Trois semaines après le précédent point de situation, force est de constater l’échec de la contre-offensive ukrainienne. Les minuscules progrès dans le sud ne cachent pas cette dure réalité.
Déroulé des opérations
Quelques opérations dans la profondeur (drones etc.) de la part des deux parties sans effet significatif.
Secteur de Kherson : les Ukrainiens ont lancé quelques coups de sonde sur les îles du sud du fleuve, sans portée significative.
Secteur sud : Pas de changement sur le tronçon ouest de Kamianske, les Ukrainiens semblent cesser leur effort dans la zone. Tronçon d’Orikhiv : Progression intéressante des Ukrainiens à l’est de Robotyne, sans que la localité n’ait été prise au bout de quatre semaines. Tronçon de Grand Novosilka, prise ukrainienne d’Urozhaine, premier village repris en quatre semaines. Tronçon de Vouhledar : rien à signaler.
Secteur centre, tronçon Donetsk : sans changement à Marinka et Avdiivka. Tronçon de Bakhmout : Klichkivka demeure russe avec quelques reprises localisées : les Ukrainiens ont abandonné tout effort dans la zone qui était présentée par certains, au début de l’été, comme de valeur stratégique. Pas de changement sur le reste du secteur de Bakhmout.
Secteur nord, tronçon de Kreminna : pas de changement notable. Tronçon de Svatove : les Russes ont maintenu leur tête de pont par-delà la Zherebets à hauteur de Karmazynivka. Tronçon de Koupiansk : depuis le 10 août, poussée russe sur le secteur de Koupiansk avec prise d’un peu de terrain, pression actuelle sur Synkivka, avant-poste de Koupiansk.
Analyse militaire
Tout ne dépend bien sûr pas des conquêtes territoriales. Mais à un moment, elles comptent dans la mesure où l’on peut les observer de l’extérieur, sachant que le chiffre des pertes en hommes ou en matériel reste beaucoup plus difficile à évaluer. Si j’en crois Poulet volant (https://twitter.com/Pouletvolant3/status/1692830703354872215) qui a eu la gentillesse de dresser la synthèse cartographique des gains des Ukrainiens et des Russes depuis le lancement de la contre-offensive, le 4 juin (synthèse du 18 août 2023), j’observe que les Ukrainiens ont conquis 333,25 km² et les Russes 185,7 km², soit un gain net de 147,55 km². Alors qu’on nous avait annoncé tout le printemps qu’il s’agissait de libérer les territoires, à tout le moins de percer puis de réduire le dispositif russe, il y a donc loin de la coupe aux lèvres.
Entre le 4 juin et le 18 août, il y a 76 jours. Ainsi, les Ukrainiens ont gagné 4,38 km² par jour, les Russes 2, 43. Autrement dit, ce ne sont pas aujourd’hui les prises territoriales qui démontrent un succès.
Reste alors l’autre objectif affiché : celui d’épuiser les défenses russes de façon à provoquer un effondrement localisé qui permette de percer et d’exploiter. Ce discours est promu depuis l’échec initial de la première phase de la contre-offensive, en juin. En cette fin août, on peut douter de son atteinte.
D’une part, les Ukrainiens n’ont pas encore atteint la première ligne de défense russe. Quand j’étais capitaine et que je commandais un escadron de chars, juste après la guerre froide, nous nous exercions toujours contre un « ennemi générique » qui ressemblait furieusement à celui d’avant 1990 ; invariablement, les thèmes d’exercice prévoyaient une poussée massive de l’ennemi qui entrait peu à peu dans notre dispositif et qu’il fallait freiner. Freiner est un terme de mission très commun, très connu, distinct de la défense ferme. Je constate que dans le secteur méridional, les Russes ont alterné sur leur ligne de défense avancée (qui n’est pas, rappelons-le, leur première ligne de défense) défense ferme et freinage dur pour ne céder que très graduellement leurs premières positions, au prix d’une usure certaine de l’attaquant. Ainsi Robotyne, village de 480 habitants avant la guerre, est-il actuellement contourné à l’est par les Ukrainiens afin de justement venir au contact de la première ligne de défense russe (Robotyne n’est toujours pas investi). Ainsi Urozhaine n’a été pris qu’au bout de quatre semaines. Ce sont de maigres succès ukrainiens sur le terrain, mais à quel prix ?
Il semble également que les quelques progrès ukrainiens ont été obtenus avec des pertes assez conséquentes, en matériel et en hommes. Cela ne surprendra guère les lecteurs de ce fil, les défenseurs étant logiquement dans une position avantageuse par rapport aux agresseurs, comme nous l’avons vu à Bakhmout. Ce qui était à l’époque à l’avantage des Ukrainiens l’est aujourd’hui à celui des Russes. Ainsi, il semble bien que les Ukrainiens ont désormais engagé leurs réserves, puisque des unités du Xe Corps seraient actives depuis une dizaine de jours dans les deux secteurs d’Orikhiv et de Grand Novosilka. Si cela était confirmé, cela serait inquiétant car les Ukrainiens ne disposeraient plus de grand-chose pour peser sur la ligne de défense russe. Par ailleurs, il ne semble pas que les Russes aient engagé leurs propres réserves. Cela étonne d’ailleurs beaucoup car il semble que ls unités de premier échelon soient laissées au contact sans relève. Il y a là une usure probable qui laisse entrevoir quelques opportunités pour les Ukrainiens. Malgré tout, les Russes semblent encore avoir leurs réserves disponibles sur le front sud.
Observons enfin l’arrêt des opérations annexes. Ainsi sur le secteur est. Au sud de Bakhmout notamment, Klishivka devait logiquement tomber, étant surplombée par les unités ukrainiennes et les entrées du village ayant été investies. Trois semaines plus tard, force est de constater le retrait des premières unités ukrainiennes et quelques contre-attaques russes au sud du village. Cela suggère que Kiev n’est plus en mesure de soutenir l’effort dans le secteur. Une hypothèse serait que la pression russe au nord, entre Svatove et Koupiansk, ait obligé le général Zaloujny à dégarnir son offensive au sud de Bakhmout pour renforcer ses positions au nord.
Il reste désormais à observer ce qui va se passer sur ce front nord. Beaucoup de rumeurs s’entendent sur une prochaine offensive russe dans la zone. Jusqu’à présent, les Russes réussissent à percer ici ou là telle position avancée des Ukrainiens, à avancer de 2 ou 3 kilomètres mais à ne pas pouvoir exploiter, les Ukrainiens se rétablissant très vite sans perdre beaucoup de terrain. Je resterai donc dubitatif quant à cette grande « offensive », les Russes n’ayant pas depuis le début de la guerre montré de grandes qualités en ce domaine.
Résumons : la contre-offensive ukrainienne semble avoir échoué. Le front montre une stabilité globale depuis deux mois et demi, nonobstant quelques modifications pour l’instant mineures, ici à l’avantage des Ukrainiens, là à celui des Russes, sans que cela ne change la physionomie générale.
Enfin, sur la dimension logistique, la situation paraît peu encourageante pour les Ukrainiens : ils ont consommé une partie du matériel occidental qui avait été fourni (j’ai vu des chiffres parlant de 50 % de Bradley détruits) et leur consommation de munition d’artillerie demeure une difficulté récurrente. La seule annonce récente est celle de F16 qui n’entreront pas en action avant plusieurs mois. Européens et Américains paraissent avoir épuisé leurs stocks de matériel lourd à transférer à l’Ukraine. De l’autre côté, les Russes semblent être passés en économie de guerre avec augmentation des lignes de production et spécialisation. Ils réussiraient ainsi à produire aujourd’hui plus de matériel lourd (chars et VCI) qu’ils n’en perdent sur le front (ce qui ne résout pas bien sûr la question des équipages perdus). Je vais inventer (ou plutôt retrouver car ça a surement déjà été trouvé par un de nos anciens), le RAPLOG penche maintenant nettement en faveur des Russes.
Je ne vois aujourd’hui pas de chemin d’une victoire ukrainienne.
Analyse politique
Des indices de plus en plus bruyants se font entendre qui montrent que les alliés occidentaux de l’Ukraine ne croient pas non plus au succès de la contre-offensive. Les discussions tournent désormais autour de « à qui la faute ? » (blame game en anglais). Pas assez de matériel ? venu trop tard ? Pas assez de formation ? (sous-entendu : c’est la faute aux Occidentaux) persistance d’une culture stratégique inadaptée aux matériels occidentaux ? dissensions entre niveau politique et niveau militaire ? (sous-entendu : c’est la faute aux Ukrainiens). Convenons que tout ceci manque d’élégance et surtout ne sert pas à grand-chose.
Un autre débat émerge, celui de l’après. Il a des tournures différentes, est très actif aux Etats-Unis (visiblement, les commentateurs français ne lisent pas la presse américaine, si j’en juge par certains commentaires). Un Secrétaire général adjoint de l’Otan parle de concessions, le débat est ouvert en Allemagne, même les Britanniques n’y croient plus et se font soudainement silencieux. Au cœur de l’été, l’ancien président Sarkozy parle de négociations. Si l’on laisse de côté le messager et les détails du message, observons simplement qu’en parlant, il a ouvert le débat en France afin de l’aligner sur ce qui se passe à l’étranger.
Ultima ratio regum, était-il gravé sur les canons du roi. A la fin, le canon l’emporte sur le droit. Je sais bien que cette règle ancienne avait disparu de nos consciences européennes qui croyaient à une fin définitive de l’histoire. Ainsi faut-il comprendre avec bienveillance l’émotion de certains qui voient disparaître cette illusion. Force est de constater que ce qui se passe aux confins de l’Ukraine obéit à cette vieille loi.
Que peut-il dès lors se passer ?
Je crains que le temps des négociations n’est pas venu. Plus exactement, il est passé. Il y avait une opportunité à la fin du printemps dernier, à la suite de l’échec de l’offensive initiale russe. Les Russes auraient pu composer alors. Une autre possibilité, plus difficile à mettre en œuvre mais possible, aurait pu se dérouler à l’automne 2022, quand les Ukrainiens avaient repris la rive droite du Dniepr et celle de l’Oskil (cela étant, Poutine venait d’annoncer l’annexion des quatre oblasts et la mobilisation partielle : il aurait été difficile de trouver un chemin, mais pas impossible).
Aujourd’hui, Poutine peut avoir l’impression qu’il a passé le plus dur et le gros de ses revers. Il a obtenu un petit succès (Bakhmout) et a résisté à la contre-offensive ukrainienne. Il peut juger que c’est lui qui mène une attrition sur les forces ukrainiennes et que celles-ci ne pourront pas tenir sur l’ensemble du front ; que donc il peut poursuivre sa stratégie de grignotage sachant que le temps politique est globalement en sa faveur, d’autant qu’il est passé en économie de guerre et que son économie a surmonté le choc des sanctions.
Surtout, Poutine peut considérer qu’il doit maintenir la guerre pour empêcher tout rapprochement durable de l’Ukraine avec l’Europe et l’Otan. Dès lors, quelles seraient ses incitations à négocier ?
Les hypothèses sont donc :
- Poursuite active de la guerre, les deux belligérants imaginant pouvoir obtenir des succès localisés voire plus significatifs ;
- Conflit gelé sans armistice ;
- Déclaration unilatérale de l’Ukraine optant pour un scénario à la RFA : un Etat indépendant pouvant rejoindre toutes les organisations internationales (Otan, UE) sans reconnaissance de la division du pays (Donbass, Crimée) mais en garantissant à ses nouveaux alliés que sa situation stratégique ne les entraînera pas dans la guerre.
Vous observerez que je ne présente plus le scénario coréen qui suppose un armistice. Donc des négociations. Un conflit gelé n’est pas à proprement parler un scénario coréen.
A la semaine prochaine.
OK
Ceci est la plus remarquable synthèse de la situation du conflit en Ukraine qu’on puisse trouver.
Tous les thèmes y sont évoqués dont l’ignorance des médias français concernant les débats américains bien plus nuancés et complexes. Honteux de l’ét