Cet article nous permet de discuter d’autre chose que de l’Ukraine. Merci à Julien Maire, blogueur spécialisé des questions de défense, de nous donner à la lire. LV.
Récemment, un responsable de Airbus Defence & Space aurait affirmé que « il est illusoire pour les Européens de chercher une souveraineté technologique, qu’il est trop tard, et que nous serons dans tous les cas dépendants des États-Unis ».
Une souveraineté technologique totale au niveau de toute l’Union Européenne est en effet illusoire et, de fait, une question sans grand intérêt :
- D’une part, parce qu’accorder les 27 serait impossible au regard de ce qu’un tel enjeu engagerait.
- Ensuite, parce que le champ de technologies impliqué est en fait bien trop large et supposerait une sorte « d’autarcie » technologique (jusqu’aux moyens industriels : outillage, informatique [1]…).
En revanche, quelques pays ont les moyens, s’ils savent faire preuve de compromis dans un intérêt les dépassant (c’est ainsi que la CEE a commencé), d’accéder à une stratégie souveraine et les technologies associées.
Mais le temps de la défense est par essence un temps long : il faut aligner les calendriers en vue de remplacer des matériels acquis pour plus de 30 ans (en fait près de un demi-siècle, entre le lancement et l’entrée en fin de vie)… Un temps long fait d’efforts et de volontés permanents afin d’aligner les prochaines échéances tout en assurant la cohésion des acteurs et la cohérence de leurs systèmes de défense [2].
1/ Une souveraineté technologique pour quels enjeux ?
Quelles sont les raisons qui incitent à rechercher une souveraineté technologique ? Nous discernons trois arguments régulièrement invoqués.
La supériorité technologique de Défense :
Paradoxalement, si l’intérêt premier était celui de la supériorité de Défense, cela n’encouragerait pas à la souveraineté technologique des systèmes d’armes : En effet, on choisirait alors le meilleur produit ou sous-ensemble là où il se trouve dans le monde. La course à la supériorité technologique souveraine a par ailleurs été un des facteurs ayant conduit l’URSS à sa chute.
L’aptitude de mise en œuvre des moyens de Défense :
C’est un aspect clé : les standards OTAN l’illustrent bien puisqu’ils sont mis en place pour faciliter cette mise en œuvre via l’interopérabilité des moyens de Défense. On retrouve également cet aspect dans la mesure de la disponibilité technique des systèmes.
Une autonomie technologique permet une autonomie de mise en œuvre. Pour autant, cette autonomie tend à s’opposer au besoin d’interopérabilité [3]. Une des réponses pour modérer cette inconsistance entre interopérabilité et autonomie est le développement en coopération au sein de l’Union Européenne de programmes de défense.
L’intérêt économique :
Sans nier les intérêts opérationnels ci-dessus, le premier objectif de la souveraineté est la création de valeur, d’emplois, de technologies pouvant être réutilisées par ailleurs, de produits exportables (et donc d’importation de capitaux)… L’intérêt est d’autant plus grand que les sommes engagées sont conséquentes et engagent dans le temps long. Plus ces retours sur investissement [4] sont grands, plus ils permettent l’acquisition quasi gratuite de technologies tout en évitant la fuite de capitaux.
On peut distinguer quatre catégories économiques :
- Les technologies de niche [5]
- Les technologies sous monopole ou à leader incontesté [6]
- Les technologies à forte valeur-ajoutée
- Les technologies à faible valeur
De ces quatre, les deux premières et la dernière sont les plus dures à acquérir dans la mesure où elles ne satisfont pas l’aspect de rentabilité économique. L’Europe a ainsi très largement abandonné toute ambition sur ces trois catégories, attestant de l’importance prépondérante de l’aspect économique dans sa BITD par rapport à celui de l’autonomie de mise en œuvre [7].
2/ Les limites auxquelles est confrontée la BITD ?
En l’état, la BITD fait face à deux « ennemis » :
La Chine :
Une technologie importée d’un pays non-aligné, voire même ennemi potentiel [8]. Côté outre-Atlantique (et dans une moindre mesure au sein de l’OTAN), ce risque a fait l’objet de nombreux rapports [9].
ITAR ? Non. OTAN :
Avant toute chose, contrairement aux idées reçues, l’ITAR n’est pas une arme économique mais de politique internationale, en agissant sur la capacité de mise en œuvre [10][11]. Les effets liés à l’ITAR ne sont en fait que la partie visible de l’iceberg OTAN. Faute de stratégie en matière d’autonomie de mise en œuvre hors cadre OTAN, l’Europe a laissé sa politique de Défense être « vassalisée » par l’OTAN et par là sa souveraineté technologique :
- D’une part, en imposant des standards technologiques pour lesquels les États-Unis sont souverains [12].
- D’autre part via ses standards de mise en œuvre et d’interopérabilité [3][11]. Si la standardisation facilite l’interopérabilité, elle est aussi un carcan conditionnant le développement et l’acquisition de technologies.
Tant que cela ne concerne que des options de mise en œuvre alliée, ce n’est pas incontournable. Ça l’est beaucoup plus dès lors que cela touche au cœur du système d’armes. Dès lors, l’émancipation d’une souveraineté technologique européenne est en effet illusoire tant que l’Union Européenne s’en remet à l’OTAN (et non l’inverse).
Plus qu’un allié, les USA sont ainsi le suzerain de la Défense Européenne en confisquant, via l’OTAN, la souveraineté de design et des modes d’actions. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les États-Unis ne se sont jamais opposés aux programmes européens s’inscrivant dans un cadre OTAN (Tornado, NH90, NGRC…), mais au contraire les encouragent : ils permettent de « sanctuariser » les systèmes d’armes européens au sein des standards OTAN et, par effet de bord, de l’ITAR.
3/ Des solutions ?
Si une souveraineté totale est impossible, il convient alors de correctement définir le périmètre d’autonomie de mise en œuvre, considérant la viabilité économique qui garantit la soutenabilité de cette autonomie.
Dans ce cadre, deux stratégies (sans être antinomiques) peuvent être envisagées :
- Être maitre de ‘80%’ d’un système d’armes, permettant d’offrir à l’export une solution dégradée, « ITAR-free ». C’est typiquement le cas du système d’armes Rafale.
- Être maitre de technologies transverses telles que les technologies d’informatique embarquées, de cloud, de communication de données… [13] citons par exemple le cas de la boule optronique EuroFlir 410, qui équipe ou équipera un large spectre des hélicoptères français.
Pour cela, il faut se rendre maitre de la conception en émancipant le design du système des standards OTAN [14] au travers d’une approche d’interfaçage vis-à-vis de ces standards (telle qu’une conception MVC [15]).
S’inscrivant dans le temps long, cette souveraineté peut être aidée par la coopération étatique et industrielle entre pays européens. Elle exige néanmoins de maintenir un effort et une volonté de la part des acteurs et une recherche du compromis vers un intérêt dépassant les intérêts de chaque acteur [16]. C’est pourtant là le principe de base de toute entreprise (dans le sens d’entreprendre).
Au regard de ces enjeux et défis, l’échec d’un programme entrepris n’est pas l’incapacité à atteindre un ensemble d’objectifs, mais l’incapacité à les viser.
Julien Maire
[1] On aurait tort de sous-estimer l’importance de la souveraineté technologique des moyens : Ainsi, Dassault Systèmes, avec en particulier CATIA, a joué un rôle clé dans la réussite de Dassault et du Rafale.
[2] A ce titre, l’EDA fournit depuis des années sa part d’efforts en incitant à cet alignement calendaire et le principe de compromis vers un intérêt commun (cf. PËSCO).
[3] Ainsi, l’interopérabilité impose des standards, limitant le choix des équipements (y compris digitaux, tels que des clés de cryptage), et pouvant être sous règlementation ITAR (citons la L-16, l’IFF mode 5…).
[4] Taxes, impôts, emplois, applications civiles, export… Chaque euro investi reviendra au moins en partie dans les caisses de l’État. Voire rapportera plus que sa valeur selon le succès à l’Export.
[5] Exemple : les catapultes de porte-avions.
[6] Exemple : les hélicoptères de transport lourds.
[7] Rappelons que même le système d’armes Rafale n’est pas pleinement autonome : Le Rafale M ne peut être projeté que grâce à des catapultes de conception américaines et sous ITAR. Le Rafale met en œuvre des GBU américaines. Or, un Rafale « lisse », sans GBU, ne remplit pas son rôle.
[8] Citons par exemple le cas des puces et transistors en provenance de Chine ; mais aussi des terres rares dont là encore la Chine a un quasi-monopole.
[9] Tels que la sécurisation de la chaine d’approvisionnement et d’enrichissement de matières nucléaires.
[10] Même si le système d’armes Rafale a recours à des sous-systèmes sous ITAR, les USA n’ont pas pour autant utilisé cette arme pour entraver le Rafale sur les compétitions face aux matériels américains. Le cas Égyptien, qui ciblait plus l’Égypte que le Rafale, s’est débloqué au bout de quelques semaines.
[11] Ainsi, quand les USA ont bloqué la licence ITAR pour des pièces pour les catapultes du Charles de Gaulle, ce fut pour forcer la France, en tant qu’allier au sein de l’OTAN, à s’engager plus dans les opérations en Afghanistan et Irak.
[12] On l’a vu ces derniers temps avec toute la mainmise que permet la bombe nucléaire américaine B61-12 : sous-ensemble à l’intérêt opérationnel mineur mais qui pourtant a un effet majeur, conditionnant (au moins en partie) la composition des flottes d’avions de combats de pays européens avec l’acquisition forcée de F-35.
[13] En l’état, la souveraineté des technologies informatiques, de cloud informatique et de communications est très largement confisquée par les États-Unis, via notamment ces standards OTAN.
[14] C’est là toute la différence par exemple entre un Tempest, pensé par rapport au F-35, et un SCAF « émancipé » dont le cloud pourrait disposer de ses propres standards simplement interfacés vis-à-vis des standards OTAN & américains.
[15] http://www.european-military-aircrafts.net/think-out-of-the-helicopter/
[16] Le SCAF l’a malheureusement encore démontré où les intérêts de chacun ont pris le dessus sur les Golden Rules initialement définies. Dès lors, le programme a abandonné la recherche d’un compromis vers un intérêt plus grand pour des compromis entre intérêts des acteurs. Le SCAF n’est alors plus dans une logique de construction, mais de trocs.