Cette année, l’Algérie fête le 60e anniversaire de son indépendance. Une telle date offre le prétexte à publications et si le déroulement de la guerre d’indépendance est appréhendé, la question qui s’impose depuis des années des deux côtés des rives de la mer Méditerranée est celle de la mémoire. Une mémoire de la guerre confrontée à l’histoire, deux notions en concurrence, sujettes à des enjeux éminemment politiques.
Le professeur Guy Pervillé, applique rigoureusement la méthode du métier d’historien lui évitant de verser dans la prise de position politique et idéologique plus propice au succès médiatique et à l’accès à des postes que certains jugent prestigieux, pour étudier « l’histoire de la mémoire de la guerre d’Algérie » car là se concentrent les tensions entre la France et l’Algérie. Il rappelle que l’histoire est une discipline intellectuelle qui replace les faits dans leur contexte, respecte leur ordre chronologique et s’attache à distinguer leurs causes et leurs conséquences par rapport à la mémoire définie comme un devoir moral et politique où les faits sont utilisés à des fins politiques par les détenteurs du pouvoir (p 9-10). Exercice périlleux car la notion de « mémoire » a muté suite aux procès du tribunal de Nuremberg intentés contre les responsables du régime hitlérien et à ceux des années 1980 et 1990 qui ont abouti, en France, au Code pénal de 1994. A cette aune, la glorieuse épopée militaire française se transforme en commémoration de faits criminels (p 11).
Il démontre que la guerre d’Algérie ne fut pas une simple répétition de la Deuxième guerre mondiale (chapitre I) comme le pensaient les dirigeants de la Quatrième République pour lesquels la France devait se défendre contre l’agression étrangère du nationalisme arabe tandis que la gauche intellectuelle les accusait de copier les méthodes nazies. Débat tranché par le général de Gaulle qui reconnut la légitimité de la revendication algérienne et négocia avec le FLN mais débat repris après 1962 par les milieux politiques et intellectuels de gauche qui identifient l’OAS au fascisme et la résistance algérienne à la résistance française (pp 19-21). Une tendance à surimposer la mémoire des deux guerres de façon simplificatrice à laquelle l’auteur réagit en historien.
Dans les chapitres suivants, il présente l’évolution de la mémoire selon deux périodes : 1962 à 1992 puis depuis 1992.
Il étudie la mémoire française de la guerre d’Algérie (chapitre II), une guerre militairement gagnée mais politiquement perdue dont les présidents successifs de 1962 à1995 n’ont pas organisé une commémoration qui n’aurait pas rassemblé les Français. Ils ont préféré prendre des mesures d’amnistie envers les partisans de l’OAS (amnistie de juillet 1968 et loi de 1982 de reconstitution de carrière des militaires), assurer le reclassement des Français rapatriés d’Algérie (loi de contribution à l’indemnisation votée en 1970) et des « Français musulmans » réfugiés (prise en considération des « harkis » et de leurs familles après la révolte des jeunes de 1974).
Le chapitre suivant évoque la mémoire algérienne de la guerre de Libération, objet d’une « hyper-commémoration » (p 35) avec dès l’indépendance un débat de fond sur les origines de l’État et de la nation algérienne. Il en ressort que le nationalisme algérien est arabe et musulman ce qui exclut la dimension berbère. L’historien montre que dès lors, des problèmes non résolus ne le sont toujours pas. Durant les 30 années, les relations entre les deux États ont oscillé entre la poursuite d’une coopération voulue par le général de Gaulle afin de sauvegarder les intérêts français et les crises plus ou moins graves (pp 31-34)
1992 marque une rupture lorsque l’Algérie rechutant dans la violence de la guerre civile suite à l’interruption du processus électoral, les contraintes mémorielles sont renforcées par le pouvoir en place et par les islamistes du FIS qui se réclament de l’héritage résistant du FLN pour légitimer leur combat (p 47).
L’auteur se penche sur la mémoire algérienne de la guerre de Libération nationale et son exportation vers la France depuis 1992 (chapitre IV) puis sur l’évolution de la mémoire française de la guerre d’Algérie (chapitre V) pour ensuite envisager les commémorations de la guerre de Libération nationale en Algérie (chapitre VI) suivies des commémorations de la guerre d’Algérie en France (chapitre VII) depuis la même date.
La conclusion porte sur la présidence Macron et l’échec de la réconciliation mémorielle franco-algérienne. Il rappelle que depuis la présidence de Jacques Chirac qui a proposé vainement en 2003 un traité d’amitié franco-algérien, tous les chefs de l’État ont été confrontés depuis 1995 à la revendication algérienne de la repentance à laquelle ils n’ont pas cédé car elle n’a pour but que de masquer la faillite de la gouvernance d’un pays riche. Le pouvoir algérien instrumentalise la mémoire pour se légitimer auprès des jeunes Algériens qui veulent vivre comme tous ceux de leur génération quitte à émigrer.
L’on se souvient qu’Emmanuel Macron, candidat à la présidence de la République, en visite à Alger, en février 2017, sembla rompre avec ce refus en qualifiant la colonisation de « crime contre l’humanité » pour oublier sa déclaration lors de sa visite officielle en décembre 2017, préférant « ni déni, ni repentance ». En 2020, il a chargé Benjamin Stora de lui présenter des propositions afin de réconcilier les mémoires. Rapport remis en janvier 2021 dont le refus par Alger a suscité une nouvelle crise.
L’ouvrage s’achève sur une chronologie très complète qui permet de mieux situer une histoire complexe où les considérations politiques et sociologiques s’entremêlent.
Un livre passionnant à lire car il éclaire le face à face de la France avec son passé.
Martine Cuttier
Guy Pervillé, Histoire de la mémoire de guerre d’Algérie, Soteca, 175 p, 2022
A paraître à partir de la mi-août.