La semaine a été marquée par le retrait russe de la rive droite du Dniepr et de Kherson. S’il s’agit évidemment d’une victoire symbolique ukrainienne, il pose finalement plus de questions qu’il ne donne de réponses.
Revenons en arrière pour donner la perspective : Dans le bilan n° 27 du 4 septembre, j’évoquais la première offensive de Kherson qui avait permis aux Ukrainiens de franchir l’Inhoulets, après huit semaines de frappes sur les arrières et notamment sur les ponts sur le Dniepr. Dans le bilan n° 32 du 9 octobre, j’avais constaté la percée ukrainienne au nord de la poche. Dans le n° 34, j’avais posé l’hypothèse du retrait russe de la poche comme seule explication de l’évacuation des civils, même si je ne cachais pas mon expectative. Dans n°35, je mentionnais l’hypothèse de 20.000 soldats russes dans la poche. Je signalais alors que je ne croyais pas à un siège rapide de Kherson. Ainsi, en deux mois, les Ukrainiens avaient conquis une petite tête de pont à hauteur de Lozove qu’ils n’avaient pas exploitée, et une autre au Nord de la poche quand ils avaient réussi à percer le long du Dniepr, ce qui avait forcé les Russes à abandonner le secteur pour se rétablir. C’est à cette lumière de plus longue perspective qu’il faut examiner les événements de la semaine.
Ainsi, mercredi les Russes annoncent leur retrait de la rive droite. Il semble qu’ils réussissent à faire franchir leurs troupes tandis que le gros du matériel a été retiré auparavant. Les images montrent peu de prisonniers russes et peu de matériel (dont on ne connaît l’état). Ils ont détruit tous les moyens de franchissement et fait sauter les ponts fixes sur le fleuve. Ils ont laissé derrière eux des lignes défensives organisées et minées. En conséquence, les Ukrainiens avancent prudemment et surtout n’agressent pas les Russes.
Ainsi, l’impression donnée est celle d’une troupe qui organise son retrait de manière très ordonnée, son adversaire reprenant prudemment le contrôle des zones abandonnées, sans presser les partants. C’est l’option B que j’avais donnée la semaine dernière. C’est peut-être à cette aune qu’il faut comprendre les messages ukrainiens de la fin de la semaine dernière, évoquant un piège. Leur renseignement a dû observer tous ces mouvements préalables mais s’interroger sur leur interprétation. D’où l’idée du piège.
A ce jour, les Russes sont installés derrière la barrière fluviale du Dniepr, les Ukrainiens ont repris Kherson. Symboliquement et politiquement, c’est un nouveau revers russe et un nouveau succès ukrainien, sans conteste.
Front de Zaporijia : la bataille pour Pavlivka se déroule depuis quinze jours : les Russes auraient à nouveau repris la bourgade, malgré le feu ukrainien venant de la position dominante de Vouhledar. Ils continueraient de presser dans le secteur (SE de Donetsk).
Front de Donetsk : Là encore, de micro-progressions russes. Optyne, au nord de l’aéroport, aurait été finalement pris. La pression sur Vodyane, dernier verrou ukrainien avant Avdivka, reste forte. Poussée très limitée vers Pervormaiske et au sud.
Secteur de Bakhmout : Le village de Mayorsk, juste au nord d’Horlivka, a été annoncé pris par les Russes trois fois cette semaine. L’incertitude demeure donc. La pression russe dans les faubourgs de Bakhmout et Soledar ne donne rien.
Plus au nord, les efforts ukrainiens sur la ligne de Svatove se succèdent mais sont repoussés par les Russes. Hier, l’effort portait sur Kuzemivka, au nord de Svatove, quand jusqu’à présent, les Ukrainiens poussaient entre Kreminne et Svatove.
Appréciation militaire : Comme je l’ai signalé un jour (billet 29), les Russes ne semblent bons qu’à défendre ou reculer… Cela avait été désordonné pour la retraite de Kiev, convenablement fait pour celle de Kharkov (malgré pas mal de plumes laissées à Izioum), la chose a cette fois été planifiée, organisée, conduite. J’irai même jusqu’à dire que c’est la première manœuvre interarmes réussie par les Ruses depuis février, même si elle est rétrograde. Or, il est plus difficile à une armée de reculer en bon ordre que d’avancer.
Se pose alors la question à un million : pourquoi ce retrait ? Deux théories peuvent l’expliquer et je crois qu’au fond, elles ne sont pas totalement contradictoires. Le lecteur jugera celle qu’il privilégie mais qu’il garde à l’esprit que l’autre garde une part de vérité.
Première explication : la pression ukrainienne sur les ponts et la logistique arrière rendait la tenue russe de la position intenable dans la durée. En ce sens, le retrait ne serait que la lointaine conséquence d’une manœuvre opérative de longue haleine menée avec ténacité par les Ukrainiens qui se verraient ainsi récompensés. Une fois encore, cette explication comporte une part de vérité : La pression ukrainienne a posé un problème logistique majeur aux Russes. Ceux qui me lisent depuis le début savent à quel point j’insiste régulièrement sur le rôle déterminant de la logistique. La pression logistique aurait forcé ce retrait. Mais justement, il y a des choses qui ne collent pas tout à fait et je vous demande de vous reporter à la chronologie des événements évoquée en début d’enfilade.
La campagne de frappes dans la profondeur a débuté au début de l’été, fin juin ou début juillet. A l’époque, on voyait de multiples vidéos de dépôts russes brûler. Puis peu à peu, on a moins vu ces vidéos, quasiment plus depuis deux mois. Pourquoi ? D’une part, les Russes ont dû se réorganiser de façon à être moins vulnérables. D’autre part, la pression logistique pèse aussi sur les Ukrainiens : leur reste-t-il assez d’obus ? Rappelons qu’ils disposent certes de canons occidentaux mais surtout de canons russes. Or, ils peuvent connaître des problèmes d’approvisionnements pour ces derniers. Je ne parle même pas des réserves occidentales, le débat sur les munitions en Europe et en France a été assez public pour que personne ne se fasse d’illusion. Quid de l’artillerie ukrainienne ?
Autrement dit, une hypothèse serait que les Ukrainiens ne puissent plus autant peser sur la logistique russe ni même appuyer leurs offensives. Ainsi, malgré les deux percées effectuées dans la poche de Kherson, ils n’ont pas exploité leurs gains, ce qui a surpris. A chaque fois, surtout la deuxième, les Russes ont réussi à se rétablir. Pourquoi l’ont-ils fait au nord de Kherson quand ils n’y sont pas parvenus à Izioum ou avec difficulté à Lyman ? J’ai ainsi l’impression que les Ukrainiens ont, comme les Russes, des embarras logistiques.
La deuxième explication au retrait tient à une décision russe. Ainsi, dès son arrivée à la tête de l’opération après la retraite d’Izioum, le général Sourovikine a suggéré des décisions difficiles à prendre. Il donne le sentiment d’avoir pris la décision de retrait dès sa prise de fonction. Et la préparation du retrait semble avoir été organisée depuis ce moment-là il y a plus d’un mois. L’évacuation des civils pro-Russes, le retrait de matériels militaires ou la préparation d’une triple ligne de tranchées à l’est du Dniepr, pour préparer la tenue de la nouvelle ligne de front, l’illustrent abondamment. Voici donc une décision, mais dont on ne comprend pas forcément les motifs : pression ukrainienne ou stratégie russe ?
On a l’impression ici que le facteur de décision a été purement militaire et non politique, ce qui serait apparemment une première depuis le début de la guerre. Et la décision est logistique, une fois encore. Car si les Russes ont montré depuis quatre mois qu’ils pouvaient tenir la poche sous la pression, malgré des ponts détruits et les attaques ukrainiennes, s’ils ont globalement tenu leur ligne de défense avancée, la raison militaire de leur présence à l’ouest du Dniepr demeurait.
Militairement, pourquoi rester ? Pour conserver une tête de pont. Mais pour quoi faire ? pour avancer un jour, d’abord vers Mikolaiïv, au-delà vers Odessa. Mais ces objectifs sont des objectifs politiques, non des objectifs militaires. Au fond, ils épuisent le système russe sans lui fournir de vrais avantages opérationnels. Et puisque l’armée russe est dans une grande phase de reconfiguration, avec la mobilisation partielle qui ne se déroule pas au mieux, il paraît logique de se retirer de Kherson pour bénéficier de la barrière naturelle du Dniepr.
Remarquez que cette explication est compatible avec la première. Mais elle a de grandes conséquences : elle signifie que pour la première fois, la direction militaire prend des décisions qui contredisent de facto les objectifs politiques. Rappelons-nous qu’il y a près de deux mois des référendums avaient été organisés à la hâte et le rattachement des quatre oblasts proclamés, que Kherson était déclarée capitale régionale d’une région russe…. Six semaines plus tard, ladite capitale est abandonnée.
La logique militaire aurait prévalu sur la logique politique. Ce serait une première. Ainsi faut-il interpréter la séquence vidéo où Sourovikine explique la situation au ministre de la Défense Choïgou et que celui-ci (et non Poutine !) approuve la proposition du COMFOR. A l’évidence, ceci ne garantit pas un succès futur. Encore une fois, les Russes ont cédé beaucoup de terrain. La décision de réallouer leurs troupes à des positions plus favorables est un avantage que connaît aussi l’armée ukrainienne qui peut également se réarticuler.
De même, la situation russe n’est toujours pas optimale : le front sud de Zaporijia paraît un point faible qui pourrait couper la Crimée du Donbass ; de même, la situation au nord de l’oblast de Lougansk (Svatove) reste précaire et la ligne de front n’est pas à l’avantage des Russes. Aussi bien, les Ukrainiens ont de nouvelles possibilités, d’autant que la reprise de Kherson entretient leur récit national de la reconquête du pays et que le scepticisme occidental dont nous vous avions parlé s’est atténué.
Un dernier point : un haut responsable militaire américain a expliqué que les pertes russes (tués, blessés, prisonniers et disparus) s’élevaient à plus de 100.000 h. Cela est cohérent avec les chiffres de 20.000 morts qui circulaient il y a quelques semaines. Mais il a ajouté que les chiffres sont sensiblement les mêmes du côté ukrainien. Il a ainsi validé un sentiment que nous avions depuis longtemps, à savoir que le niveau de pertes est équivalent de part et d’autre. Voici la première déclaration officielle en ce sens.
Appréciation politique : Beaucoup de rumeurs ont circulé sur des négociations entre les deux parties, en interprétant surtout les conversations d’un haut responsable américain, Sullivan, la semaine dernière. Notons que depuis mi-octobre, les échanges de prisonniers se sont multipliés, en nombres croissants et conséquents. Comme si chacun donnait des gages de sa fiabilité. Trois hypothèses :
- le retrait de Kherson serait le préalable à une grande négociation : à mon avis, improbable car le coup politique porté à Moscou est trop grand.
- Négociation liée à la seule poche de Kherson pour permettre aux Ruses de partir en bon ordre. Les Ukrainiens y auraient intérêt car cela leur redonne du territoire sans avoir à le conquérir, alors qu’ils n’y arrivent pas depuis plusieurs semaines. Possible.
- Pas de négociation, tout ceci n’est que rumeurs, d’ailleurs les deux parties n’ont pas cessé leurs opérations sur d’autres fronts et continuent de s’affronter. Possible aussi.
Voici donc un nouveau succès ukrainien, bien sûr fêté à Kiev mais sans l’orgueil qui avait prévalu après Izioum. Comme si c’était une bonne nouvelle mais pas vraiment une victoire.
Le revers politique est évident pour VVP : il annonçait il y a six semaines le rattachement des oblasts et voici qu’il en abandonne encore un bout significatif. D’ailleurs, des critiques publiques commencent à circuler à Moscou, ce qui est nouveau. Le récit russe d’une Novorossiya qui irait jusqu’à Odessa est pour longtemps abandonné.
Simultanément, l’espoir du Kremlin d’une victoire des trumpistes aux élections de mi-mandat est complètement annihilé : le Sénat restera Démocrate et la Chambre aura peut-être une minime majorité républicaine. Autrement dit, Moscou ne peut compter sur un revirement de la politique étrangère américaine à court terme. Pour le Kremlin, les mauvaises nouvelles se succèdent sans relâche. A quel moment cela aura-t-il une influence sur les équilibres de pouvoir à Moscou ? Nul ne le sait.
OK
Bonjour,
J’ai lu avec intérêt cette synthèse.
J’ai quelques remarques,une question :
– si les pertes russes sont de 100 000 hommes sur une force d’environ 150 000 hommes, 200 000 hommes avec les forces DNR/LNR, comment expliquer que le front (environ 1000 km) ne soit pas effondré en plusieurs endroits?
– les forces russes apparemment plutôt médiocres tactiquement en combat d’infanterie notamment durant la première phase ont montré toujours des capacités opératives pour réaliser des mouvements importants et complexes, durant la première phase en mars où en deux semaines elles a conquis une poche à l’ouest du Dniepr allant jusqu’à Nikolaiev avant de se replier sur la tête de pont qui vient d’être évacuée. La manœuvre de retrait via un franchissement rétrograde qui s’est appuyée sur de nombreuses actions de déception (fortification, coupure des liaisons smartphone, etc) et des actions de feu destinées à couper les reins des FAU afin qu’elles ne soient pas tentées par prudence de poursuivre les forces russes (à moins qu’il y ait eu un accord gagnant-gagnant « on évacue Kherson, vous nous laissez nous retirer) .
– La bataille de Marioupol, même si l’on peut déplorer les dégâts, a été gagnée avec un RAPFOR pour l’assaillant très en deçà de ceux des batailles de Faloudja (2ème bataille) et Mossoul.
– Sur le plan stratégique, les Russes on possiblement attaqué avec une force si peu nombreuse, car ils n’ont probablement jamais, en première instance eu l’intention de conquérir toute l’Ukraine, notamment l’Ouest où historiquement se trouvent les racines du nationalisme ukrainien (dont les références et les héros posent d’ailleurs objectivement question) mais plutôt de négocier un Minsk 3 assorti de mesures de neutralité. Cela aurait pu réussir, d’où les premières négociations entamées rapidement, avant que l’OTAN affirme son soutien et que deux négociateurs ukrainiens disparaissent dans des circonstances douteuses.
Sur le premier point, constatons qu’il y a eu sans cesse des renforcements au fil de l’eau. C’est vrai aussi des Ukrainiens dont bien peu d’observateurs remarquant les campagnes successives de « mobilisation ».