Nous avons le plaisir d’accueillir le premier texte d’un de nos chercheurs associés, le GDA (2S) E. Patry, ancien directeur du CICDE. Merci à lui et bienvenue parmi nous. LV
Un nouveau cadre stratégique, l’ambition d’une puissance d’équilibre
Depuis quelques années déjà, le président Emmanuel Macron répète avec insistance dans nombre de ses discours, notamment celui du 26 septembre 2017 sur l’Europe et celui du 7 février 2020 sur la Défense, l’importance d’orienter et de construire la politique et l’action publique dans la finalité, pour la France et l’UE, de s’assurer d’une pleine souveraineté. Cette « grande stratégie [1]» permet de fixer un cap et une ambition pour notre pays dans un cadre européen et de s’en donner les moyens, après 4 décennies plutôt naïves de « wishfull thinking »[2] et de conduite d’actions de court terme.
Par ailleurs il est intéressant de noter dans le vocabulaire stratégique la nouvelle notion instillée par notre président de « puissance d’équilibre », autrement dit une Nation suffisamment puissante et indépendante permettant de compenser, ou de contribuer à compenser dans une alliance, les déséquilibres et pouvant rétablir, par des instruments de puissance[3] dont la force armée notamment, une stabilité gage de relations régulées pour éviter le retour au spectre destructeur des guerres. Dans cette optique l’autonomie stratégique est bien ce qui sous-tend cette ambition et l’actualité du conflit russo-ukrainien nous montre clairement qu’il nous faut nous préparer à des scenarios plus durs que ceux que nous avons connus ces dernières années (essentiellement la lutte contre le terrorisme, sur notre sol comme à l’extérieur) et qui ont sans doute trop modelé nos schémas de pensée, entraînant des biais.
Déclinée de cette grande stratégie, la politique de défense a une place particulière. D’une part elle est intrinsèquement constituée pour permettre à la France d’assurer sa sécurité (protection du territoire et de ses citoyens, défense et promotion de ses intérêts et de ses alliances, rôle sur la scène internationale, …) et de contribuer à celles de ses alliés, sécurité sans laquelle aucune souveraineté ne peut s’exprimer ; d’autre part elle constitue l’ultima ratio, c’est à dire le recours quand toute régulation aura échoué, aux actions les plus extrêmes pour la survie de la Nation. La stratégie de défense se décline en deux volets, le premier consiste d’abord à se donner les moyens de ses ambitions. Il s’agit de se préparer pour pouvoir agir efficacement au bon moment, notamment : construire les capacités militaires[4] au regard des ambitions politiques, bâtir un outil industriel et économique permettant de les soutenir sans dépendre de facteurs exogènes pour garantir une totale liberté de choix, entraîner les forces selon des objectifs réalistes et envisager des scenarios d’emploi des forces par anticipation pour être plus réactif. Le deuxième volet est un volet d’emploi, il consiste à élaborer des stratégies militaires opérationnelles (se référer à la DIA-5(C)_A&PS(2019)) c’est à dire à employer nos forces pour qu’elles remplissent les rôles pour lesquelles elles ont été conçues soit de manière permanente (les postures permanentes de sûreté, les forces prépositionnées, le renseignement stratégique), soit de manière circonstancielle (les dispositifs particuliers de sûreté lors d ‘événements sensibles, les opérations en cours comme Barkhane ou Chammal, des activités à vocation de « signalement stratégique »[5]…).
La place du MCO dans ce nouveau cadre – l’exemple de Chammal
Un des enjeux particulièrement importants est de pouvoir disposer d’équipements disponibles, y compris sur la durée, en nombre suffisant. Un maintien en condition (MCO) performant[6] est donc au cœur même de la stratégie militaire, sous peine d’inconsistance et de manque de la crédibilité nécessaire à une Nation ou une alliance pour être une puissance d’équilibre. Si bien évidemment cela concerne l’ensemble des matériels, le MCO aéronautique est probablement celui qui est porteur de la plus grande fragilité compte tenu à la fois de son coût, de la complexité des systèmes et de leur relative fragilité[7].
Prenons un exemple marquant, celui du début de l’opération Chammal en 2014 avec la mise en place d’une base aérienne projetée sur laquelle est constituée une force d’intervention de 6 Mirage 2000D, ce qui ne représentait qu’une toute petite part de la flotte totale à l’époque (moins de 10%). Mais l’effort opérationnel demandé par le commandement en termes d’activité est alors de plus d’une vingtaine de sorties hebdomadaires avec des profils de vol essentiellement fondés sur une persistance de capacité de frappes air-sol pour garantir des interventions très rapides au profit des troupes au sol, donc des vols de plusieurs heures. Cette exigence de disponibilité et d’activité nécessitait de pouvoir générer 7 200 heures par an pour les Mirage 2000D au seul profit du théâtre.
Au-delà de ce chiffre de 6 aéronefs qui peut sembler un format bien modeste, il faut donc dépasser cet arbre qui cache la forêt, pour aller chercher plus en profondeur les réelles conséquences de cette activité sur le MCO et le véritable dimensionnement de cet effort. En effet, une flotte d’avion de chasse est construite à partir d’hypothèses d’emploi et cadrée budgétairement et techniquement. C’est à dire qu’une flotte dispose d’une durée de vie limitée[8] en termes de vieillissement (initialement le Rafale avait une limitation à 5 000 heures de vol au total, limitation repoussée depuis par des études de vieillissement de la cellule), la durée de vie dépend alors de l’utilisation que l’on en fait. Structurellement l’activité moyenne par avion et par an était donc de 250 heures de vol (repoussée depuis vers 300 heures).
Un simple calcul rapide montre que le potentiel pris sur la flotte pour générer cette activité est de 7200/250= 28,8 équivalent avions ! L’effort en termes de MCO est donc bien plus important que ne le laisse croire à première vue ce format de 6 avions qui peut sembler en première approche bien modeste. En effet, leur activité 5 fois supérieure à la moyenne nécessite donc de fréquentes relèves, l’accélération significative de leur cycle de maintenance voire potentiellement le raccourcissement de leur durée de vie[9]. Il s’agit bien à chaque fois d’associer à un format, l’activité réelle qui lui est associée pour avoir une vue complète et précise de l’effort réel à produire, c’est à dire l’impact sur l’ensemble de la flotte indépendamment du nombre d’avions projetés.
Des scenarios d’emploi plus exigeants
Ainsi, certains de nos scenarios d’emploi nécessitent une activité de vol 5 fois supérieure à la moyenne structurelle. Aujourd’hui l’absorption de ce surcroît d’activité, important mais toutefois finalement relativement limité, est compensé partiellement à la fois par des activités de MCO supérieures (financées en partie par un budget spécifique dit BOP Opex) et un certain rééquilibrage avec d’autres activités (notamment d’entraînement). Mais si l’on applique ces hypothèses d’emploi au cadre d’un engagement majeur avec un nombre bien plus significatif d’aéronefs, nous constatons donc que nous nous écartons très rapidement du modèle de MCO tel qu’il est conçu aujourd’hui et qu’en conséquence la capacité à durer dans un conflit peut rapidement s’amenuiser et nous contraindre dans notre liberté de manœuvre.
Possiblement toutefois dans le cas d’une engagement majeur compte tenu des enjeux pour soutenir un pic d’activité dans la durée[10], on peut formuler les hypothèses suivantes : la prise de risque serait supérieure en acceptant des dérogations aux normes ; les arbitrages avec d’autres activités seraient encore plus sélectifs ; l’effort de MCO serait démultiplié au moins en termes financier ; le cadre d’emploi pourrait nécessiter un peu moins de persistance en vol ; et le vieillissement accéléré de la flotte deviendrait plus secondaire.
Mais il n’en reste pas moins que le compte n’y sera probablement pas, plus particulièrement en ce qui concerne la capacité réactive de régénération de potentiel ainsi que la prise en compte de d’une attrition significative dans ce cadre d’emploi. Pour faire cadrer le plus justement possible le modèle avec l’ambition politique d’une puissance d’équilibre (seule ou avec une alliance) et d’une pleine souveraineté pour ne placer notre destin que dans nos seules mains[11], il s’agit donc de renforcer notre capacité logistique pour pouvoir faire face au scenario prospectif désormais crédible d’un engagement majeur. Quels en sont les leviers ?
Les leviers d’action pour adapter le MCO
Deux voies complémentaires sont possibles : augmenter les ressources disponibles[12] dans les forces armées et/ou se mettre en mesure de pouvoir accélérer les cycles de maintenance et les approvisionnements. La réponse est bien évidemment dans un équilibre à trouver entre ces deux leviers.
En effet l’effort budgétaire à consentir pour le premier, même en période favorable d’augmentation du budget des armées, aura une limite et il serait déraisonnable de n’investir que dans des stocks qui par ailleurs couteraient très chers à maintenir. La solution consiste donc aussi à pouvoir monter en puissance rapidement le moment venu, notamment par l’industrie. Autrement dit, il s’agit de prévoir des mécanismes qui permettraient d’accélérer la régénération de potentiel, soit par production soit par maintenance, c’est à dire l’instauration d’une véritable « économie et industrie de guerre » [13] le moment venu, car il sera difficile de les mettre en place dans l’urgence.
S’il est assez facile de théoriser, la mise en application se révèle ardue et porte de nombreux défis à relever. Au-delà de marges organisationnelles et normatives que pourraient permettre une situation exceptionnelle (dérogation au temps de travail par exemple), il s’agira entre autres de se préparer à pouvoir former très rapidement de la ressource humaine supplémentaire, de relocaliser dès à présent le plus possible certaines productions clefs de composants pour dépendre le moins possibles des flux logistiques internationaux, et de sécuriser les approvisionnements de matières premières dont nous sommes dépendants. Il s ‘agira aussi de repenser les équilibres entre le niveau de soutien opérationnel (NSO)[14], c’est à dire la maintenance réalisée par les forces armées et le niveau de soutien industriel (NSI)[15]. En effet, dans le cadre d’un engagement majeur la menace que fera porter un adversaire puissant doté de capacités A2AD (Anti Access and Area Denial) sur le théâtre d’opérations voire sur notre territoire national (par des actes terroristes notamment), nécessitera pour les forces armées déployées d’avoir une capacité de MCO significative pour garantir une autonomie suffisante[16].
Un bon stratège est d’abord un bon logisticien et un bon planificateur. La perspective plus probable désormais d’un engagement majeur bouleverse les grandes tendances prises ces dernières années sous l’impulsion d’une rationalisation (flux tendus, externalisation) qui devient excessive sous ce nouveau paradigme. Se préparer à cet engagement c’est d’abord se préparer à faire face à un pic d’activités très important et sur la durée, cela passe nécessairement par le renforcement des capacités du NSO mais aussi par des mécanismes de montée en puissance rapide des capacités industrielles nationales.
E. Patry
[1]Notion introduite par Lidell Hart, mais la sémantique reste encore peu précise. On peut aussi parler de stratégie intégrale, totale ou générale chacune pouvant toutefois avoir ses propres nuances. Il s’agit de combiner l’ensemble des instruments de puissance, directement ou indirectement, pour atteindre des objectifs de nature politique.
[2]Le fait par exemple de trop considérer l’allié américain comme le garant de notre sécurité
[3]DIMEJTIC : diplomatique-informationnel-militaire-économique-juridique-technologique-industriel-culturel
[4]Une capacité se décline en 6 piliers ; doctrine, organisation, RH, équipements, soutien, entrainement
[5]Il s’agit par le biais d’activité des forces d’envoyer un message à un compétiteur pour montrer sa détermination et l’influencer, lire la DIA 3.10 (DR) pour ceux étant habilités.
[6]Lire à ce titre l’article sur ce sujet dans la RDN 2021/HS4 de Guenaelle Créachcadec
[7]Certaines pièces peuvent n’avoir que quelques dizaine d’heures de fonctionnement avant maintenance préventive ou curative pour des raisons d’usure dans des utilisations poussées des matériels ou par manque de fiabilité/maturité.
[8]D’une trentaine d’année environ, avec prolongation toujours possible mais avec des coûts de MCO croissants, du traitement d’obsolescences problématique à moins de rénovation majeure et un outil industriel qui peine à conserver les savoir-faire et les chaines de production ou de maintenance sur un relativement faible volume d’activité sur une aussi longue durée.
[9]Cela a aussi des conséquence sur la disponibilité des avions restés en métropole pour garantir une disponibilité maximale sur les théâtre d’opération
[10]En planification, les contrats opérationnels prévoient toujours des hypothèses pour un engagement majeur de montée en puissance et de durée des opérations qui semblent optimistes au regard de la nouvelle actualité géostratégique
[12]Augmentation de la flotte de combat et/ou augmentation des stocks de pièces de rechange notamment, augmentation des ressources humaines qualifiées, augmentation des infrastructures de maintenance
[13]Les USA par exemple sont passés d’une production de 6 068 avions en 1939 à 96 270 en 1944.
[14]Ce niveau peut dépendre du type de flotte, et être minimaliste pour les flottes écoles ou le transport stratégique.
[15]Le modèle de la Marine Nationale est intéressant à ce titre, car son NSO est renforcé par du personnel militaire du NSI lors de déploiement du Groupe Aéronaval.
[16]A titre d’exemple aujourd’hui certaines opérations de maintenance ou de réparation sur les pods d’avions de combat nécessitent un retour métropole vers l’industriel par manque d’outillages et de compétences. Les temps d’indisponibilité augmentent donc car ils dépendent des flux logistiques.