Gérard Araud, ancien ambassadeur en Israël, aux Nations-Unies et aux États-Unis, tient depuis sa retraite une position visible dans le débat sur les relations internationales. Outre ses interventions médiatiques nombreuses, il publie régulièrement des ouvrages d’analyse. Martine Cuttier, fidèle lectrice, nous rend compte de son dernier opus. Merci à elle. LV.
Gérard Araud appartient à la catégorie des grands ambassadeurs comme la France en a connu dont on peut se demander si elle en comptera encore suite à la réforme visant à uniformiser la haute fonction publique. Le remplacement de l’ENA par l’INSP[1] et le décret du 17 avril 2022 mettant fin aux deux grands corps de la diplomatie ont pour but de recruter des administrateurs généraux de l’État aptes à occuper les postes de la haute fonction publique. Elle veut supprimer les grands corps au profit de hauts fonctionnaires interchangeables au nom de la mobilité[2]. Or la diplomatie est un vrai métier comme l’auteur l’a montré dans un précédent livre où il retrace Trente-sept ans au Quai d’Orsay. Prenons un exemple. Celui qui s’intéresse à l’Afrique aura observé que lors du voyage du président Macron au Kenya, en mars 2019, son homologue l’a salué selon les règles en usage entre chefs d’État puis il s’est tourné vers l’ambassadeur et s’est mis à lui parler longuement… dans sa langue, en swahili. Un ambassadeur, ex préfet du Tarn aurait il eu la connaissance des us et coutumes voire de la langue du Kenya ?
L’idée générale de l’ouvrage se résume dans son sous-titre. Suite à la situation créée par l’attaque russe de l’Ukraine, le 24 février 2022[3] qui relance la rivalité entre États (mais avait-elle réellement cessé depuis 1945 ?), l’auteur veut montrer comment nos ancêtres ont géré un système comparable afin d’« en tirer des leçons pour parvenir à stabiliser le monde en train d’apparaître sous nos yeux. » (p 14). Bien que l’histoire ne se répète jamais, mais riche de quarante ans d’action diplomatique, il montre les constantes à l’œuvre dans le temps long des relations internationales : les ambitions, les peurs, les réactions qui traduisent la réalité des rivalités interétatiques citant Thucydide pour évoquer les trois raisons expliquant l’action des États : la peur, l’intérêt et l’honneur. Il rappelle que la politique étrangère est conçue et mise en œuvre par des hommes en vertu de l’intérêt national en établissant des rapports de force et en recourant aux instruments de la puissance. Face au renouveau de la politique de puissance ( p 15), il ambitionne de « nourrir le réarmement intellectuel de l’opinion publique française » alors qu’un nouvel ordre s’affirme en s’appuyant sur neuf exemples relevant de l’histoire nationale. Nous retiendrons ceux qui se réfèrent de près ou de loin à la situation en Ukraine.
Le premier concerne la fin de la guerre de succession d’Espagne (1701-1713) mise en parallèle avec le conflit israélo-palestinien ouvert depuis 1948 car dans les deux cas, les ennemis ont tardé et ne savent pas mettre fin à leur conflit. La paix d’Amiens signée en 1802 est un compromis entre des intérêts complexes et divergents ne résolvant pas toutes les contradictions qui renvoie au Brexit. L’accord de décembre 2020 conclu à la dernière minute par l’UE et le Royaume-Uni ne couvre qu’une partie des relations futures sans fonder une relation nouvelle entre les deux signataires, faute d’un traité satisfaisant qui, de surcroît, bute sur un point de désaccord (l’Irlande du nord en 2020, Malte, en 1802). Un autre cas illustre la nécessité de fonder la paix sur un accord respectant les intérêts des deux parties, il s’agit de l’effondrement du bloc de l’Est et du démantèlement de l’URSS. Faute d’avoir tenu compte des objections du vaincu, une fois sa puissance rétablie, la Russie a utilisé la force pour retrouver son rang, elle est entrée en Crimée et au Donbass en 2014 et en Ukraine en 2022. L’Occident victorieux a élargi la géographie de l’OTAN et l’UE sans définir au préalable d’architecture de sécurité en Europe. Car cela allait à l’encontre des intérêts américains qui ont le dernier mot dans le processus décisionnel allié.
Suit la dépêche d’Ems de juillet 1870 et l’état des opinions publiques influencés par les réseaux sociaux quand les passions aveuglent jusqu’à pousser les États démocratiques à infliger des sanctions à la Russie faute d’avoir les moyens militaires et la volonté d’y recourir directement. L’Entente cordiale de 1904, quand la politique étrangère se résume à la victoire de la force des choses, s’apparente à la position des États-Unis après et depuis 1945 en Europe et actuellement en Ukraine où ils défendent leurs alliés dans le strict cadre de l’OTAN dans la mesure où leurs intérêts essentiels n’y sont pas en jeu. La Première Guerre mondiale montre qu’une alliance peut devenir une fin en soi comme semble l’être l’Alliance atlantique qui n’a pas de raison à devenir le canal d’une éventuelle coopération américano-européenne face à Pékin. Par le traité de Versailles de juin 1919, la relation avec l’Allemagne devient la politique étrangère nationale, ce qui perdure jusqu’à nos jours dans un cadre apaisé permettant de gérer les rivalités et les désaccords alors que la France s’efface. L’auteur achève par l’expédition de Suez et l’intervention de la France au Sahel pour les limites du recours aux armes et enfin l’invasion de l’Irak en 2003 quand le droit ne peut rien face à la puissance.
Dans le huitième exemple, celui de Suez, l’analyse des relations entre le pouvoir politique et l’Armée, sujet classique de la sociologie et de l’histoire militaires, mérite l’attention. L’auteur s’appuie sur ses observations lorsqu’il était conseiller diplomatique au cabinet du ministre de la Défense de 1993 à 1995 alors que la France intervenait en ex Yougoslavie (p 261) L’état-major refrénait les velléités d’intervention du pouvoir civil en mettant en avant le risque de morts dans les rangs français. De même, il disposait d’informations dont il pouvait jouer en fonction de ses propres fins. Car bien que subordonné au respect des instructions du pouvoir civil, il menait sa propre politique ancrée dans les traditions, la technique, l’histoire. A moins que le chef des Armées s’impose, ce que fit le président Chirac. Tout est question du poids du pouvoir politique dans l’opinion. Ainsi à Suez, l’auteur considère que « l’état-major sacrifia, sans états d’âme, la présence française dans le monde arabe pour un succès qui aurait affaibli l’insurrection en Algérie. » (p 262). Comparant avec le Mali, il conclut (comme d’ailleurs le colonel Michel Goya) que la guerre était sans issue et que faute de s’en être tenue à une opération coup de poing, l’armée s’est embourbée. L’historien désireux de saisir le processus décisionnel au plus haut sommet de l’État qui engage la force armée au nom de la nation aurait aimé lire quelques considérations sur le poids de l’état-major voire l’influence du chef de l’état-major particulier du président dans la prise de décision de l’intervention (l’opération Serval), sur la façon dont le pouvoir civil en la personne du directeur de cabinet du ministre prenait la main jusque dans la conduite des opérations lors de l’ouverture du théâtre malien. L’auteur n’évoque pas non plus la démission tonitruante du CEMA, le général Pierre de Villiers alors que l’arbitrage présidentiel revenait sur les crédits alloués aux Armées.
Un livre passionnant.
Martine Cuttier
Gérard Araud, Histoires diplomatiques, leçons d’hier pour le monde d’aujourd’hui, Grasset, 2022. lien ici
[1] Réforme en trompe l’œil où l’on change tout pour que tout reste comme avant.
[2] Si l’on regarde de près le fonctionnement de la haute administration, il s’avère que la mobilité existe depuis des décennies, ainsi un préfet peut devenir ambassadeur et inversement. Chacun retournant ensuite dans son corps d’origine dont il était détaché. La mobilité permet de nommer des ambassadeurs au tour extérieur, « le fait du prince » comme lorsque Jean-Christophe Ruffin fut propulsé au poste d’ambassadeur du Sénégal en 2007 dont on connaît l’issue. De même, il existe des passerelles. Ainsi un officier peut intégrer le corps préfectoral et y poursuivre une carrière civile. Le corps préfectoral n’a pas refusé la réforme au nom de l’obéissance mais l’a accompagnée et est parvenu à la faire modifier pour en limiter les effets pervers, entre autre le risque de réduire l’occupant d’un poste préfectoral à la précarité à l’issue d’une mutation. Parmi les objectifs mis en avant par la réforme, il y avait celui d’éviter l’entre soi et celui de faire émerger des profils ; mais piocher dans le vivier des administrateurs généraux l’évitera-t-il et le permettra-t-il ? Rappelons que cette réforme a été conçue par un cabinet de conseil anglo-saxon.
[3] Il faut espérer que dans l’esprit de l’ambassadeur, la guerre en Ukraine n’a pas commencé en 2022 mais en 2014.