Alors qu’on se demande encore comment on a pu en arriver à cette opération spéciale de la Fédération de Russie en Ukraine fin février 2022[1], une agression militaire inacceptable d’un vieux pays du continent européen sur son voisin, il est utile d’enquêter sur l’âme russe.
Pour ce faire, on a choisi de mettre en lumière une réflexion de Zygmunt Lubicz Zaleski dans le Mercure de France du 15 juin 1920, il y a un siècle. Voilà ce que l’on publiait à Paris sur la Russie pour inventorier la psychologie de ce grand pays qui avait vu les soviets triompher à Moscou en octobre 1917. Au passage, on relèvera le net soutien apporté alors par les vainqueurs franco-britanniques du 2ème Reich de Guillaume II à la 2ème République polonaise qui tente de récupérer par les armes les espaces perdus lors des partages de la Pologne à la fin du XVIIIe siècle sur la future URSS qui veut réinvestir celui de la Russie impériale de 1914.
Un siècle après, l’Ukraine soutenue par des pays voisins d’Europe cherche à son tour à dégager son territoire de l’emprise de Moscou dans le Donbass. Comment a-t-on pu perdre en 2022 la mémoire de 1920 ? Comment a-t-on pu négliger à ce point ce que l’on devrait encore savoir de l’âme russe et de ses ressorts violents ? Pourquoi avoir négligé les avertissements de sécurité de Moscou à l’Otan depuis 15 ans ? Pourquoi Moscou s’est-il senti acculé à l’impasse stratégique de devoir soit céder soit défendre à mort les populations russes sous sa protection implicite ? A moins que cette guerre ne soit pas le choix des peuples d’Europe couturés de cicatrices d’une cohabitation belliqueuse séculaire, régulée depuis, mais celui de puissances extra européennes qui ont pris ce risque insensé pour des raisons idéologiques, stratégiques et mercantiles. C’est le thème d’une réflexion à paraître sur l’épreuve ukrainienne de l’Europe.
Que nous dit ce texte franco-polonais de 1920 ?
Il commence par exposer que l’âme russe résulte d’une longue éducation historique et postule d’emblée que « pour l’homme occidental, elle apparaît étrangement irrationnelle, imprévue, insaisissable, insondable ». Il procède ensuite à une longue exploration historique. Il détaille l’idée d’une frontière civilisationnelle entre l’âme russe, agrégat byzantin allemand et tatar à héritage mongol et une âme polonaise catholique acquise au monde libéral européen. Il se conclut sur le mir, le village russe, « complément moral de l’autocratie » et la soumission « barrière morale infranchissable ». C’est un texte daté, période post-tsariste et pré soviétique, mais qui contraste fortement avec le simplisme actuel qui veut faire remonter la guerre actuelle en Ukraine à l’épisode romantique et bien souvent idéalisé de l’Euromaidan de 2014.
En voici la synthèse. Ce texte qui explore le facteur moral dans la guerre d’alors « aux confins de l’Est européen » nous éclaire aussi sur la si surprenante guerre actuelle.
La tradition historique de la Russie : unification et nivellement.
La tradition de la Moscovie qui deviendra l’Empire russe commence à se former au XIIIe siècle. Certes au IXe siècle, il existe déjà un agrégat de principautés slaves regroupées autour de Kiev, appelée par les Polonais Ruthénie (Rus’), distinct du Grand-Duché de Moscou (Rossia) conquis par les Tatars en 1230 mais reconquise par les Lituaniens en 1420 et intégré ensuite dans la structure de l’État polono-lituanien. La Ruthénie de Kiev fait le lien entre la civilisation latino-polonaise et l’État moscovite qui se forme sous la dure férule des Tatars.
Au principe de la Rossia, il y a « la slavisation » généralisée par les immigrés mongols qui exerce « une domination sévère et humiliante ». Le long joug tatar crée un besoin de « s’adapter, patienter, plier, épier ». Il façonne les méthodes politiques des princes de Moscou, « la dissimulation au dehors, la domination absolue et cruelle au-dedans ». « La barbarie mongole » a laissé des traces dans le caractère national. Un autre trait s’impose aussi dans ce caractère, c’est le byzantinisme qui s’installe dans la vie russe avec l’église orthodoxe et fonde la base de la tradition autocratique, « amour de l’apparat, horreur du mouvement, orgueilleuse et froide hypocrisie qui se complait dans les gestes sacrés du pouvoir » …
C’est sur ces deux bases que les princes moscovites qui ont brisé le joug tatar à la fin du XVe siècle étendent autour d’eux la domination de l’État moscovite.
Deux principes y contribuent : le rassemblement des terres russes et le nivellement de la société moscovite. Les procédés sont brutaux, « extirpation de toute velléité d’indépendance par la terreur et l’unification », destructions « car les décombres sont semblables », « abaisser, niveler, détruire » pour nourrir l’autorité moscovite sans permettre aux « tenanciers militaires » de s’imposer. L’Orthodoxie n’y échappe pas et à la fin du XVIIe siècle « se fige et reste vide ». Nivellement et unification fondent donc la tradition de l’autocratie moscovite. Et les réformes modernes de Pierre Le Grand seront « une européanisation … à l’asiatique ».
Influence civilisatrice de la Pologne et germanisation structurante
De fait les influences allemandes et polonaises sur Moscou ont été continues et le plus souvent fortes. La chute de Constantinople en 1453 et la fin du joug tatar en 1480 rapprochent la Russie du monde européen par la voie baltique et à l’ouest avec un acteur clé, la Pologne, intermédiaire principal de l’européanisation de la Russie. Car les chevaliers teutoniques installés en Prusse au XIIIe siècle ont barré la voie du Nord à l’expansion polonaise.
Influence polonaise puis pénétration allemande vont se succéder et se conjuguer. XVIe et XVIIe siècle seront plutôt latino-polonais avec un vrai « polonisme » russe qui atteint toutes les couches de la société et marque la vie intellectuelle et savante. Elle se partage alors en deux tendances, « une sage et conciliante » organise une alliance contre l’Islam ottoman, « l’autre ambitieuse et orgueilleuse, moins nationale que catholique », rêve de conquête comme de libéralisme occidental et va créer un antagonisme durable entre la Pologne et la Russie.
Mais le parti polonophile s’effondre et les « vieux moscovites réactionnaires » reprennent la main et poussent Pierre le Grand à imposer « la bureaucratie autocratique à l’allemande ». Les Allemands deviennent « les vrais maîtres de la Russie ». Tous les princes russes sont « « les champions du germanisme assis sur le trône des tsars et militant contre le slavisme ». La Russie est « gouvernée comme une colonie, tantôt mal, tantôt mieux », une colonie dont la population étrangère doit servir. « Les tsars autocrates se font les lieutenants généraux de la grande armée germanique qui s’efforce depuis mille ans à la conquête de l’Est ».
Le choix de Pierre le Grand de « s’allier aux germanisants » pour s’opposer aux « vieux moscovites et aux latinisants polonophiles » révèle pourtant « la conformité du principe autocratique russe et de l’esprit allemand ». L’absolutisme allemand se combine avec le despotisme moscovite. Dès lors « la Russie continue de s’accroître mais cesse de progresser » en devenant « un immense réservoir d’énergie purement biologique ». L’influence polonaise disparait presqu’entièrement au XVIIIe siècle. La conception de l’État par l’autocratie russe ne peut plus se réaliser que par « une dissociation quasi absolue de la puissance matérielle et de la force morale, de l’individu et du social, de l’ordre et de la liberté », forme d’impuissance tragique qu’illustre Le Double de Dostoïevski. Un vide s’installe dans la société, « nous n’avons ni souvenirs qui lient, ni héritages qui imposent des devoirs », nous grandissons sans pouvoir mûrir », créant « une solitude morale dans le temps », une discontinuité qui invite « l’élite à lutter contre l’ordre établi », à rebâtir « un ordre nouveau politique et social ». Se répand la conviction que « la Russie ne sera jamais un juste milieu, il faut atteindre l’extrême et le tout ».
Une psychanalyse de l’insouciance pessimiste
Succède à cette trajectoire historique un long développement sur le mir, le village russe, lieu d’expression double « de la soumission et du besoin de révolte », espace qui cristallise un sentiment collectif « d’égalité dans l’impersonnalité et le dénuement ». Ce sont ces vertus négatives qui seront sollicitées par Staline lors de la grande guerre patriotique (1941-1945), qui consolident la résilience des peuples russes. Elles nourrissent leur sens de l’ordre « soumission ou extermination » qui exclut l’idée de « lutte légale » et de « transaction » et leur idée de liberté qui porte « l’extension spatiale » et « la négation pure et simple de l’ordre existant ». Telle est la dialectique dans laquelle vivent ces populations russes que le Kremlin administre.
On croise en lisant ce texte publié il y a un siècle des Mongols, des Lituaniens, des Prussiens, des Polonais, de multiples Russes, petits et grands, des Finlandais, des Turcs, des religions, byzantine, musulmane, orthodoxe, catholique, mais bien peu de Français, point d’Ukrainiens ni de Britanniques ou Américains d’ailleurs. Les Suédois pourtant très entreprenants dans cette partie de l’Europe comme les Austro-hongrois manquent à l’appel.
Pour conclure ce rappel, une guerre absurde à la profondeur historique très actuelle
L’actuelle guerre est une affaire de peuples européens, elle tire ses racines d’un espace russe qui s’est structuré par vagues successives sur un millénaire, au contact à l’est avec le monde chinois ancien et à l’ouest avec l’empire romain finissant. L’âme russe disséquée ici forge les réflexes actuels de Moscou où gouvernent les descendants des tsars et les héritiers désignés d’une Union soviétique qui s’est sabordée il y a 30 ans.
Avoir oublié l’histoire de l’Europe centrale et orientale et confié le destin de la stabilité et de la sécurité du continent eurasiatique aux extra-Européens d’une alliance atlantique qui a survécu au pacte de Varsovie qu’elle avait su contenir sans guerre ouverte est une bévue. Leurs intérêts stratégiques de puissances maritimes extérieures ne recouvrent pas ceux des pays européens continentaux. L’Ukraine existe en 2022 comme nation héroïque qui a su se rendre maîtresse de son destin. Elle ne doit être soutenue contre l’agression qu’elle subit que pour autant qu’elle respecte à son tour les populations qui la composent. Ce n’est pas le cas.
Car au point de départ de cette guerre, il y a le fait que les Ukrainiens de l’ouest de culture polono-européenne n’ont pas voulu prendre en considération les spécificités des Ukrainiens de l’est d’origine et de culture grand-russes et qu’ils ont entrepris de les soumettre en les bombardant depuis quatre ans. De même les atlantistes extra européens, sûrs d’eux, n’ont pas pris en considération les intérêts de sécurité de la Russie, héritière désignée par eux de l’URSS, et ont grignoté en cinq vagues d’élargissement de l’Otan l’espace contigu des frontières russes malgré les engagements pris et les avertissements donnés. Compte tenu de ce que nous dit Zalevski en 1920, on peut voir que la réponse de Moscou en 2022 est la marque brutale du réveil de cette âme russe que nous avions perdu l’habitude d’étudier et de respecter.
Au lieu d’exposer la Russie en 1991 à une révolution capitaliste débridée qu’elle a subi comme une déchéance et non comme une libération du joug soviétique, et contre laquelle elle a fini par se révolter, nous devions négocier un partenariat mutuellement avantageux avec Moscou dès 1995 dans l’esprit de l‘OSCE et l’accueillir dans la sphère européenne pour lui permettre de se transformer, de se moderniser et de s’arrimer au continent européen. Au lieu de quoi, elle cherche aujourd’hui une réassurance dans la sphère asiatique auprès de Pékin et New-Dehli. Et l’Europe est coincée par la rivalité américano-chinoise et la fracture ukrainienne.
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Pour solder cette impasse, vu du stratégiste, il n’y a qu’une seule solution, suspendre les combats immédiatement, partager gains et pertes, permettre officiellement aux Ukrainiens de l’Ouest de se neutraliser pour rejoindre l’Europe et aux Ukrainiens de l’Est, du Donbass à la Crimée, d’intégrer une Russie enfin rassurée et devenue capable de se réformer. Et puis rétablir la distribution vers l’Ouest du gaz naturel russe sous contrôle européen pour financer la reconstruction concertée des deux parties de l’Ukraine si abimées par la guerre. Le monde entier, aujourd’hui sceptique et inquiet, serait soulagé que la France dans l’Europe et l’Europe dans le monde adoptent courageusement cette sage posture. Mais entend-on le stratégiste ?
Jean Dufourcq
[1] Le piège ukrainien janvier 2023 https://youtu.be/KEzmzBc2Rpo
Excellente conclusion, d’une évidente logique et d’une parfaite énonciation. Depuis 11 mois, toujours valable… malheureusement pour l’Europe (de l’Atlantique à l’Oural évidemment), toujours moins probable.