La semaine a été moins tumultueuse que les précédentes, malgré la frappe sur le pont de Kertch. (billet en entier en lien en fin de fil).
Sur le front intérieur, la percée au nord de la poche de Kherson, annoncée la semaine dernière, a été confirmée. En deux jours, les Ukrainiens ont repris plusieurs centaines de kilomètres carrés, les Russes refluant vers le sud pour ne pas se faire déborder. Du coup, ils ont abandonné Davydiv Brid qu’ils tenaient depuis longtemps. Le nouveau front s’établit désormais sur une ligne reliant Sukhyi Stavok, Sadok, Borozenske et Kachkarivka sur le Dniepr. Elle tient depuis cinq jours. Sur le reste de la poche, le front n’a pas bougé.
La ligne de Zaporijia n’a pas non plus changé. Certaines incursions ukrainiennes ont été repoussées, les comptes pro-russes signalant par ailleurs une concentration de forces ukrainiennes dans la zone. Une offensive ukrainienne serait logique, en direction de Melitopol, afin de couper la liaison terrestre vers Kherson.
C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre l’attaque contre le pont de Kertch. Rappelons que celui-ci relie la Crimée au territoire russe par le détroit de Kertch qui sépare la mer d’Azov de la mer Noire. Il a été construit rapidement par les Russes après l’annexion de la Crimée en 2014. Or, il a été partiellement détruit dans la nuit du 7 au 8 octobre. Les spécialistes discutent encore de l’origine : camion piégé ? drone sous-marin ? frappe de missiles ?
Ce n’est pas un accident, en tout cas. L’objectif consiste évidemment à couper cet axe d’approvisionnement logistique de la Crimée, afin de montrer que celle-ci (mais aussi ses prolongements vers Zaporijia et Kherson) ne restent pas hors d’atteinte. De même, cela contribue à la stratégie développée depuis plusieurs semaines d’affaiblir les lignes logistiques russes, notamment vers Kherson. Cependant, une voie routière seulement a été détruite, l’autre restant en fonctionnement. Quant à la voie ferrée sur un pont adjacent, elle semble réparable à bref délai. Tactiquement donc, la gêne sera de courte durée mais symboliquement, la charge est lourde.
Dans le Donbass sud, les Russes ont repris quelques efforts autour de Donetsk : on signale des progrès toujours limités vers Marinka et Pervomaiske, à l’ouest de Donetsk. Rien qui change la donne mais c’est conforme à la tactique de grignotage russe depuis des semaines. Plus au nord, vers Bakhmout, les Russes ont connu plus de succès : ils ont pris Odradivka et Zaitseve (celui du nord) et abordent Opytne, immédiatement au sud de Bakhmout. Ils sont en mesure de passer sur la rive occidentale de la rivière pour contourner la ville. Il faut ici surveiller les localités de Klischivka et Ivanivske.
Rien n’a bougé aux alentours de la rivière Donets. Plus au nord, les Ukrainiens ont terminé le nettoyage des zones qu’ils avaient conquises entre Lyman et la rivière Oskil. Cependant, ils n’ont visiblement pas relancé leur avancée. Ils semblent ainsi rencontrer des difficultés à sortir de Koupiansk où les Russes réussiraient à les contenir. Cette présence russe loin à l’ouest semble les empêcher de progresser directement soit pour encercler Kreminna ou attaquer Svatove.
Appréciation militaire : La semaine a été moins mauvaise pour les Russes que les précédentes, malgré la perte de quelques centaines de kilomètres carrés supplémentaires dans la poche de Kherson et l’attaque contre le pont de Kertch.
Cette apparente stabilisation peut signifier plusieurs choses. Tout d’abord, voici revenir le terme de pause opérationnelle, cette fois à l’avantage des Ukrainiens. Il leur faut en effet digérer leurs succès : contrôler les territoires repris, faire tourner les unités qui ont besoin de remise en condition (hommes et matériels), renouveler la logistique avec des lignes plus longues, préparer les nouvelles manœuvres opératives qui peuvent entraîner des déplacements d’unités vers de nouvelles positions …
Une pause dans les opérations n’est donc pas mauvaise chose et au contraire, elle manifeste une certaine maturité. Mais il est aussi possible que les conquêtes effectuées l’aient été à des prix élevés et que la remise en condition nécessaire soit plus profonde. Il faut alors renouveler des unités décimées, réparer des matériels en panne ou détruits, incorporer de nouveaux matériels ou de nouveaux hommes, etc… Dans ces cas, la pause opérationnelle est plus longue et plus subie. Bref, entre le simple passage à la station-service pour faire le plein ou la révision des 60.000 kilomètres, il y a plusieurs sortes de pauses opérationnelles.
Il reste que ce temps pris pour se reconditionner est mis à profit par l’adversaire. C’est tout le sens de la manœuvre russe depuis six semaines : abandonner du terrain et si possible pas trop de forces pour gagner du temps et faire monter au front de nouvelles unités.
En ce sens, la relative stabilisation du front permet aux Russes d’espérer se rétablir. Cela ne constitue qu’un pansement, en espérant pouvoir tenir jusqu’à la raspoutitsa d’automne puis l’hiver qui gèlera les opérations. Autant de mois mis à profit pour tirer parti de la mobilisation partielle engagée il y a dix jours. Rien ne dit pourtant que ce pari suffira. En effet, tout n’est pas qu’affaire d’hommes. Il faut ainsi au minimum un cadre pour trois soldats. Si l’on annonce 300.000 hommes mobilisés, cela signifie que parmi eux, il faudra 75.000 cadres. Or, il faut encore plus de temps pour former un cadre qu’un simple soldat, d’autant que l’armée russe n’a pas de corps de sous-officiers. Enfin, rien ne dit que les structures de commandement seront mises à niveau.
Autrement dit, malgré la volonté de la direction russe, rien ne garantit que son pari stratégique de modifier le rapport de forces sera réussi, d’autant que les Ukrainiens ne vont pas rester inactifs.
Appréciation politique : Plusieurs événements méritent l’attention cette semaine. Du côté de la guerre économique, une nouvelle n’a fait aucun bruit alors qu’elle est de grande conséquence : il semblerait qu’un des tuyaux de Nordstream 2 soit toujours en état de fonctionner. Par conséquent, la pression politique ne devrait pas tarder à resurgir en Allemagne qui fait face à une crise économique et industrielle croissante, avec une coalition au pouvoir fragile.
Ajoutons deux autres nouvelles : la décision de l’OPEP + de réduire la production de pétrole ce qui entraîne mécaniquement une hausse des prix et donc la grogne dans les économies occidentales (Europe mais surtout Amérique, à un mois des élections de mi-mandat). Cela manifeste le maintien d’une influence russe hors d’Occident. Enfin, la renégociation de l’accord sur les céréales du 20 juillet s’avère compliquée, la Russie n’en tirant pas profit. Là encore, des contre-sanctions sont possibles.
Mais le plus important reste la déclaration de Joe Biden sur le nucléaire, rappelant qu’une mécanique similaire à celle de la crise de Cuba en 1962 est possible. Cela illustre la rhétorique stratégique propre à la dissuasion nucléaire. Cela montre aussi à quel point quelque chose s’est modifiée depuis le discours de V. Poutine le 30 septembre dernier. Comme je le disais dans mon dernier billet, la nature de la guerre a changé. Le nucléaire n’était présent que dans le registre déclaratif.
Il entre désormais dans les hypothèses. Certes, son usage est stratégiquement défensif et tout usage de l’arme nucléaire est nécessairement stratégique, quelle que soit la puissance de l’arme : la notion d’arme nucléaire tactique est absurde.
Mais désormais, l’ombre nucléaire porte sur cette guerre. Cela est très inquiétant.
A la semaine prochaine.
OK