Le général (2S) Etienne Patry, chercheur associé de La Vigie, nous livre cet article sur la notion de Stratcom. Merci à lui. LV
Depuis quelques années, sous l’impulsion conceptuelle américaine, un nouveau champ stratégique s’est ouvert : celui de la Stratcom (strategic communication). Derrière ce mot valise se cache un domaine vaste que son nom ne laisse malheureusement pas distinguer au premier abord. Or sous peine d’un manque d’efficacité lors des opérations ou d’incompréhension voire de malentendu entre alliés faute d’une sémantique partagée, il s’agit d’abord pour le stratège de bien délimiter son champ d’application, autrement dit définir un cadre d’emploi, et à organiser en conséquence selon le traditionnel acronyme DORESE, les capacités militaires afférentes.
Comme pour de nombreux concepts, cet élément de stratégie n’est pas réellement nouveau, mais il est aujourd’hui plus particulièrement mis en lumière par divers phénomènes ou évolutions. Le premier d’entre eux se manifeste sous la résurgence d’un environnement de compétition stratégique qui tend à augmenter significativement le niveau de violence dans une approche indirecte, visant à la maintenir sous le seuil de déclenchement d’un conflit ouvert. Le deuxième est le développement de l’environnement numérique, porte d’entrée à des manœuvres d’influence, véritable vulnérabilité de nos sociétés démocratiques.
1- La Stratcom, une définition et un cadre à bien appréhender
Le premier piège à éviter est celui de l’énoncé, Stratcom, qui provient de deux termes : Stratégie et Communication ; et qui peut rapidement pour le lecteur non averti, comme même parfois certains spécialistes, laisser place à un sentiment de confusion[1] et ne pas faire saisir correctement les enjeux.
En effet il s’agit d’un nouveau terme qu’il nous faut définir correctement, car il est bien nouveau, et ne saurait donc équivaloir ni à une stratégie de communication, ni à la communication du niveau stratégique ; et c’est bien pour cela que ce néologisme a été créé.
Les armées par publication doctrinale donnent la définition[2] suivante de la stratcom appliquée aux opérations que l’on peut généraliser en éludant les mentions spécifiques aux opérations:
La Stratcom […] est le processus […] de niveau stratégique qui permet de concevoir et de conduire toute activité […] comme un message cohérent, crédible et efficace auprès des principaux acteurs qui en ont connaissance, qu’il s’agisse d’une action physique ou d’une prise de parole sous toutes ses formes.
Il s’agit donc de considérer que tout activité est en soi un média et qu’en conséquence elle porte un message qu’il faut donc maîtriser. La démarche est nécessairement à double sens. Le premier est celui de concevoir ab ovo une activité dans le but principal de délivrer un message, le deuxième est celui plus traditionnel d’élaborer des éléments de langage pour accompagner une activité opérationnelle ou d’entraînement.
La Stratcom n’est donc pas qu’une affaire de spécialistes de la communication, mais bien la préoccupation du stratège. Elle est partie prenante de la grande stratégie et doit donc se décliner à ses différents niveaux : une Stratcom Nationale qui serait la déclinaison de la Stratégie d’État et des Stratcom particulières qui seraient la déclinaison des stratégies de chacun des leviers de puissance (DIJMETIC) puis, quand cela se révèle nécessaire, une Stratcom de circonstance appliquée à une opération.
C’est ainsi la partie de la Stratégie qui vise principalement à accomplir les objectifs politiques par des effets « non cinétiques[3] ». Autrement dit il s’agit d’influencer un adversaire pour faire cesser une action contraire au droit international sans utilisation directe de la force au temps de la compétition/contestation ou pour maximiser ou compléter les effets cinétiques du temps de l’affrontement.
Mais un effet cinétique peut aussi fort bien être prescrit dans une démarche Stratcom ! En effet typiquement dans la gestion d’une escalade, certains modes d’action cinétique pourraient être utilisés non pas pour leurs effets de neutralisation ou de destruction mais bien pour leurs effets cognitifs. L’utilisation par exemple des armes hypervéloces par la Russie au début du conflit russo-ukrainien peut être interprétée comme une tentative de manœuvre d’influence en prolongement du discours dit du manège de Vladimir Poutine en 2018, car les dégâts occasionnés, même importants, ne sont pas de nature à bousculer réellement le cours des opérations, mais d’intimider son adversaire et ceux qui le soutiennent.
Le ciblage dit « large spectre » n’est alors plus l’apanage des seules opérations mais bien celui des activités générales du ministère des Armées ainsi que d’autres ministères régaliens.
2- Les révélateurs
Stratégie indirecte, approche indirecte d’une stratégie directe, déstabilisation, manipulation, subversion, intoxication, hybridation de la guerre, intimidation, démonstration de forces… les exemples historiques comme les théories passées ne manquent pas pour finalement décrire des mécanismes qui ressortent de ce qu’on appelle aujourd’hui Stratcom. Rien n’est donc vraiment neuf, mais en revanche il fallait à la fois tenir compte des évolutions notables ces dernières années, mieux formaliser une méthode garante de la bonne prise en compte de tous les facteurs et organiser en conséquence le fonctionnement adéquat du ministère des armées.
Autant le continuum paix-crise-guerre, plutôt géocentré et qui ne suffisait plus à décrire le modèle géostratégique, a été remplacé par la notion de compétition-contestation-affrontement moins marquée géographiquement (qui par ailleurs ne forme plus un continuum mais un amalgame, les différents seuils pouvant se recouvrir), notamment à cause des interdépendances croissantes d’un système mondialisé, autant le modèle des armées qui pouvait séparer opérations et activités hors opérations doit donc s’adapter pour désormais inclure l’ensemble de ses activités dans une logique de Stratcom. Autrement dit, il s’agit de concevoir une activité quel qu’en soit sa nature comme une opération et en conséquence la planifier en tant que telle (état final recherché, concept d’opération, design opérationnel, etc…). Le premier révélateur est donc bien ce changement de paradigme des relations internationales, dans lesquels les rapports de force deviennent la norme et non plus l’exception.
Un deuxième phénomène vient mettre en valeur cette approche de Stracom. L’omniprésence du numérique dans notre environnement vient rajouter un facteur de complexité et des opportunités dans la démarche stratégique.
En effet, le changement vient de la combinaison explosive de l’accès universel à l’ensemble de la population, qui n’est plus obligée pour s’informer de passer par des canaux contrôlés au risque de la manipulation masquée. Ainsi il est désormais possible à n’importe quel adversaire, étatique, proto-étatique, privé ou un réseau criminel par exemple, au travers notamment des réseaux sociaux et sans faire apparaître son origine, de s’adresser sans filtre et quasi sans contrôle à une « cible » (l’opinion publique) à même d’être influencée en jouant sur les ressorts psychologiques de l’émotion.
3- La Stratcom, une fusée à deux étages et plusieurs piliers
La Stratcom se situe donc bien à deux niveaux, celui de la compétition et de la contestation et celui de l’affrontement. Autrement dit, le premier est permanent et à ce titre dans ce cas on peut parler de Stratcom générale ou encore de « signalement stratégique[4] » terme qui sera employé par la suite pour bien le distinguer du deuxième qui est conjoncturel et mis en place pour soutenir une opération.
Pour le premier il faut à la fois se préparer en mettant au point des capacités militaires spécifiques[5] notamment dans la sphère numérique mais aussi développer des activités la soutenant. En effet il n’y a désormais plus de césure entre un temps de paix où l’on se prépare à faire la guerre et la guerre elle-même mais bien une situation de tension permanente dans laquelle toute activité doit être considérée comme une opération délivrant des effets cognitifs, voire émotionnels. La Stratcom n’est plus donc l’apanage des seules opérations mais s’étend et irrigue désormais en permanence l’ensemble des activités, notamment celle du ministère des armées, pour en reprenant les termes de la définition donnée : « concevoir et conduire toute activité […] comme un message cohérent, crédible et efficace auprès des principaux acteurs qui en ont connaissance… ».
Le deuxième étage déjà bien conceptualisé et développé : la Stratcom appliquée aux opérations, c’est donc une Stratcom circonstancielle qui se décline de la première, mais pour laquelle des capacités militaires spécifiques non-cinétiques doivent y être consacrées et orchestrées avec les capacités cinétiques plus classiques. On pourrait ainsi dire que la Stratcom des opérations répond finalement à l’échec du signalement stratégique.
La Stratcom va donc faire appel à différentes piliers capacitaires à combiner et synchroniser selon qu’ils s’agissent d’opérations spécifiques ou de signalements stratégiques.
Pour la Stratcom des opérations classiquement nous allons retrouver les capacités de communication opérationnelle, le processus d’« opérations d’information » ou « info ops », les opérations psychologiques ou « Psyops » et les luttes informatiques défensive, offensive et informationnelle, toutes ces capacités étant mues par le procédé de ciblage large spectre.
Pour le signalement stratégique, qui d’anticipation viendra ensuite soutenir au niveau stratégique les opérations une fois celle-ci déclenchées, les capacités s’orienteront plus vers la communication institutionnelle, la démonstration de forces, le prépositionnement, les discours politiques, la recherche de partenariat, …
Dans les deux cas les capacités cyber auront un rôle majeur à jouer, notamment pour protéger le territoire national comme les forces déployées pour appuyer leurs actions ou pour contrer des tentatives de manipulation de l’information.
4- Cinq exemples d’activités à caractère de « signalement stratégique »
Pour illustrer le propos, prenons des exemples tirés d’activités de nos trois armées et de celle de la Russie qui a priori pourraient passer pour de « simples activités » d’entrainement :
- le déploiement en moins de 48 heures de capacités aériennes significatives à partir de la métropole jusqu’à nos territoires du Pacifique : d’un point de vue tactique, les aspects d’entraînement restent plutôt limités notamment au regard de la rentabilité heures de vol consacrées versus la compétence à entretenir (notamment en termes de combat aérien). En revanche, du côté stratégique l’objectif est évident ; il s’agit à la fois d’une affirmation de volonté politique et d’une démonstration de capacité vers différentes cibles : vers notre population, vers nos alliés et enfin vers nos compétiteurs.
- le déploiement de moyens navals en mer de Chine : là encore le gain en entraînement paraît limité, mais l’objectif consiste à envoyer un signal stratégique à nos alliés comme à la Chine pour montrer notre détermination à nous engager pour assurer la stabilité et la libre circulation dans une zone dans laquelle la France à des intérêts ; la coordination et synchronisation avec nos alliés est alors primordiale.
- les missions dites de réassurance comme le déploiement de forces terrestres en Pologne ou en Roumanie servent à pouvoir prépositionner des forces pour être plus réactif et donc plus dissuasif mais elles montrent avant tout notre solidarité indéfectible vers nos alliés dans une situation à fort potentiel d’affrontement, en cherchant au maximum à le rentabiliser par des entraînements conjoints pour renforcer interopérabilité et la préparation au combat.
- en matière de dissuasion nucléaire, il s’agit de faire savoir l’état de préparation avancée de nos forces comme d’affirmer la volonté politique de s’en servir en laissant volontairement le plus possible dans l’ombre les conditions du déclenchement du feu nucléaire pour éviter toute tentative de contournement ; ainsi l’opération Poker, qui est un entraînement réaliste des forces consacrées à un raid aérien nucléaire, est un signal clair et sans ambiguïté vers nos compétiteurs nucléaires comme nos alliés.
- Un autre exemple est celui du tir antisatellite de la Russie, en testant sa capacité antisatellite en grandeur réelle en novembre 2021 sur un des ses propres satellites devenu inopérant, elle a bien fait savoir à ses compétiteurs d’abord sa capacité à réaliser un tel tir efficacement par une démonstration de forces, mais plus encore à faire naître un sentiment de vulnérabilité en provoquant par les nombreux débris spatiaux engendrés, une situation fortement perturbatrice même si c’est aussi pour elle-même.
5- Les difficultés de la Stratcom
Si finalement il est assez facile de conceptualiser puis de concevoir la Stracom, beaucoup d’écueils subsistent entre la théorie et la mise en pratique.
Le premier d’entre eux est celui de la mesure de la performance ou de l’évaluation des effets. Concernant le ciblage cinétique, on peut se rapporter à des mesures physiques (ou physiologiques) et les spécialistes du weaponering peuvent assez précisément prévoir ce qu’une arme aura comme effets selon les conditions d’emploi, les réglages et la nature de la cible. Ils pourront même estimer des dégâts collatéraux pour appuyer le processus décisionnel. En outre après action, il pourra être constaté assez aisément les dégâts réellement occasionnés.
Il n’en est rien quand il va s’agir de ciblage non cinétique. Il est difficile de prévoir les effets qu’un signalement stratégique ou une opération psychologique va exactement produire sur la cible choisie, et constater précisément les effets finalement produits n’est pas évident au moins à court terme, car les effets non cinétiques peuvent se produire sur le temps long. Quant aux dommages collatéraux ils sont difficiles à maîtriser d’autant que le message étant universel il est donc perçu par toutes les « cibles »[6] qui auront des réactions potentiellement différentes : opinion publique, minorités, élites, dirigeants, sociétés privées …[7]
Une deuxième difficulté corollaire de la précédente est celui de la synchronisation des effets. En effet pour maximiser l’effet global, il s’agit selon le principe de la guerre de la concentration des efforts, de cumuler, de faire succéder, de combiner un ensemble d’effets pour en maximiser la performance d’ensemble[8]. S’il reste assez facile de synchroniser des effets cinétiques qui répondent à un même espace-temps souvent réactif, il est plus compliqué de les associer à des effets non-cinétiques qui se préparent souvent longtemps à l’avance et dont les effets peuvent se matérialiser dans un laps de temps variable.
Un troisième problème provient des biais cognitifs, car l’élaboration d’un message vers une cible qui n’a pas la même culture, la même langue, la même histoire, le même système politique, la même société, est très complexe à réaliser[9]. Le message risque donc au mieux de ne pas atteindre sa cible, au pire d’avoir des effets parasites si ce n’est totalement contraires à ce qui était espéré.
Quatrièmement, l’asymétrie démocratie-autocratie est flagrante. Autant il est loisible pour une autocratie de se saisir de l’opportunité de miner une démocratie en tentant d’influer sur son opinion publique pour infléchir une volonté politique, autant il est assez difficile pour une démocratie d’en faire de même vers une autocratie qui verrouille et contrôle l’accès à l’information de sa population. Les exemples russe et chinois le démontrent facilement.
Enfin, il faut éviter d’avoir des attentes démesurées sur les capacités non cinétiques. En effet si celle-ci sont nécessaires, elles sont loin d’être suffisantes. On a souvent entendu dire que le président Zelinsky avait remporté la « guerre informationnelle » sur le président Poutine. Soit, mais l’agressé a toujours l’avantage sur l’agresseur dans ce type de confrontation d’autant que les justifications russes paraissent en tout cas pour les occidentaux fort peu objectives. En outre cette guerre informationnelle n’est pas de nature à obtenir directement un avantage substantiel immédiat. Certes le président Zelinsky s’est bien gardé de tout « esprit revanchard » en se plaçant toujours sous le respect du droit international (traitement des prisonniers de guerre par exemple) pour mieux obtenir le soutien international, mais beaucoup de pays sont finalement restés prudemment neutres. Par ailleurs le soutien occidental semble acquis[10] ne serait-ce que pour contrer les appétences impérialistes russes . Enfin, la population russe comme le cercle du pouvoir, sont entourés du rempart d’une dictature qui les rend quasi imperméables aux actions d’influence.
6- Conclusion
La Stratcom n’est donc ni un objet vraiment nouveau, ni une lubie. Elle mérite un formalisme, une organisation et un processus bien décrits pour pouvoir la rendre opérable et efficace en appui de la politique générale de défense d’abord, ensuite quand nécessaire en appui des opérations.
Si désormais depuis quelques années le ciblage large spectre et les capacités militaires non-cinétiques ont été développées dans une démarche bottom-up, la prise en compte d’une démarche plus généralisée s’impose au plus haut niveau de l’État de façon à bien synchroniser l’ensemble des différents leviers régaliens, en évitant le travers des tuyaux d’orgue car il suffit d’un grain de sable pour faire effondrer un édifice patiemment construit. Il s’agit aussi de bien se coordonner entre alliés, il n’est rien de pire que d’afficher souvent par réaction épidermique des divergences ou de faire des annonces tonitruantes non consolidées, phénomènes exponentiellement amplifiés par la contraction temporelle et spatiale du numérique (partout, tout le temps, immédiatement).
Dans un contexte volatile et éminemment confrontationnel, la patience, le sang-froid, l’anticipation, la raison (et non l ‘émotion), la profondeur et le recul (et non l’instantanéité), la pédagogie sont des qualités déterminantes qui doivent irriguer toute la société. Elles doivent permettre à la fois de se défendre contre la Stratcom adverse et d’être pertinent dans les messages émis dans notre environnement stratégique.
E. Patry
[1] Par ailleurs, Stratcom est aussi le Commandement Stratégique des USA !
[2] Plus englobante que celle que donne l’OTAN qui est en train de réviser sa doctrine
[3] Cinétique dans ce cas est un anglicisme, ce terme est équivalent à : physisque et physiologique
[4] Terme laissé entre guillemets car il ne répond pour l’heure à aucune officialisation sémantique (absent du GIATO ou d’une doctrine)
[5] Avant tout le premier signal stratégique donné à un adversaier potentiel est bien celui de la performance perçue de son propre système de défense
[6] Ou audiences quand on parle de cibles non cinétiques
[7] Les tweets impulsifs comme les « petites phrases » sont donc à proscrire…
[8] Par exemple pour l’aéronautique, phaser la campagne en obtenant au préalable la supériorité aérienne ou appuyer les troupes au sol
[9] Les armées font de plus en plus appel à des spécialités comme des ethnologues, des sociologues ou des psychologues par exemple.
[10] Mais forcément limité à des livraisons d’armes ou de l’entrainement compte tenu que la Russie est une puissance nucléaire
Bonjour à l’équipe !
Je suis diplômé sciences po en RDC depuis 2013. Actuellement chercheur à l’université pédagogique nationale en Observatoire Diplomatique et Géopolitique Africaine.
La Stratcomm est un sujet qui m’intéresse profondément. J’exécute des recherches personnelles sur ce sujet depuis 5 ans maintenant.
Je me suis décider de monter un projet similaire à la Vigie selon le contexte de la RDC. J’ai pris contact avec 2 Généraux de l’armée congolaise et 5 Professeurs d’université évoluant dans les domaines ci après : Stratégie, Géopolitique Africaine, communication, diplomatie, négociation et analyse.
Je souhaite être orienté, parrainé où autre par la Vigie.
Cordialement
Yannick LUKUSA MUYAMBALA
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