Européens. On devra s’en souvenir. OK
Pour lire l’autre article du LV 187, L’Est de l’Ouest, cliquez ici.
Dans une conférence hier un intervenant m’a taclé sur mon évocation de l’histoire comme déterminant de cette crise. content de voir que je ne me trompe pas sur cette dimension, même si être content dans cette situation ne peut être que très relatif.
Reste qu’il y a des gens qui restent persuadé que Poutine est seul aux commandes, que les russes n’y sont pour rien, que la Russie va très bien et est peuplée de gens cosmopolites et ouverts.
Il y en a certes, beaucoup, mais pas une majorité.
merci pour ce texte