Bilan hebdomadaire n°6, aspects militaires, suite du n°5, en date du 10 avril 2022, paru sur le compte Twitter d’O. Kempf le 10 avril 2022i(ici)
Sur le front des combats, à part tel ou tel accrochage ou bombardement, sur lesquels nous reviendrons, il ne s’est apparemment rien passé. La raison en est simple : la logistique reprend ses droits. Souvent oubliée voire méprisée, elle se rappelle toujours au chef et presque toujours au mauvais moment : celui justement où « elle ne suit plus » (NB : la fameuse intendance de De Gaulle n’est qu’une des fonctions de la logistique).
Or, depuis quinze jours, les deux parties sont obligées de faire primer la logistique, cet art stratégique négligé mais pourtant crucial. C’est que les données ont changé pour les deux camps. Beaucoup a été dit de la manœuvre des Russes, forcés de retirer leurs forces engagées au nord-ouest (Kiev) et au Nord pour les recentrer dans le Donbass voire le sud. Or, il leur faut contourner toute l’Ukraine par la Biélorussie pour les réengager soit vers Izioum (au plus près) soit au sud du Donbass (et donc 200 à 300 km de plus de contournement). Encore ne parlons-nous là que des transports.
Encore ne parlons nous que d’effectif, denrée rare chez les Russes.
Il faut également recompléter les équipements. Les Russes ont des stocks (souvent dépareillés et anciens). Le problème se pose plus pour les UKR qui ont des hommes mais manquent d’équipements. Ainsi s’expliquent les demandes aigres de Zelensky, auxquels répondent les alliés avec des moyens limités mais de moins en moins d’hésitation (et donc de crainte de l’escalade avec un acteur russe qui fait moins peur).
Par ailleurs, les UKR ont aussi un problème d’élongation. En effet, comme le front se déplace globalement de 500 km à l’est, cela favorise plus les RU (une fois leur manœuvre de réarticulation terminée) que les UKR qui doivent porter leur logistique sur 1/2 millier de km supplémentaire. Or, cette fois-ci, ce sont leurs lignes logistiques qui deviennent fragiles. Ils ont peu de points de franchissement sur le Dniepr (d’où l’importance de la ville de Dniepropetrovsk que je signale depuis des semaines) et ensuite, leurs lignes de chemin de fer sont peu nombreuses pour approvisionner le complexe de Sloviansk/Kramatorsk au nord du dispositif.
Ce môle de résistance est devenu le centre de gravité -CDG-« opératif » de la phase en cours. (NB : j’avais écrit il y a plus de 15 ans un article théorique sur la possibilité de CDG au pluriel, cf. revue Stratégiques de H. Coutau-Bégarie). Or, cette ligne de chemin de fer est centrale. Elle relie Dniepro à Sloviansk et devient très étroite à hauteur de Barvinkove. Est-ce un hasard si les dernières infos disponibles montrent un effort russe descendant d’Izioum non sur Kramatorsk mais sur Barvinkove ? Voici l’objectif ferroviaire des Russes qui veulent couper les appros UKR de la zone, d’autant que cette localité est probablement moins bien défendue que l’avant du dispositif UKR…
Nous sommes bien en présence d’une bataille logistique où chaque partie se dépêche de se renforcer tout en menant de petites opérations ici ou là pour maintenir la pression et fixer l’ennemi. Ainsi, la frappe sur la gare de Kramatrosk n’avait visiblement pas de motif logistique puisque c’est une munition à sous-munitions, visant donc des cibles humaines : normalement des soldats, dans le cas présent des civils.
Du côté de Marioupol, deux informations ont marqué la semaine : d’une part, la nouvelle que les UKR avaient continué de ravitailler la ville assiégée (la log, toujours !), grâce à des hélicoptères volant à faible altitude : ils seraient partis du Dniepr, aurait atteint la mer d’Azov puis auraient atteint la ville par le rivage. Ils auraient apporté des munitions et rembarqué des blessés à chaque noria.Cependant, la nouvelle est connue et les RU doivent désormais mieux surveiller leur sol-air basse couche… On a également appris que les troupes RU avaient fait leur jonction, ce qui était prévisible. Ainsi, une résistance UKR se trouverait isolée au centre de la ville, l’autre partie étant acculée sur les quais. Personne ne s’attendait pourtant à une résistance aussi longue de près de 50 jours. Les troupes RU en sortiront éreintées et auront du mal à être réengagées aussitôt vers le nord pour fermer la pince du Donbass. Il faudra à Moscou d’autres unités.
Un des grands changements de la phase opérationnelle actuelle tient aussi à l’inversion de polarité dans la zone sud. Les UKR étaient jusqu’à présent sur la défensive, ils doivent désormais faire pression sur les RU disposés en avant de Kherson. Remarquons au passage la raison du dispositif russe qui avait pris une partie de la rive droite du Dniepr. J’avais considéré à l’origine qu’il s’agissait de menacer l’arrière de Dniepro. Désormais, il me semble que les RU veulent surtout tenir le territoire de l’oblast de Kherson qui s’étend justement sur la rive droite du Dniepr : gage et revendication future d’un découpage de l’Ukraine ? cela reste à confirmer. Il reste que sur ce front, ce sont aux UKR de prendre l’initiative, sachant que la logistique leur est plus favorable. S’ils mènent des actions localisées, ils progressent peu, signe d’une part d’une véritable fatigue opérationnelle (l’usure UKR est un des secrets les mieux gardés et quels que soient les décomptes triomphants parus sur les réseaux sociaux, il faut garder la circonspection envers ce qu’on y dit), d’autre part de leur capacité à peut-être conduire des actions interarmes d’ampleur (là encore, c’est une grande interrogation). Aussi voit-on à court terme les RU tenir à Kherson.
Ce front sud doit être observé avec attention car il indiquera la capacité future des URK à prendre l’offensive et donc d’être capable de repousser les RU de leur territoire. Or, cette hypothèse considérée comme assurée par bon nombre de commentateurs reste, du point de vue technique qui est le nôtre, à confirmer, pour dire le moins.
Cette remarque doit être conservée à l’esprit le jour où il faudra reparler des paramètres de négociations. En effet, la phase actuelle des opérations où chaque partie s’est fixée de nouveaux objectifs « dans la guerre » (Ziel, Zweck, je vous en ai déjà parlé) suspend les négociations actives qui étaient menées. Mais aussi, en relançant les efforts et les sacrifices, elle élève les enjeux et rend plus difficile les compromis. Les massacres de Bucha ou le bombardement de Kramatorsk ne pourront pas être oubliés facilement lors des pourparlers.
OK