Pour aller au-delà des considérations de terrain sur la guerre de Soukkot (Gaza), nous tenterons de déterminer tout d’abord les buts de guerre de chaque partie, avant de nous interroger sur ce que dit cette guerre, étape supplémentaire d’une re-primitivisation du fait guerrier contemporain.
Plus de trois semaines après l’agression du Hamas contre Israël, le 7 octobre dernier, il est temps de réfléchir stratégiquement à ce qui s’est passé. Nous avons publié chaque semaine quelques billets d’analyse de cette guerre de Soukkot (billets n°1, n°2, n°3, en libre lecture), il s’agit désormais de dégager une analyse de plus large vue. Nous tenterons de déterminer tout d’abord les buts de guerre de chaque partie, avant de nous interroger sur ce que dit cette guerre, étape supplémentaire d’une re-primiti-visation du fait guerrier contemporain.
Ziel et Zweck
Ces deux mots allemands sont connus des amateurs de stratégie car ils viennent de Clausewitz. Ces catégories permettent souvent d’analyser un conflit, ainsi que nous le fîmes dans La Vigie, face à l’EI (LV 31) ou l’Ukraine (LV 187) ou d’une façon plus générale (LV 193). Le Ziel désigne les buts dans la guerre : ils sont plutôt militaires. Le Zweck désigne le but de la guerre, ce pour quoi on la fait : il est plutôt politique. Distinguer les deux permet de comprendre la nature toujours duale de la guerre, à la fois violence et politique.
Buts de guerre israéliens
Le Ziel israélien est multiple et contradictoire. Il faut en effet que l’opération militaire obtienne simultanément une vengeance, la destruction du Hamas et la récupération des otages. Conquérir telle portion de la bande de Gaza, fermer tel tunnel, détruire tel lieu de stockage d’armements ne sont que des éléments tactiques qui concourent à ces trois buts de guerre, dont l’un est militaire, le deuxième partiellement, le dernier appartenant plus au domaine de l’émotion publique. En effet, le traumatisme vécu par la population israélienne est tel qu’il faut que l’opération militaire, quels que soient les objectifs affichés, mette en œuvre aussi une vengeance de l’agression subie.
Le Zweck israélien semble articulé en deux parties : tout d’abord restaurer la crédibilité d’Israël, dûment entamée par la réussite de l’agression palestinienne. C’est un objectif de relativement court terme. Mais il faut aussi, dans un deuxième temps et à plus long terme, remettre la question palestinienne au second plan des préoccupations locales et régionales.
Buts de guerre palestiniens
Le Ziel du Hamas est lui aussi triple, même si le premier a été obtenu le 7 octobre : il s’agit de frapper, puis de durer (face à la riposte israélienne), enfin de gagner la bataille de l’émotion. Le Zweck cherche à ce que la question palestinienne reste au premier plan et à forcer une négociation.
Certains rétorqueront que « on ne négocie pas avec les terroristes » surtout que le Hamas « appelle à la destruction d’Israël ». Faut-il rappeler qu’au cours des années 1970 et 1980, l’OLP était aussi une organisation terroriste et appelait également à la disparition d’Israël ? Et pourtant, il y eut négociations et processus de paix. On ne peut appeler à la reprise d’un processus de paix sans sous-entendre qu’il faudra, d’une manière ou d’une autre, négocier avec le Hamas. On a d’ailleurs commencé puisque déjà, quelques otages ont été libérés, à la suite bien sûr de négociations.
Loi du talion
Revenons pourtant à cette notion de vengeance. Elle dépend d’une certaine façon de la loi du talion : œil pour œil, dent pour dent. Elle est aujourd’hui considérée comme barbare mais à l’époque antique, elle constituait cependant un progrès : en effet, il s’agissait de limiter les représailles à conduire pour réparer l’agression. Or, cette loi du talion paraît à beaucoup de nos contemporains comme particulièrement dépassée : c’est que nous avons été éduqués, directement ou indirectement, dans une optique chrétienne qui nous a enseigné à justement dépasser cette loi du talion : « si on te frappe sur la joue droite, tend la joue gauche » ; ne pardonne pas « sept fois mais soixante-dix fois sept fois ».
Or, cet arrière-plan chrétien n’est précisément pas celui des deux acteurs, puisque la culture juive comme la culture musulmane reconnaissent justement la primauté de la loi du talion. Et donc la nécessité d’effectuer d’abord des représailles. La seule issue à la guerre devient alors la domination de l’ennemi, son assujettissement.
Civils et militaires
Cette loi du talion prime une autre dimension, celle de la non-distinction, chez l’ennemi, entre le civil et le militaire.
La chose est évidente pour le Hamas dont l’agression terroriste a clairement pris les civils pour cible, que ce soit pour les tuer ou les prendre en otages. Mais cette pratique existe aussi en mode défensif, les civils étant clairement pris comme des boucliers humains, à la fois pour gêner la riposte israélienne et pour gagner la bataille de l’opinion qui elle, globalement, fait la distinction entre civils et militaires. Mais cette dimension n’est pas très éloignée chez Israël qui se tortille pour expliquer qu’elle ne vise pas spécifiquement des civils, alors même que de nombreux responsables politiques tiennent un discours de déshumanisation de l’ennemi (que l’on pense à l’expression d’animaux humains prononcée par un actuel ministre israélien).
Re-primitivisation de la guerre
Cette perception de l’ennemi renvoie, au-delà de la loi du talion, à des approches primitives de la guerre dont nous voyons les traits dans de multiples conflits.
Dans le monde primitif, la guerre n’est pas contrôlée, elle est violence pure. Les premières civilisations tentent de mettre au point de premiers contrôles : que l’on pense à la trêve olympique des Grecs ou au mécanisme de l’indutia – la trêve – chez les Romains (ici).
Mais c’est à partir du Moyen-âge qu’un grand mouvement de contrôle de la guerre se met en place : la première Paix de Dieu est instaurée à la fin du Xe siècle, poursuivie par les différentes démarches de trêve de Dieu, promues notamment par les Clunisiens, qui organisent une suspension de l’activité guerrière durant certains périodes de l’année.
Guerre juste
Ce mouvement se mène en parallèle d’un profond mouvement pour définir la guerre juste. Si la notion s’observe ailleurs (cf. le traité hindou du Mahabharata des premiers siècles avant J.-C.), elle se trouve chez les auteurs romains à partir de Cicéron. Au début, une seule des deux parties doit prétendre à une « juste raison ». Peu à peu, il faut que les deux parties y obéissent. Alors que Cicéron exige que la guerre soit menée loyalement, sans ruse ni perfidie, ses successeurs chrétiens développent la notion, à partir de Saint Augustin et Saint Thomas d’Aquin qui définit des critères : la guerre doit être menée par une puissance publique, la cause doit être juste (concept qui souleva le plus de discussions), enfin l’intention doit être droite (en vue du bien commun).
De là viennent les distinctions classiques de jus ad bellum, jus in bello, jus post bellum qui organisent encore le droit international humanitaire contemporain (DIH) (LV 191).
Suites contemporaines
Avec les Lumières (Grotius) cette perspective connaît de nouveaux développements : c’est la mise en place d’organisations humanitaires dès le XIXe siècle avec la fondation de la Croix-Rouge en 1863 (le CICR a reçu trois fois le prix Nobel de la paix). De là viennent toutes les organisations d’aide humanitaire, publiques (dépendant de l’Onu ou de l’UE) ou privées avec les ONG humanitaires.
Le droit s’empare de ces questions avec la première convention de Genève, signée en 1864, suivi des conventions de Genève de 1949 et des protocoles additionnels de 1977 pour le jus in bello. Le jus ad bellum est encadré par la charte des Nations-Unies et n’autorise la guerre que dans le cas de légitime défense. Enfin, si les origines datent du XIXe siècle (Cour d’arbitrage de de La Haye en 1899, protocole de Genève bannissant les armes biologiques et chimiques en 1925), la Guerre froide met en place tout un système de contrôle des armements : AIEA en 1957, TNP en 1968, ABM en 1972, Traités Salt (1972 et 1979), FNI de 1987, traités régionaux (Tlatelolco, Rarotonga), FCE (1990), convention sur les mines AP (1997), Start (1991, 2002, 2010).
Détricotage du droit de la guerre
Rappeler tous ces traités n’est pas si éloigné de ce que nous observons à Gaza. En effet, le terrorisme qu’a utilisé le Hamas (après celui d’Al Qaida et de l’État Islamique) n’est pas simplement un mode d’action, comme nous le répétons ici. Il est aussi le signe d’un abaissement des barrières de la guerre. Le terrorisme, utilisé par des acteurs politiques pour contourner une dissymétrie flagrante, participe aussi d’un mouvement plus général de remise en cause des conventions de la guerre. Observons ainsi que de multiples traités de désarmement ont été rompus ces dernières années : ABM (retrait américain en 2002), FCE (suspension russe en 2007), FNI (retrait américain en 2019).
Simultanément, le retour à des guerres conventionnelles se constate : guerre d’Ukraine, guerre du Tigré, guerre du Yémen, guerre du Soudan, guerre d’Arménie. La guerre redevient une option et dans cette guerre, le civil est une cible.
La guerre de Soukkot n’est donc qu’un élément du retour général à une certaine pratique primitive de la guerre, à une reprimitivisation de celle-ci. Avec elle, les populations deviennent un objectif. Il ne s’agit pas simplement de faire la guerre au milieu des populations, mais désormais contre les populations. Triste perspective.
JOVPN
Pour lire l’autre article du LV 228, Papier d’Arménie, cliquez ici
Les buts politiques d’Israël ont été exposés: la disparition du Hamas, c’est-à-dire la suppression du pouvoir militaire islamiste actuellement en charge à Gaza.
Contrairement à ce que supposaient les autorités israéliennes, celui-ci était en mesure de mener des opérations militaires efficaces en Israël même, en allant jusqu’à ce que la résistance palestinienne était considérée avoir abandonné: l’attaque militarisée et revendiquée contre des civils. Cette supposition (erronée) durait depuis 2014 quand l’armée israélienne s’était retirée de la bande de Gaza en y laissant le Hamas gouverner.
Il faut bien voir que cela va au-delà du « terrorisme » habituel, généralement organisée de manière « seconde », soit de la part de civils arabes manipulés (attaques au couteau ou manifestations pseudo spontanées) soit de la part de sous groupes armés dont on pouvait justifier de l’indépendance au moment des faits, soit sous la forme d’attaques de roquettes spectaculaires, mais peu gênantes en fait.
On a là une attaque assumée, filmée et revendiquée: l’armée du Hamas tue des civils et les torture avant. Il faut noter aussi que des attaques « régulières » contre des militaires ont également eu lieu, mais elles n’ont pas été jugées suffisantes pour que l’attaque ait l’impact souhaité. Car le but de guerre du Hamas est celui de tout acte irrémédiable et impardonnable de ce type: creuser un fossé infranchissable entre les camps et forcer les parties à se radicaliser, y compris, du fait de la réaction violente attendue, dans les opinions mondiales dont on attend qu’elles favorisent le but politique affiché par ailleurs depuis longtemps: l’entrée en guerre de puissances musulmanes et pour finir la destruction d’Israël.
Le meurtre de civils est donc délibéré et se trouve anticiper une « vengeance » qu’on attend en retour. La guerre en dentelles…
Le but politique israélien est donc de détruire la souveraineté du Hamas et d’organiser autrement la gouvernance de la bande de Gaza. Il pourrait être obtenu par des moyens variés, y compris par l’échange des otages contre le départ des dirigeants Hamas de la bande de Gaza (une idée comme une autre) ou même par la demande à l’Egypte d’administrer la bande de Gaza, éventuellement agrandie (encore une autre idée).
Les choses se situent maintenant à ce niveau. Paradoxalement, le renforcement correspondant de l’autorité du Fatah, qui pourrait à son avantage être débarrassé de son pire ennemi, pourrait bien séduire certains.
Mais d’abord les buts de guerre, qui consistent à affaiblir militairement le Hamas dans la bande de Gaza, qui devrait être découpée en morceaux investis séparément. Cela peut durer un certain temps, et là encore paradoxalement rendre un immense service à la Russie qui se trouverait aussi débarrassé d’un grand poids avec l’abandon progressif inéluctable de l’aide américaine à l’Ukraine.
Doit-on voir dans les intérêts conjoints de la Russie et de l’Iran une explication de l’ampleur de l’attaque du Hamas, comme l’Ukraine, entrainé dans une guerre par proxy destructrice au nom d’intérêts supérieurs ? La réponse du berger russe à la bergère américaine …